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28/12/2008

Albanie nostalgie

 

Albanie impressions et nostalgie

 

Le récit que je vais vous faire , consiste en un certain nombre de flashes et de sensations qui ont été les miens après trois années passées dans ce pays , entre 1999 et 2002. Ma perception des choses peut être plus ou moins erronée,voire partiale. Il est en effet sur un sujet aussi vaste , très difficile d'appréhender la situation en faisant abstraction de sa propre perception. D'ailleurs y a-t-il qu'une seule réalité?

 

Comme pour beaucoup de Français , l'Albanie représentait pour moi un pays très mystérieux dont on ne savait rien, et ce mystère m'a toujours attiré. C'est entre autre ce qui m'a conduit à me porter candidat pour aller y travailler.

 

Ce mystère était entretenu du fait de la conjonction d'une multitude de facteurs. Ma curiosité avait en outre été avivée par une discussion avec un pilote un peu avant mon arrivée à Tirana. Vers les années 1980 alors qu'il convoyait un avion vers la Grèce, survolant la mer Adriatique, il regardait très intrigué vers la gauche, car sa carte ne mentionnait qu'une vaste zone grise. De quoi laisser libre cours à tous les fantasmes.

 

L'Albanie représentait à mes yeux un pays du sud couvert de grandes montagnes désertes et hostiles avec la mer bleue en toile de fond comme en Grèce. Ce en quoi je ne m'étais pas trompé. L'hiver la montagne enneigée tombe dans la mer ionienne , et oui, l'Albanie, baignée par deux mers, l'Adriatique et l'Ionienne, ne s'étend que sur 28000 kilomètres carrés. L'Albanie, à l'image de ses habitants, n'a pas de complexe et s'affiche à l'image des grands. Sa population est de l'ordre de trois millions d'habitants, si proches et si différents d'un bout à l'autre du pays. Pays de bandits depuis la plus haute antiquité, où déjà à l'époque de la splendeur de l'Empire Ottoman les militaires turcs craignaient d'être affectés. Certaines des vallées du nord sont restées catholiques, car les sultans toujours pragmatiques, connaissaient le prix à payer pour réduire quelques tribus prêtes à tout pour garder leur indépendance. On se croirait presque en Gaule au temps d' Astérix et Obélix.

 

L'Albanie évoquait aussi pour moi un pays qui après un régime communiste particulièrement dur, venait de s'ouvrir au monde extérieur et dans lequel tout restait à faire. Enver Hoja avait poussé le culte de la personnalité très loin mais peut-être pas plus loin qu'un Staline ou un Ceausescu. Entre parenthèse , concernant ces deux personnages , je conseille les livres suivants:Béria vie et mort du chef de la police secrète soviétique de Thaddeus Wittlin (Elsevier Séquoia) et Horizons rouges dans les coulisses de la maison Ceausescu par l'ancien chef des services secrets roumains, le Général Ion Pacepa (presse pocket). Revenons à nos moutons!!! Là je débarquai avec ma formation et mes idées cartésiennes dans un monde bien différent de ce que je connaissais.

 

L'Albanie, c'est tout d'abord ce peuple marqué par cinquante ans d'un système aberrant et monstrueux, où la terreur et la délation s'étaient insinuées jusque dans la cellule familiale. Plus personne n'osait parler même à ses proches. La littérature albanaise actuelle est très fortement focalisée sur la narration de ce passé douloureux, à la manière d'un patient en séance de psychothérapie. Les auteurs à ne pas manquer sont Kadaré (Avril brisé, le général de l'armée morte...), Fatos Kongoli (peau de chien), Maks Velo, Ylet Aliçka (slogans de pierre) et Jusuj Vrioni. Ce dernier était jusqu'à sa mort, en 2001, le traducteur officiel d' Ismaël Kadaré. Il parlait un français parfait, dans les années trente il avait été major de sa promotion à HEC. Il est l'auteur d'un seul livre (à ma connaissance) à caractère biographique« Mondes effacés, souvenirs d'un Européen». Un soir je l'avais raccompagné de Dürres à Tirana et j'aurais aimé que le trajet soit cent fois plus long, tant sa conversation était passionnante.

 

L'Albanie, c'est aussi et surtout le pays de la rumeur, où il n'est jamais possible de situer la frontière entre la légende et la réalité. Des événements si déconcertants pour notre forme de pensée s'y sont passés et s'y passent encore.

Lorsque vous vous déplacez , on vous prévient que les risques d'agression sont toujours si importants, que de nombreux Albanais n'osent pas bouger. Mais lorsque vous prenez votre courage à deux mains et que vous vous aventurez sur les routes pour vous rendre dans ces fameuses vallées perdues, où les troupes ottomanes avaient du reculer, vous découvrez une réalité albanaise bien différente de notre rationalité, qui met des frontières bien marquées entre ce pays et ses voisins.

L'Albanie, c'est cet homme qui vous aborde de nuit dans un village à l'aspect lugubre et plongé dans une pénombre épaisse, et qui vous demande dans sa langue «t'as de quoi manger, t'as de quoi dormir», il ressent chez vous une certaine crainte et il vous offre spontanément le gîte et le couvert, dût-il vous donner son repas et se passer de manger.

C'est aussi ce gamin qui habite au Monténégro et qui passe la rivière à gué pour venir à l'école dans un village du côté albanais.

C'est aussi ces petits Albanais d'Albanie, que vous voyez jouer au football sous un mirador, et tout surpris vous réalisez que ce dernier est en Macédoine et que normalement il est destiné à empêcher les Albanais de passer la frontière.

C'est aussi ce camion lourdement chargé qui arrive directement du Kossovo. Alors qu'il n'y a pas de route, il apparaît brutalement au bout du champ en pente, surchargé et penchant dangereusement.

Mais l'Albanie, c'est aussi cet Albanais du sud , qui lorsque vous lui adressez la parole dans sa langue, fait semblant de ne pas comprendre et dans le meilleur des cas vous répond en grec, et qui traite d'Ottoman celui qui parle albanais. J'ai vécu des situations cocasses, posant une question en albanais, mon interlocuteur albanais me répondant en grec en demandant à mon épouse de traduire en français. Attention selon les villages dans la région de Dhërmi, de ne pas confondre entre « kali nirta »et « mirë mbrema », bonne nuit en grec ou bonsoir en albanais.

Cependant, les Albanais ce sont toujours des gens très accueillants qui , bien souvent même s'ils n'ont rien ,vous offrent tout. Ferais-je une comparaison avec une réunion de cadres supérieurs en France, où chacun à la pause fait bien attention de ne pas payer le café de son collègue à trente centimes d'euros. J'arrête là les comparaisons, mais cela m'a fait ressentir un malaise profond quant à notre société.

Ce sont aussi, toujours des gens déchirés par ce passé terrible , qui n'en a épargné aucun et qui les a tous marqués de façon irrémédiable. Des familles toujours à la recherche de leurs morts, tués par le système répressif du dictateur Enver Hoja, qui dans leur quête d'indices payent les meurtriers. Quarante huit camps d'internement , 80 000 ou100 000 prisonniers politiques , internés ou relégués. La différence est simple, soit le camp de concentration avec barbelés ou l'exil dans une région éloignée avec interdiction de la quitter. Beaucoup d'Albanais croisent dans la rue et vous montrent leurs geôliers de l'époque communiste. De façon paradoxale, dans ce pays où la violence peut exploser brutalement, bourreaux et victimes cohabitent dans le calme, alors que la loi du Kanun (vendetta locale) maintient toujours cloîtrées de nombreuses familles dans la crainte de la vengeance par le sang. Ce qui se rapporte au passé tragique communiste semble être exclu du processus de vengeance. Sans doute avons-nous eu des démarches similaires dans d'autres circonstances en Europe de l'Ouest.

L'Albanie, c'est aussi le procureur général d'une ville du nord qui un dimanche vous accompagne un gros pistolet à la ceinture , suivi de près par son garde du corps, et qui à chaque halte vous offre un double raki et, lorsque de temps en temps retentissent dans la montagne des tirs à la mitrailleuse lourde, il vous dit en souriant qu'il s'agit d'un mariage. Ce même procureur, lorsque le lundi matin, il vous fait visiter le palais de justice , vous explique que pour juger et condamner un bandit dangereux , il fait venir un juge de Tirana qui quittera le lieu du jugement immédiatement après la sentence pour éviter une rétorsion fatale immédiate de la part de la famille.

L'Albanie , c'est aussi cette vallée reculée à l'extrême pointe nord du pays, où se situe le village de Vermosh. Le vieux berger qui vous offre le café , vous demande des nouvelles de la guerre. Vous lui demandez de quelle guerre il s'agit? Bien évidemment de la guerre en Afghanistan, s'empresse-t-il de vous répondre , tout étonné de votre incertitude .Puis d'un air malin , il vous précise qu'il a une fille qui habite à Miami et un fils à New York, quant au troisième enfant , un garçon casanier, il s'est arrêté à Rome. Ensuite il sort son téléphone portable, et vous montre d'un air moqueur sur la colline du côté monténégrin, le relais téléphonique serbe qui lui permet de communiquer avec ses enfants. Lorsque vous vous éloignez presque en pleine forêt de quelques dizaines de mètres de sa ferme, vous tombez sur le Monténégro et là apparaît un soldat serbe pas décidé à accepter le moindre franchissement de frontière. Son arme individuelle avec un baïonnette bien brillante vous enlève toute envie de plaisanter bien qu'il ne se montre pas menaçant. Mais depuis, le Monténégro a obtenu son indépendance et cela a peut-être changé.

L'Albanie, c'est aussi les slogans de pierre, immenses inscriptions faites de cailloux peints en blanc et accrochés au plus haut aux flancs des montagnes, afin que l'on puisse s'imprégner de loin de la propagande du régime disparu d'Enver Hoja. Bien qu'à l'abandon depuis l'écroulement du régime au début des années quatre vingt dix, ces « œuvres » sont toujours très visibles .Certaines sont immenses et ont demandé pour leur construction le déplacements de centaines de personnes, qui devaient effectuer de nombreuses heures de marche pour arriver sur le site de travail, qui parfois durait plusieurs semaines du fait du gigantisme de certaines de ces inscriptions.

L'Albanie , c'est aussi ces centaines de milliers de bunkers, soit petits pour le soldat soit gros pour une pièce d'artillerie, qui à eux seuls mériteraient un livre, sans parler de ces pieux métalliques en queue de cochon qui hérissaient le pays dans l'attente de percer les pieds des parachutistes de l'OTAN ou du Pacte de Varsovie. Du col de la route menant de Saranda à Girokastra, vous pouvez en dénombrer d'un seul coup d'œil plus de 600. Le regard embrasse en contrebas une large vallée faisant face à la Grèce.

L'Albanie, c'est encore la ville de Korça, coincée entre la Macédoine et la Grèce, où reposent 640 soldats français, tombés au cours des guerres balkaniques. Ville de tradition française du fait de notre forte présence entre les deux guerres mondiales. Chaque année pour la commémoration du 11 novembre, l'attaché de défense français au côté de l'ambassadeur de France organise une cérémonie militaire, empreinte d'une grande émotion et il est difficile de retenir ses larmes lorsque les anciens élèves du lycée français entonnent leur répertoire de chansons françaises.

 

Outre ces clichés qui restent déconnectés de l'instant présent, l'Albanie actuelle est caractéristique d'un pays passé sans transition du communisme le plus absolu à l'ère du capitalisme le plus effréné, où liberté individuelle signifie pour beaucoup le droit de faire tout et n'importe quoi pour s'enrichir. Cette frénésie de liberté s'alimente à la source d'une double frustration, interne et externe. Interne, du fait du long régime carcéral imposé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale; externe, à cause du dépeçage (selon le point de vue albanais mais, à mon sens, ils ont de bons arguments, lire à ce sujet le merveilleux livre du diplomate français Justin Godard « l'Albanie 1921 » Presses Universitaires de France), dépeçage donc de la zone de peuplement albanais décidé par les grandes puissances et ratifié par le traité de Londres en 1913 à la veille de la première guerre mondiale. Attention, je ne me range pas à leurs arguments, je dis simplement qu'ils existent. Les problèmes de territorialité dans les Balkans sont insolubles, car deux conceptions s'affrontent, la notion de nationalisme liée à une entité territoriale définie et fortement conceptualisée en Europe occidentale au 19 ème siècle et le concept ottoman permettant à des peuples de religions différentes de vivre sur un même territoire pourvu qu'ils acceptent la vassalité à l'Empire Ottoman. Chaque peuple en remontant dans son passé trouve de bons arguments pour revendiquer la terre sur laquelle il habite. Lire à ce sujet le livre très intéressant de Jean-Arnault Dérens « Balkans: la crise éditions Gallimard ». Pour stopper toute polémique, de cet état de fait, il résulte une grande confusion, exacerbée par le dysfonctionnement profond d'une société dans laquelle tout sens civique a disparu, car il est assimilé à un comportement communiste. Tirana est l'exemple le plus flagrant de développement anarchique. Cette ville de 700 000 habitants, y compris la conurbation qui englobe quasiment Dürres, à la démographie galopante due à l'exode rural pour cause de misère voit les immeubles pousser comme des champignons. Mais les capacités en eau et électricité ne suivent pas la demande et ne seront pas effectives avant longtemps, parce que les immeubles sont construits sur fonds privés et que les investissements structurants relèvent de fonds publics nationaux ou internationaux. Parler d'un pays pauvre n'est pas exact, dans la mesure où le prix du mètre carré est conséquent en ville, et tout s'achète en cash , en payant au fur et à mesure de la construction du bâtiment. Les voitures luxueuses sont légion, et même volées, elles ont un coût, car la longue chaîne des compromissions nécessaires pour passer les frontières et falsifier les papiers implique paiement. Ces modes de fonctionnement ne sont pas l'apanage exclusif de ce pays. Cela existe dans tous les pays qui viennent de quitter le communisme, et si l'on y regarde de près nos démocraties occidentales n'ont pas de leçons à donner. Sans citer de nom, chacun de nous aura immédiatement à l'esprit les traits de certains de nos hommes ou femmes en pointe qui ont été ou sont mêlés à des histoires pour le moins scabreuses. Cela me rappelle cette anecdote: tous les matins , un traducteur fait une synthèse des différents articles de la presse albanaise à l'intention de l'ambassadeur de France et de ses collaborateurs. Et ce matin hilarité générale, au lieu de traduire par république bananière, l'interprète a transcrit république en forme de banane.

 

L'Albanie, à l'image particulièrement ternie à l'étranger, outre ses maffieux très violents, est constituée d'une multitude de gens honnêtes et travailleurs, qui pour partie, ayant perdu espoir en leur pays sont partis travailler à l'étranger temporairement ou définitivement, légalement ou illégalement. De ce fait, une proportion non négligeable de l'élite intellectuelle fuit le pays à flot continu depuis dix ans. Tout le développement du pays en souffre gravement. La grande aspiration de l'Albanie consiste en l'intégration euro-atlantique. Ce sera sans doute à terme le moyen de réunir dans la paix les communautés serbe et albanaises. Je mets ces dernières au pluriel, car entre les différents pays des Balkans, Monténégro, Kossovo, Macédoine et Albanie il n'y a pas forcément une convergence de vue totale, mais c'est un autre sujet. Les choses évolueront lentement. J'en veux pour exemple, « les Comitadjis » livre qu'Albert Londres écrivit dans les années 20 au sujet de ces extrémistes croates agissant au sein des différents pays de la région et qui est loin d'être démodé un siècle plus tard.

 

L'Albanie que je vous ai présentée de façon peut-être partiale et de toute évidence partielle, car il y aurait tant de choses à dire,restera pour moi un pays fascinant. Terre sauvage et mystérieuse, pétrie d'archaïsmes, jetée dans le monde moderne, peuple balkanique, capable du meilleur comme du pire, semblable à ses voisins ,qui tous vivent sur les vestiges d'une grandeur passée réelle ou imaginaire. Ce pays je l'ai profondément aimé, bien qu'on puisse en dire tout et son contraire, non parce que je m'y promenais comme un privilégié, mais en bonne partie parce que le peuple albanais m'a appris à redécouvrir un certain nombre de valeurs, que nous avons perdues en Europe de l'Ouest en partie à cause de la suspicion voire la peur que nous inspire notre semblable.

 

S'il n'y avait qu'un livre à conseiller: « Guide de l'Albanie » par Gilbert Gardes aux Éditions la Manufacture.

27/12/2008

plages girondines

 

Un matin du mois de janvier 2006, je me lève en même temps que mon frère vers les six heures du matin. Son épouse, raffinement suprême, nous prépare un petit déjeuner confortable. Lui part au boulot et moi marcher deux jours sur le bord de l'océan.

 

Mon frère monte dans sa voiture un peu dubitatif quant à cette idée de remonter jusqu'à la pointe de Grave à pied en hiver, surtout qu'il gèle. Pierrette en nous regardant partir dans la nuit, lui en voiture et moi à pied, rigole, en effet cela fait plus de trente ans qu'elle me prend pour un fou, pas méchant mais fou quand même. Au bout du petit chemin il tourne à droite en direction de Bordeaux et moi je m'engage à gauche vers le centre du village du Porge.

 

Dès que le bruit du moteur de sa voiture décroît, le silence reprend rapidement tous ses droits. A cette heure matinale le froid mordant et la nuit noire règnent en maîtres. Pas un chat dehors! Au centre près de l'église, une petite route se dirige plein ouest droit sur la mer. Cet itinéraire, qui permet d'atteindre la plage du Porge en une dizaine de kilomètres, est à cette heure et à cette époque totalement désert. Route caractéristique de cette région, les pins m'encerclent et seul l'axe de la chaussée dessine une brêche dans ce mur végétal.

 

Ciel très clair, de nombreuses étoiles, pas de vent, cristaux de givre luisant sur l'asphalte, je me sens prodigieusement bien, tout à fait à ma place. Les conditions de marche sont idéales. Mon pas est alerte. Je marque une petite halte au niveau du pont qui enjambe le canal reliant le lac de Lacanau au Bassin d'Arcachon. L'eau est immobile, tel un miroir reflétant de façon diffuse la clarté hivernale du ciel. Pas un bruit, je prête l'oreille et n'entends pas le moindre bruissement en provenance de l'océan. Bien que le rivage se trouve encore à plus de cinq kilomètres, cela signifie que le calme règne sur la plage. En effet mon frère à bien plus de dix kilomètres donne avec une bonne précision la hauteur de la houle, bien sûr en hiver en l'absence de tout son parasite. M'arracher à la contemplation de ce ruban liquide noir sans une ride me demande un effort. Dans cette quiétude, des scrupules m'assaillent à l'idée de me remettre en marche, de peur de briser ce sortilège par le raclement de mes semelles. Cependant je réussis à rompre le charme et me mets en mouvement.

 

Rapidement après avoir dépassé les campings déserts, le parking devant la dune est atteint. Plus de dix kilomètres en moins d'une heure trente, c'est un bon début. Une véritable frénésie s'empare de moi, l'envie se fait pressante de passer cette barrière de sable qui m'empêche IMGP0396.JPGde voir la mer. Une fois surmonté le dernier pointement de la dune, l'immensité de l'océan, en se révélant d'un coup, produit invariablement la même émotion puissante. Le jour vient de se lever. Toujours la même curiosité quant au détail devant ce spectacle, quelle est la hauteur de la houle? Sans doute la déformation due aux séances de pêche.

 

Je dévale la pente et commence à peiner dans le sable en direction de la partie de la plage léchée par les vagues. En effet, sur cette bande mouillée toujours étroite à marée haute et souvent très large à marée basse, la progression est facile et particulièrement agréable, car le sol est ferme et la caresse des vagues omniprésente. Devant moi vers le nord la visibilité faible, du fait de l'humidité et du sable en suspension, me donne l'impression de me diriger vers nulle part. Je trouve à l'air un peu de cet aspect qu'il prend souvent en Afrique. La vue, qui ne porte pas très loin, est rapidement noyée dans un brouillard diffus de couleur brun clair. Il ne me reste plus qu'à remonter vers le nord sur soixante dix kilomètres avec pour seuls éléments le ciel le sable et l'eau. En effet à ma droite la dune masque la forêt. Cette absence de repère donne un caractère très étrange à la marche.

 

A vrai dire, les oiseaux sont les seuls jalons rendant un peu de matérialité à ces trois éléments sable, ciel et eau qui s'entremêlent sans laisser distinguer de limite bien nette entre eux. Des mouettes et des petits oiseaux dont j'ignore le nom peuplent la grève. Les premières sont en grandes bandes, qui au fur et à mesure que je m'approche, s'éloignent en petits vols et se reposent sur la plage un peu plus loin, IMGP0391.JPGm'accompagnant . Après une succession de quelques bonds de faible ampleur, voyant que l'intrus n'a pas l'intention de s'arrêter, par un large mouvement courbe, elles me survolent et viennent se positionner derrière moi. Quant aux petits oiseaux, ils s'affairent d'un pas court et rageur en se pressant juste au ras des vagues. Leur long bec fouille le sable en permanence à la frange des flots. Les contempler permet de constater que les ondulations de la mer au contact du rivage prennent des formes multiples. La grosse masse d'eau qui déferle d'un coup sur le sable, l'écume qui remonte plus ou moins lentement, la petite risée qui s'étale de manière imperceptible parfois sur une grande distance, et chacun de ces mouvements entraîne de la part de ces volatiles de faible taille une course plus ou moins longue, plus ou moins précipitée.

 

Après quelques kilomètres, je dirais presque malheureusement, dans le lointain la station balnéaire de Lacanau commence à se dessiner, faisant disparaître le côté irréel de cette randonnée, en me rendant des supports tangibles auxquels le regard peut s'accrocher. Cependant la ville grossit lentement, comme si elle avançait avec moi. Puis je distingue une personne au bord de l'eau.

 

Je rentre dans le bourg. Il est dix heures, déjà plus de vingt kilomètres. Je m'arrête boire un café dans le seul bar ouvert. Avec mon sac à dos je suscite de la curiosité par ce matin froid du début de janvier. Rapidement je réalise que le rythme a été rapide et de fait j'envisage d'aller jusqu'à Hourtin ce soir. Mais vais-je y trouver de l'eau? Ne pas se louper car l'eau de mer même pas la peine d'y mettre des pastilles d'épuration, elle ne se boit pas. Je prends trois litres supplémentaires et c'est reparti. A nouveau cette impression fascinante de se diriger vers le néant. Je me sens merveilleusement bien. Nous sommes vendredi, je pense à tous ces gens qui s'empilent dans les villes alors que j'ai le privilège de me trouver seul dans cette nature immense. La France est le plus beau pays du monde, de telles sensations pourquoi vouloir les chercher de l'autre côté de la planète, alors que si près on se sent tellement loin. La plus concrète impression de vie, c'est cette adaptation à la nature. Je suis comme le renard, l'après-midi est bien entamée et dans moins de deux heures il fera nuit, je sais que je vais rejoindre le couvert de la forêt et me coucher à même la mousse. Attendre sans anxiété la tombée de la nuit qui va entraîner une longue immobilité, et faire corps avec la nature, ce sont à mon sens les plus sublimes récompenses du promeneur solitaire.

 

Apparaît le village, je repasse la dune et marche les derniers kilomètres sur le chemin qui emprunte la vieille piste allemande du mur de l'Atlantique. Une fois parmi les maisons, je retourne sur la plage pour une dernière salutation à l'astre du jour, puis recherche sans trop y croire un bistrot. J'ai de la chance, je tombe sur une petite épicerie faisant débit de boissons. J'en profite pour boire un chocolat chaud et acheter une brique de soupe. Le patron me demande si je suis sur le chemin de Compostelle, car il y a une variante qui longe la côte girondine, le départ se situant en Hollande. D'ailleurs je me souviens avoir interrogé trois jeunes marcheurs, assis au pied de l'église du Porge. Ils venaient de Belgique et allaient à Saint-Jacques. Pour ma part je me rendais seulement à la boulangerie pour acheter du pain. Par solidarité envers les pèlerins, je leur ai offert à chacun un gros gâteau, qu'ils se sont empressés d'engloutir. Le chien voyant que je l'avais oublié me jeta un regard implorant, mais en réalité je n'avais pas osé l'inclure, sachant que le sucre lui ferait du mal. Donc, revenons à notre tenancier. Après quelques échanges, nous nous saluons.

 

Je sors de l'épicerie et me mets à la recherche d'un point de chute pour la nuit. Il ne va pas falloir traîner si je veux monter ma tente de jour. Juste à la sortie du village une petite bosse touffue, j'enjambe la craste en bordure de route et rejoins le sommet. Superbe, une petite surface plane et moussue enserrée entre les arbres me dévoile tous ses secrets. Je me souviens du conseil de mon frère, s'assurer de ne pas stationner sur les sentes de passage des sangliers, parce que lorsqu'ils déboulent, ils foncent, tente ou pas. Très vite je suis installé, la soupe chauffe, je me sens bien dans mon sac de couchage, le mot gemütlich me vient à l'esprit pour décrire la sensation que je ressens dans mon petit chez moi. J'ai emporté une méthode de grec et je m'en donne à cœur joie. Par moment au cours de la journée dans ma marche sans repère je déclamais de grandes phrases de mon petit livre afin de les mémoriser plus facilement. Une fois la soupe chaude, je l'engouffre en me brûlant. Normalement je devrais m'écrouler de sommeil, mais comme souvent lorsque l'effort a été important, plus de quarante cinq kilomètres, le repos tarde à venir. L'hiver les nuits dehors ne sont jamais très confortables, en particulier du fait de la condensation dans la toile de tente, tout particulièrement dans une forêt. Mais cela n'entame en rien ma joie et mon plaisir. Enfin je m'endors puis au jour naissant IMGP0400.JPGj'ouvre les yeux. Tout est calme, pas le moindre bruit émis par la civilisation. Je bois directement à la brique le reste de soupe, plie tout et repars parmi les pins. Je me trouve sur le chemin de Saint-Jacques en sens inverse. Mais son parcours, d'une part est pénible à cause du sable instable sous les pieds, et d'autre part il ne passe pas assez près de la grève à mon goût. Donc virage à gauche vers l'ouest et sus à la dune. Vite, vite le sommet, oui la mer est toujours là! Je dévale et cours vers l'eau. Aujourd'hui les vagues sont plus conséquentes. Que ce spectacle de l'océan désert est grandiose! La mer vide de bateau me rappelle l'Albanie. A nouveau le miracle se produit, je marche vers nulle part, que cette sensation est étrange et agréable! Je perds la notion des distances et du temps. La commune de Montalivet est à une vingtaine de kilomètres. Après trois heures de marche face au flou, à nouveau le regard se pose sur des repères et l'enchantement change de nature. La plage n'est pas uniforme en matière de déclivité. Par endroits elle est vraiment plate et l'eau se retire très loin. Je marche parmi une foison de petites mares et de petits bras d'eau , parfois il me faut sauter, je dois même enlever mes chaussures pour traverser une petite rivière au courant vif. La marée descendante découvre de larges portions de sable et je vais me perdre parmi les baïnes. Les multitudes de petites rigoles ont creusé le sable à la manière de grands canyons en miniature. Avec à peine un peu d'imagination, je me prends à l'idée d'être au hublot d'un avion survolant une région particulièrement érodée à perte de vue.

 

 

Vers midi je suis au village. Un bistrot est ouvert, une foule compacte s'y agglutine et joue au tiercé. L'ambiance est survoltée, j'aime le contraste, comme le sucré salé d'une bonne cuisine.Je me sens bien dans cette cohue d'anciens qui s'affairent sur leur bulletin dans la perspective de ramasser le pactole. Moi, mon pactole je le ramasse depuis hier à pleines jambes et à plein regard. Je reste un bon moment, toujours fasciné par cette frénésie joyeuse déclenchée par le jeu d'argent.

 

La localité suivante, Soulac, se trouve à une quinzaine de kilomètres. La fatigue commence à se faire sentir. La côte change de configuration. Elle n'est plus rectiligne mais s'incurve en mouvements amples. Le sable est parsemé de gros blocs compacts et sombres. La dune semble s'élever. Je décide de la rejoindre afin de profiter d'une perspective différente. J'emprunte un petit chemin qui enchaîne montées et descentes interminablement. Le sable fin et sec rend la marche pénible, tout particulièrement lors des montées. Brutalement je bute sur un parking. L'entrée en ville se fait par une longue allée rectiligne. Arrivé au centre, je me pose la question , vais-je à l'hôtel? Le premier sur mon chemin est fermé. En face se trouve la gare. Il est quinze heures, pas de train avant demain matin, c'est le Far West. Je prends froid, la fatigue aidant je sors mon portable et appelle Sainte Pierrette qui, une grosse heure après, apparaît toute souriante et m'emporte dans sa belle voiture bien chauffée. L'atlantique en Gironde j'adore!

 

PS: Je ne suis pas allé jusqu'à la Pointe de Grave. En effet bien souvent je m'arrête avant la fin de ce que je prévois, car ce goût d'inachevé m'évite la douleur du rêve qui disparaît avec le dernier pas. Par exemple lorsque j'ai traversé les Pyrénées, au départ m'étant trempé dans la Méditerranée, je me suis arrêté à dix kilomètres de l'Océan, car là un grand rêve prenait fin et la tristesse m'envahissait. Je me souviens de ma petite enfance, lorsque je fréquentais assidûment les Alpes avec mon père, je contemplais nombre de belles parois. Celle qui me fascinait le plus était la splendide et très esthétique face sud de la Meije, qui jaillit sur huit cent mètres. Puis un jour, à vingt deux ans, j'en ai caressé le rocher fauve. Cette montagne qui avait bercé tous les rêves les plus fous de mon enfance, qui représentait la consécration de l'alpiniste, je venais d'en faire l'escalade. Assis au sommet, après quelques secondes d'exaltation, un sentiment de tristesse m'avait saisi. Que restait-il de mon beau rêve maintenant qu'il était devenu réalité?

 

Je pense souvent à la citation de Saint-Exupéry que je cite hélas avec approximation: seule compte la démarche, car c'est elle qui dure et non le but qui n'est qu'illusion du voyageur qui va de crête en crête pensant que l'objectif seul est important.

Les Drus verticalité délitée

 

Voyage en verticalité délitée

 

Le voyage, par définition, concerne tous les terrains où l'on part à la découverte. C'est là qu'à mon sens les distances induisent un étalon très relatif, loin pas loin, long court. Un voyage de mille kilomètres en avion est court. Une escalade d'un kilomètre sur une paroi très raide est au contraire un voyage long et très dépaysant qui donne la sensation d'être très loin de par la difficulté du retour. Je me propose de vous relater l'un de ces voyages, bien à l'ordre du jour à l'époque du réchauffement planétaire qui nous inquiète tant.

 

Le réchauffement terrestre semble être reconnu par de nombreux scientifiques, même si certains émettent encore quelques doutes quant à sa réalité . Ce phénomène est particulièrement visible en montagne, par la fonte des glaciers. Outre ce retrait glaciaire en longueur et en épaisseur, une autre action probablement due à la chaleur consiste en l'écroulement d'un certain nombre de parois dans les Alpes. Je pense tout particulièrement à la face ouest des Drus. De grandes plaques gardent leur cohésion grâce à la glace qui tient lieu de ciment. Cette dernière venant à fondre, la gravité reprend ses droits et d'immenses pans de montagne s'écroulent. Cela peut se comparer à un type de permafrost vertical.

 

Au mois de juillet 1984, avec un camarade, Pierre-Yves nous décidons de nous attaquer à la mythique Directe Américaine aux Drus, flamme de pierre qui a fait rêver de nombreuses générations d'alpinistes et d'amoureux de la montagne. Nous prenons donc le téléphérique des Grands Montets. Premier tronçon, tout est normal, deuxième tronçon, l'aventure va commencer.

 

A notre arrivée sur la plate-forme terminale, de toute évidence une certaine effervescence règne. En effet, les personnes présentes viennent d'assister à un gros effondrement de rochers dans la face nord du Grand Dru, juste au-dessus de la niche, petit glacier caractéristique situé aux deux tiers de la paroi. Voyant notre attirail de montagne, immédiatement tous nous disent de ne surtout pas aller dans cette direction.

 

Pierre-Yves toujours poli et placide répond «pas de problème», et nous voilà partis vers le petit collet qui donne accès au glacier permettant de rejoindre le pied de la face ouest , lieu où nous comptons bivouaquer. Il faut longer la base de la face nord, zone qui vient de nous être déconseillée avec la plus vive conviction, et nous n'allons pas tarder à tout comprendre. Le temps de la descente du glacier, très mou et plein de grosses crevasses , nous laisse tout loisir de constater que la purge continue à gros renfort de blocs nombreux et parfois très gros. Arrivés à distance respectable, hors d'atteinte des cailloux, nous prenons conscience que pour rejoindre notre destination , notre chemin va devoir passer au travers de ces grosses gouttes un peu particulières. Étant tous deux de formation scientifique, nous décidons d'observer le phénomène pour essayer d'en tirer une loi. En effet les grandes giclées de roche suivent-elles une séquence ou bien sont-elles complètement aléatoires? Nous en profitons pour visualiser au mieux l'itinéraire dans la zone du bombardement. Il nous faudrait longer la partie inférieure de la rimaye , en direction d'un petit col donnant accès à la face ouest. Après un temps d'observation dont je ne suis plus en mesure de préciser la durée, force est de constater que nos connaissances en statistiques, probabilités, suites et autres séries ,sans parler des intégrales doubles ou triples, ne nous donnent pas le moindre indice sur la prédiction de passage des gros paquets qui croisent notre itinéraire à venir.

 

Tout long raisonnement s'avérant inutile, nous nous regardons, prenons nos anneaux de corde et partons en courant le plus rapidement possible. En effet les mathématiques nous disent seulement que le risque statistiquement est inversement proportionnel au temps d'exposition , donc nous y allons de très bon cœur. Pierre-Yves est le premier, je le sers de près, nous rentrons dans la zone de tous les dangers, on n'a pas envie de traîner. Je fixe avec envie le petit collet à partir duquel nous pourrons ralentir. La rimaye (première grosse crevasse qui sépare le rocher du glacier) se rapproche, mais mon camarade semble se diriger vers la lèvre supérieure et non inférieure, alors que la porte salvatrice me semblait plutôt par le bas. Comme il a toujours été le leader lorsque nous grimpons, je me dis qu'il a vu un passage plus rapide ou moins dangereux. Donc nous nous engageons au-dessus de cette fameuse rimaye, un trou béant et sans fond. La pente est raide. La raideur s'accentue et conséquence logique,la vitesse diminue. Puis il nous faut nous arrêter, constatant avec consternation que nous sommes dans une impasse. Constatation encore plus horrible, nous stationnons exactement à l'emplacement où les gros blocs rebondissent avant de sauter par dessus la rimaye. Aïe, aïe, aïe!!! Terreur, nous faisons demi-tour avec l'intention de contourner la crevasse au plus vite.

 

Dans la précipitation, je tombe et fauche Pierre-Yves au passage, en ayant toutefois le réflexe de ne pas lui planter mes crampons dans les mollets. Nous voilà sur les fesses, l'inclinaison de la pente nous permet de prendre la vitesse nécessaire et de passer par dessus le gros trou sombre et pas sympathique du tout. De l'autre côté la pente s'affaiblit rapidement et nous passons des fesses aux pieds et la course vers le petit col salvateur reprend . Ouf! Nous y sommes. Manifestement, il y a un dieu pour les inconscients. Tranquillement nous rejoignons la moraine un peu en retrait de la face ouest et nous nous installons pour la nuit.

 

Une cordée de grimpeurs, stars de l'époque, se dirige vers nous. Ils ont assisté à l'éboulement en direct de la Directissime Américaine qu'ils ont grimpée entièrement en libre, les pitons ne servant que de points d'assurance et non de prises aidant à la progression. Ils nous expliquent que toute la montagne a tremblé. Bien que l'éboulement se soit produit en face nord, une partie des pierres sont déviées et arrosent la face ouest. Cela ne fait pas notre affaire. Ils reprennent leur chemin et descendent vers la Mer de Glace. Nous verrons bien demain. Pierre-Yves toujours optimiste déclare qu'avec le temps la montagne se purgera et que de plus le froid du matin devrait faire en sorte que tout se passe bien.

 

Nous ne restons pas longtemps seuls sur notre moraine. Le bruit de la turbine d'un hélicoptère se fait de plus en plus nettement entendre. Manifestement, il vient dans les parages. Il se dirige vers l'arête séparant les faces ouest et nord. De toute évidence une cordée a du subir des dommages suite à l'écroulement. La mission semble particulièrement dangereuse, car de nombreux cailloux continuent de faire entendre leurs claquements secs et redoutables. Après plusieurs manœuvres, un sauveteur est descendu par treuil sur l'arête . La nuit venant et les chutes de pierres toujours très présentes, l'hélicoptère quitte les lieux et retourne dans la vallée. Nous nous retrouvons cette fois seuls pour cette nuit , qui me concernant ne sera pas très bonne. Avec le soir les claquements de rochers chutant diminuent, mais de temps à autre dans la nuit des bruits que je qualifie de sinistres , nous tirent de notre torpeur.

 

Le jour se lève, tout semble calme. Non, un ronronnement monte de la vallée, l'hélico est de retour avant que le soleil ne darde ses rayons, qui vont réveiller les mastodontes minéraux. Très précisément il se positionne sur le point de descente du sauveteur et rapidement embarque trois passagers. Le bruit diminue rapidement et nous voilà à nouveau seuls à contempler ces mille mètres de granit. Bon ben quoi? Tout naturellement Pierre-Yves après avoir englouti quelques mars se dirige vers le pied de la paroi, il ne me reste qu'à suivre. Le névé n'est pas raide, une vieille chaussure de montagne abandonnée ou perdue traîne sur la neige. Incroyable, tout est calme. Le début de la paroi n'est pas difficile nous l'escaladons rapidement sans corde en grosses chaussures. Sur une petite vire une centaine de mètres plus haut, nous marquons une halte afin de nous encorder, mettre le baudrier et les chaussons d'escalade et nous décharger, afin d'être léger.

 

Alors que nous sommes presque prêts, discutant paisiblement un premier sifflement attire notre attention et avant que nous ayons pu réagir, entre nos deux têtes séparées d'un ou deux mètres, un caillou aux dimensions conséquentes passe avant de ricocher et d'aller terminer sur la neige en contre-bas. Je reste figé à regarder mon camarade. Ça commence bien, de nouveau la terreur me gagne, l'expérience d'hier m'aurait plutôt mis les nerfs à vif au lieu de m'aguerrir aux joies de cet arrosage particulier et mortel.

 

Je dis à Pierre-Yves«On ferait mieux de descendre , dans pas longtemps ça va devenir l'enfer». Ce dernier me dévisage tout d'abord puis après un coup d'œil à sa montre me répond«Il est sept heures trente et que va-t-on faire aujourd'hui?». De toute évidence , cette réponse à la logique imparable n'appelle qu'une seule et unique réponse: on continue.

 

Donc première longueur d'escalade encordés, le rocher est couvert de poudre de pierre pulvérisée, résultat du grand bombardement de la veille. Je grimpe avec une certaine fébrilité. Le socle de la face ouest n'est pas vertical et s'élève sur une hauteur approximative de deux cent cinquante mètres. Cette zone constitue le réceptacle de toutes les pierres qui dévient de la face nord. A un train pour le moins rapide nous franchissons ce passage.

 

Ouf , nous sommes au pied de la partie verticale. A partir de maintenant les cailloux siffleront dans notre dos, et de ce fait la probabilité d'être touché sera très faible. L'escalade est magnifique, une paroi granitique aussi raide qu'une paroi calcaire, ambiance grandiose et personne d'autre. Nous avons l'intention de monter jusqu'au fameux bloc coincé , à peu près 600 mètres d'escalade et de redescendre en rappel. Les passages mythiques de cette voie défilent. Le plaisir de l'escalade est immense. Mais les sifflements dans le dos sont présents et avec le réchauffement de la journée, ils auraient bien tendance à s'intensifier. Je ne peux m'empêcher de regarder , je dirais même fixer le socle de la paroi, sur lequel explosent tous les bolides qui nous passent dans le dos. L'idée qu'en fin d'après-midi nous allons être au beau milieu de ce champ de bataille au cours des rappels n'est pas pour me rassurer. Lui, Pierre-Yves fait comme s'il ne voyait rien. C'est cela l'apanage des grands chefs, toujours se maîtriser, la piétaille n'a qu'à suivre. Il aurait fait un bon général de Napoléon, à n'en pas douter. Un peu vexant car le militaire d'active c'est bibi. L'effet de perspective , tout naturellement efface les quelques quatre ou cinq cents mètres verticaux, au-dessus desquels je me trouve perché, seul apparaît ,en grand ,ce plan incliné de quelques deux cents mètres, duquel montent ces claquements et petits nuages de poussière, consécutifs aux chocs des pierres.

 

Le moment fatidique arrive, le bloc coincé est atteint. Plus exactement , nous nous arrêtons vingt mètres en dessous. En effet l'angoisse commençant à être inhibitrice de l'action, je suis pressé de retraverser ce champ de tir ouvert à tous les calibres, même les hors gabarit!!! Mon futur, je ne l'envisage plus qu'après avoir couru sur la neige au pied de la paroi. Dans la partie verticale, les rappels s'enchaînent rapidement. Étant bien rompus à ce genre d'exercice, cela nous laisse toute latitude pour profiter du cadre et de l'ambiance extraordinaires des lieux . Bien évidemment le socle grossit au fur et à mesure de notre descente.

 

A l'approche de l'imminence du danger, je rentre comme dans un état second et me regarde agir de l'extérieur, indifférent à mon propre sort. Cependant l'adrénaline mobilisant toutes les facultés, j'agis avec précision et célérité. Pierre-Yves , lui ne semble afficher aucune émotion, simplement il se contrôle mieux, et il sait que ce n'est pas l'angoisse voire la terreur qui fera passer les cailloux ailleurs. Cela me rappelle une de nos escalades précédentes sur la face italienne du Mont Blanc. Ayant été retardés par des cheminements aléatoires dans des pentes très raides de nuit, nous nous étions retrouvés dans une zone de neige et de glace particulièrement instables, sur laquelle le soleil dardait ses rayons. Nous nous arrêtons sur une grande dalle de granit qui semblait flotter sur cette matière molle. Bien assis, nous regardions couler de part et d'autre de petites avalanches, une un peu plus grosse et nous aurions été balayés Le temps me paraissait figé dans l'attente du grand bond . Pierre-Yves lui dormait et lorsque le soleil a disparu , il s'est réveillé , sans doute à cause du froid. Je lui ai dit quelque chose du genre:

  • -Tu es bien courageux de pouvoir dormir dans ces conditions

  • -Que je dorme ou pas ça n'aurait rien changé au fait d'être embarqués ou non, mais au moins je me suis reposé et ça va nous servir pour la suite. Une fois de plus sa réponse était logique et n'appelait pas de commentaire.

  •  

Revenons à notre plan incliné fumant, qui maintenant occupe pratiquement tout l'espace à nos pieds. De manière étrange, l'idée de nous arrêter et d'attendre la nuit que les chutes de pierres deviennent moins nombreuses n'a pas semblé nous effleurer. Peut-être qu'au fond de nous-mêmes, nous voulions goûter aux joies lammeriennes. Eugen Guido Lammer était un psychiatre autrichien , grand alpiniste de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Il aimait à s'exposer seul, soit dans des zones très crevassées, ou bien dans des endroits où la caillasse bombardait dur. Ainsi il éprouvait un grand plaisir à analyser ses émotions et sentiments face au danger bien réel et totalement aléatoire. Le plus étonnant, c'est qu'il est mort dans son lit , très vieux. Je conseille la lecture de son livre, pas facile à trouver. Il s'intitule «Fontaine de jouvence» , librairie Dardel 1931, je crois qu'il n'y a qu'un tome traduit en français. Donc en pensant à Guido Lammer, j'envisage encore comme possible de terminer ma vie dans mon lit, très vieux c'est un autre débat.

 

Il va falloir y aller. La configuration change. La corde ne plonge plus directement dans le vide sans rien toucher, mais elle glisse le long de dalles, sur lesquelles, si besoin était, une poussière blanche nous rappelle que l'endroit est déconseillé à un bon travailleur qui espère atteindre l'âge de la retraite. Et de plus à l'époque, cela fait malheureusement déjà plus de vingt ans, les retraités n'étaient pas vus comme des dévoreurs de budget, creusant le déficit financier abyssal du pays, mais c'est un autre sujet. De façon paradoxale, au contact de cette zone de tous les dangers une certaine confiance revient . Cela est logique, car l'éloignement permet d'embrasser du regard l'ensemble des cailloux qui cognent le socle. Mais lorsqu'on est dedans, on se sent concerné uniquement par ceux qui frappent à proximité immédiate, et l'impression qu'il y en a moins est très rassurante. Donc de ce fait , ou alors par un acte de bienveillance de l'être supérieur pour des créatures inconscientes, tout semble à nouveau calme. La suite des événements nous confirmera qu'il s'agit seulement du calme qui précède la grosse tempête.

 

Les premiers rappels sont effectués sans incident. Juste sous un petit surplomb, nous faisons relais. Pas de perte de temps, ce qui est formidable lorsqu'on a l'habitude de grimper ensemble, il n'y a pas besoin de parole, tout se fait automatiquement, à peine un petit geste de temps en temps que l'autre interprète immédiatement. Donc de ce relais la corde est jetée, Pierre-Yves attaque la descente. Une vibration de l'air attire mon attention, nous commençons à être rôdés. Je me penche et regarde au-dessus du petit surplomb qui me domine, et qui surtout me protège. Le coup d'œil vers le haut me fait penser à un film de Bux Bunny. Quelques centaines de mètres plus haut en plein ciel, une multitude de gros points noirs semble converger vers nous. Précipitamment je rentre la tête et regarde mon camarade en train de descendre quelques mètres plus bas. Pas la peine de lui faire un dessin il a tout compris. Pour lui au bout de la corde, le danger est double, recevoir une pierre ou avoir la corde coupée, en effet un caillou sur une corde tendue peut avoir l'effet d'un coup de rasoir. Je le vois essayer de s'incruster dans la fissure le long de laquelle il se situe. Le sifflement augmente, je me tasse contre le rocher. La pression est telle que je ne me souviens même pas avoir eu peur. Puis tout d'un coup une véritable explosion, je perds un peu la notion des choses. J'ai probablement fermé les yeux en essayant de m'enfoncer dans le rocher. Le bruit est énorme et tout tremble. Je suis incapable de dire combien de temps cela dure, c'est surtout la brutalité et la violence du phénomène que je retiendrai. Puis le silence revient, j'ouvre les yeux, autour de moi flotte une poussière épaisse, une odeur de pierre à feu m'environne. Je n'ose bouger. Je sais que les blessures très graves ne sont pas toujours douloureuses au début. La poudre de pierre dans l'air a l'aspect du brouillard. Je bouge un bras , puis l'autre, ça marche. Je suis debout donc valide et conscient. Au fait Pierre-Yves? Je baisse les yeux, la corde est là, un peu plus bas mon regard intercepte le sien. Il a essayé de s'introduire au maximum dans la fissure, il est couvert de poussière, et miracle comme moi il n'a rien. Le petit surplomb deux mètres au-dessus de moi a reçu le gros de la charge. Les tonnes de rochers ont explosé juste au-dessus et par ricochet certains d'entre eux ont même rebondi sous le surplomb, c'est tout du moins l'impression que j'ai eue. Le calme revient, on reprend nos esprits et Pierr-Yves repart. Il libère le rappel et je le rejoins. Encore une centaine de mètres que nous descendons le long d'une corde fixe qui se trouve en place. J'assure Pierre-Yves car si la corde a été endommagée , ce sera le grand plongeon. Tout se passe bien et à mon tour je me laisse glisser pour cette dernière descente avant la neige. Une fois que j'y suis, Pierre-Yves s'étant déjà éloigné avec notre corde, il ne me reste qu'à me désolidariser de la corde fixe et entamer un sprint sur la pente de neige. Je crois que j'ai battu le record du monde du cent mètres. Une fois réunis tous les deux sur la moraine hors d'atteinte nous soufflons un grand coup et rejoignons notre tente un peu plus bas . Il est déjà assez tard, une petite soupe vite engloutie et je m'endors. Je n'entends rien de la nuit, et même pas un cauchemar pour me réveiller.

 

Au lever du jour, Pierre-Yves remonte les cent premiers mètres pour récupérer le matériel laissé au début des difficultés la veille, sans trop d'illusion. En effet, notre ligne de descente sur la partie finale se situait un peu décalée de notre axe de montée. Eh bien la chance est une fois de plus avec nous, les deux piolets adossés contre la paroi n'ont pas bougé. Quant à nos deux paires de chaussures de montagne que nous avions accrochées à un piton, elles sont simplement complètement remplies à ras bord de petits graviers. Ayant récupéré le tout, il me rejoint et nous entamons la longue descente vers la mer de glace , et allons prendre le train à crémaillère du Montenvers.

 

Je sais que notre comportement est très critiquable, et que la chance nous a souri avec insolence, mais quelque part cette expérience je suis content de l'avoir vécue. Je ne dirais pas que j'en tire de la fierté, cependant ce souvenir me permet de relativiser certaines choses et cela me donne le moral pour partir sur les chemins, je dis bien les chemins, en toute saison et par tous les temps, il n'y a encore que l'orage qui me fasse vraiment peur.

 

Depuis cette époque cette magnifique aiguille des Drus a subi successivement d'autres éboulements beaucoup plus importants , au point que de nombreuses grandes voies de mille mètres ont complètement disparu. De toute évidence le réchauffement poursuit son effet.

26/12/2008

chemin cathare

 

Chemin cathare mars 2007

 

 

voyage au pays des citadelles du vertige

 

 

Après bien des contretemps je suis enfin parti pour cette randonnée dans les contreforts pyrénéens au pays des vignobles et des châteaux perchés en haut de pics rocheux.

 

Lundi matin départ en train direction le sud. Cela me remémore mes escapades passées, en particulier la traversée des Pyrénées. Le temps n'est pas franchement beau et les prévisions très pessimistes. Après un hiver particulièrement doux, je me dis que cela va être un balade de plaisir dans une nature clémente. Et bien non, juste avant que le train ne commence à freiner en approchant de Port la Nouvelle, une pluie particulièrement violente accompagnée d'un vent proche de la bourrasque semble me dire que le chemin cathare ce n'est pas forcément gagné. Le train stoppe, je cours sur le quai et me précipite à l'abri . J'en profite pour me préparer à partir dans la tourmente en espérant que l'intensité de la pluie veuille bien diminuer. A ces moments, on se demande ce que l'on fait, là, seul à vouloir prendre le chemin. Mais bien vite, dès que l'action s'engage, les incertitudes s'estompent, et on se retrouve à lutter contre les intempéries et ainsi le voyage commence. Je suis toujours surpris de voir avec quelle vitesse le corps puis l'esprit s'adaptent aux conditions. Très rapidement la volonté n'est plus tendue que vers la première étape à accomplir. Cette petite ville balnéaire et industrielle ne présente pas beaucoup de charme, tout du moins la partie que j'en ai traversée. Une fois en périphérie de l'agglomération je trouve IMGP1189.JPGles premières indications du chemin. Nous sommes bien en France, partout fleurissent signes et inscriptions de contestations en tous genres. Les panneaux indicateurs du chemin cathare sont badigeonnés à la peinture noire, la protestation fait rage contre les éoliennes, contre la ligne à haute tension et même contre Zoé. Qui est-elle?

 

Le chemin s'élève vers l'ouest, le vent de face est très violent et irrégulier. Je suis en pleine giboulées de Mars. La nature s'épanouit de toutes parts, fleurs et buissons de la garrigue. Ce ciel de contraste, du au défilement de nuages à grande vitesse, associé à l'éclat donné par la pluie renforce l'intensité des couleurs. Le mauvais temps n'a pas que de mauvais côtés. Le panorama s'élargit à la mer et aux grands étangs côtiers. La marche est très agréable et le rythme soutenu. J'arrive à une longue ligne d'éoliennes. Un grand panneau explicatif donne à qui prend le temps de le lire une multitude d'informations à caractère économique et technique. J'apprends en particulier que ce type d'installation est automatisé à l'extrême. La machine régule sa mise en marche en fonction de la vitesse du vent, jusqu'à se mettre à l'arrêt à partir d'une vitesse supérieure à 90km/h. Toujours ce vent qui souffle en bourrasques et de face. J'ai l'impression d'être en permanence en train de monter.

 

Le village de Roquefort des Corbières est atteint. Manifestement nous sommes en pleine région viticole. Au détour d'une rue cohabitent sur un même support trois indications: cave, école maternelle et crèche. Je vois que l'on ne perd pas de temps pour l'éducation du consommateur. Au sortir de cette petite commune, à l'abri d'un mur de pierres sèches bordant un champ en jachère, bien protégé du vent je fais ma première halte. Le soleil se glisse entre les nuages et me prodigue une chaleur généreuse. La route est encore longue ce soir et la nuit tombe relativement tôt, donc debout et en route.

 

Dès que ma tête dépasse du muret, le vent se rappelle à moi. Le chemin monte et descend en serpentant à travers une multitude de collines. De toute évidence, le temps n'incite pas à la promenade, en plus de quinze kilomètres je n'ai toujours vu personne. Pour être précis, personne qui marche, car les vignerons courbés sous les rafales de vent s'affairent dans leurs vignobles. Ce qui est extraordinaire dans cette région des Corbières, c'est l'utilisation de toute surface IMGP1209.JPGrelativement plate. La vigne a réellement sculpté le paysage des petits vallons enserrés au milieu de ces collines. Les grains se succèdent. Venant de l'ouest, la direction vers laquelle je me dirige, ils ne me surprennent pas. En effet la couleur du ciel est un signe annonciateur qui en fonction de l'intensité du gris est un bon baromètre quand à la densité des gouttes. Je longe une crête dans un véritable déchaînement de vent. Un effet venturi est créé au collet par lequel l'itinéraire se faufile. J'en ai le souffle coupé. Deux ou trois virages dans une descente raide et je suis à l'abri. Que tout semble paisible subitement. Au fond une route vicinale déroule son ruban sombre puis, en face un nouveau vallon se dirige vers l'ouest. Là-bas dans le lointain le ciel est franchement noir. Il est 17heures30. Il me reste à parcourir un peu moins de dix kilomètres avant l'étape escomptée . Vais-je être épargné par la tourmente? On verra bien. Je fonce. La descente jusqu'à la route est interminable, une multitude de zigzagues à niveau.

 

Enfin j'attaque la combe, elle s'enfonce vraiment dans le gros mauvais temps. Des gouttes énormes commencent à ponctuer la terre claire de grosses taches sombres, bientôt remplacées par une neige lourde et mouillée. Le vent est tellement puissant qu'en me protégeant derrière un arbuste, je suis épargné par les flocons qui partent presque à l'horizontale. Cependant, ce n'est pas une situation d'avenir, donc je m'arc-boute aux éléments déchaînés et repars. Au détour du chemin une bergerie, elle est vraiment la bienvenue , je m'y précipite. Elle est jonchée de paille. Qu'il fait bon s'y allonger en regardant à quelques mètres les éléments en furie . De toute évidence, ce coup-ci cela semble sérieux. Vais-je passer la nuit dans ce lieu? L'idée ne m'en est pas désagréable, bien au contraire. Cependant, la seule chose qui me gêne, c'est le manque d'eau et manifestement je n'en vois pas, malgré tout ce qui tombe. Je sors ma tente, l'étale au sol y pose mon sac de couchage, et me laisse aller dans sa douce chaleur. Après une bonne vingtaine de minutes les chutes du Niagara commencent à se tarir. L'ombre fait place à un rayon de soleil d'abord timide puis conquérant. Que la nature est belle dans ses excès. J'hésite entre rester et partir, dans quatre ou cinq kilomètres se trouve un village, Durban. Puis le soleil par son insistance me tire de mon indécision et m'invite à tout replier. En effet, ce n'est pas une promesse de dupe, le bleu au ciel se maintient. Encore quelques collines au sommet desquelles Eole essaie de me barrer la route et voilà mon village. Pour ce soir si possible pas de camping. Un hôtel au pied du premier château de l'itinéraire m'ouvre gentiment sa porte. A part quelques ouvriers employés par la commune je suis seul.

 

Après une bonne nuit, le seuil de l'hôtel franchi, de nouveau le vent m'attaque brutalement. Aucune accalmie n'est attendue ni pour aujourd'hui ni pour les jours prochains. Le château en ruine domine le petit bourg. Le temps est particulièrement menaçant et les premiers flocons de neige ne tardent pas à faire leur apparition. D'un pas alerte je rejoins le château. De ces conditions adverses naît un vif plaisir de la marche. Montées et descentes se succèdent dans ce relief très mouvementé des Corbières. Alternent aussi en fonction de l'orientation les zones de calme et de IMGP1220.JPGfurie. Les points hauts sont particulièrement décoiffants. J'en éprouve une réelle difficulté à respirer face au vent. Après quelques heures de marche vivifiante apparaît le château d'Aguilar. Un peu plus tard en fin d'après-midi j'arrive au village de Tuchan. Par une petite route raide en lacets mon étape de la journée s'achève dans un adorable gîte perché, duquel une magnifique vue porte jusqu'à la frontière espagnole. De ce lieu j'embrasse d'un seul regard les trois premières étapes de la traversée des Pyrénées. Bien évidemment je suis le seul client. L'hôtesse, très sympathique, sans doute intriguée par un randonneur à cette époque et dans ces conditions, par sécurité demande à une amie de venir passer la soirée avec elle. Tout au long de la nuit le vent mugira inlassablement au gré de bourrasques rageuses. Le repas et le petit déjeuner sont excellents, tout particulièrement les confitures faites maison, dont je me gave à satiété en puisant dans de gros pots de verre.

 

Au matin le temps est dégagé, mais le vent toujours violent. Troisième jour de marche à être secoué dans tous les sens. J'en viendrais presque à regretter que le vent tombe, tellement les sensations procurées sont fortes. Mais je ne serai pas déçu car la tourmente va aller crescendo au cours des deux jours à venir. Le sentier surplombe la route qui conduit à Padern. Il s'engage dans une gorge où le vent s'engouffre en créant un effet venturi particulièrement puissant . L'impression ressentie sur le visage est semblable à celle que l'on éprouve lancé à pleine vitesse en moto sans casque, les lunettes sont indispensables si l'on veut garder les yeux ouverts. C'est tellement étonnant que cela me fait rire. L'équilibre est parfois compromis par les coups de boutoir de la bise. Mais pour les deux jours suivants je ne suis pas au bout de mes surprises, car les expériences à venir seront inimaginables.

 

Juste avant le village un joli pont, puis un peu après une étonnante publicité vantant le Terroir du Vertige. L'arrivée au centre de ce petit bourg est impressionnante. Un château en ruine domine du haut de sa falaise les maisons tassées sous les assauts de la tempête. Une épicerie-débit de IMGP1240.JPGboissons me permet une halte au calme. La tenancière, très expressive, me décrit toutes les sortes de voyageurs qui s'arrêtent chez elle. Son café fait dans une belle cafetière en verre est excellent et j'en consomme immodérément. Après une heure très agréable au cours de laquelle j'apprends beaucoup de choses au sujet de ce pays de contrastes, il est temps de retourner dans la grande soufflerie.

 

Un chemin très raide me conduit en quelques virages au château. Mais son accès est interdit car il est menacé d'effondrement. L'ambiance est austère et, l'absence de tout être humain dans cette tempête renforce la sensation d'éloignement. En effet, depuis ce matin je n'ai pas croisé une seule personne. Le panorama s'élargit. Des falaises saupoudrées de neige renforcent la sévèrité du paysage. Je m'arrête pour faire une photo et je repars en sens inverse sans m'en rendre compte. Ce n'est que quelques dizaines de mètres plus loin, qu'un détail caractéristique me fait réaliser que je marche sur mes pas. Etre soumis en permanence à ce vent très violent finit par altérer le jugement.

 

La neige adhère par plaques au chemin dans les petits creux, à découvert elle est balayée. Une fois un collet dépassé, la citadelle de Quéribus se révèle au regard dans toute sa puissance carrée. Que ce spectacle est grandiose dans ce paysage mis en exergue par des élèments IMGP1256.JPGvéritablement en furie. Par une marche sur un vaste plateau je m'approche de cette forteresse, qui se révèle de plus en plus impressionnante au fur et à mesure que la distance diminue. Je débouche sur la route et le petit parking permettant aux visiteurs de venir en véhicule. Aujourd'hui aucune voiture. Le guichet délivrant les billets est déserté, donc la visite sera gratuite. Rapidement je parcours l'étroit sentier menant au pied des remparts. L'escalier conduisant devant la porte d'entrée est complètement verglacé. Je me tiens vigoureusement à la rampe. Le vent devient tellement violent que je suis obligé de ramper afin de pouvoir progresser. Son intensité atteint son paroxisme au point d'entrée. Je dois mobiliser toute mon énergie pour ne pas renoncer. Je n'ai jamais ressenti une telle sensation, cela me ferait presque peur. Le passage sous la clef de voûte est franchement incroyable, l'esprit des Cathares se déchaîne pour me rejeter. Sitôt à l'interieur un phénomène stupéfiant se produit. Alors que je IMGP1264.JPGlutte pour ne pas être précipité vers le bas dans cet escalier verglacé, brutalement sans aucune transition un vent inverse me propulse vers le haut. Vraiment inimaginable, maintenant je suis poussé et je me demande si je ne risque pas d'être éjecté par dessus les remparts qui par endroits ne sont pas très hauts au-dessus des marches. Je trouve refuge dans un petit recoin et reprends mes esprits. Le haut du château me domine encore de plusieurs dizaines de mètres le long de cette lame rocheuse qui subit la fureur des éléments. Est-il raisonnable de continuer? Mais pris par l'envoûtement du lieu et la fascination de la tempête je suis inexorablement attiré. En rampant je m'élève, un peu inquiet cependant. J'essaie de coller au sol, m'aplatir au maximum, faire corps avec la pierre de l'escalier pour diminuer la pression de l'air. A ma gauche un peu avant l'édifice sommital, une pièce voûtée se présente. Je m'y réfugie. L'agression de cette bourrasque en furie prend fin comme par enchantement, j'avais l'impression de ne plus pouvoir y échapper, en quelque sorte d'en être le prisonnier. Que le changement est brutal. Je peux me mettre debout sans être bousculé en tous sens. Le hurlement de la tempête est vraiment stupéfiant. Les phénomènes aérologiques autour des remparts créent des dépressions et j'ai l'impression d'entendre une grosse pompe qui tourne à vide. Les murs semblent trembler, agités d'une vibration entrant en résonance avec les coups de boutoir de la tourmente. Je m'allonge et écoute longuement ce concert offert par la nature. Se gravent en moi des émotions que je ne suis pas prêt d'oublier. Une fois de plus l'endroit serait idéal pour passer une nuit de grandes sensations. Mais je n'ai pas d'eau, il reste quelques heures de jour et cette envie d'aller plus loin qui ne me lâche jamais.

 

Mobilisant mon courage, je retourne dans la grande soufflerie et rejoins l'entrée de la tour sommitale. J'en remonte l'escalier en colimaçon et débouche sur la terrasse qui domine les environs. La vision est pour le moins époustouflante, d'une réelle sauvagerie. De grosses nuées IMGP1269.JPGpoussées par un très rapide flux d'ouest défilent et percutent la forteresse à une vitesse ahurissante. Pour sortir sur l'esplanade particulièrement exposée, je me colle littéralement au mur. Une fois arrivé à l'extrêmité, je m'accroche à la roche du parapet pour faire une photo puis replonge le long de la muraille.

 

Il me faut maintenant quitter ce lieu magique sans succomber à un mauvais sortilège. La descente est très impressionnante, car la sensation d'être emporté et précipité au bas de la paroi est encore plus forte qu'à la montée. Arrivé devant la porte du château, je me méfie de l'inversion des courants d'air constatée auparavant. En effet je peine à m'approcher du porche comme si l'on voulait me retenir à l'intérieur, et dès que je l'ai franchi je suis violemment éjecté dans l'escalier verglacé. Heureusement je me tiens encore très fermement à la rampe.

 

Je parcours la sente ramenant à la route. Je viens de vivre une expérience unique. Sur le bitume quelques centaines de mètres plus loin, alors que je continue mon chemin vers l'ouest, un couple d'Anglais monte. L'homme me demande: Is it windy on top? Je lui réponds:Yes, it's terrific, worse than in Waterloo!

 

Mon humour ne doit pas être très bon, en tout cas pas anglais car cela ne le fait même pas sourire à moins que mon accent lui soit incompréhensible?

 

Je poursuis en direction de Duilnac où je compte dormir. Je distingue très nettement le village de Cucugnan, celui du curé, petit tertre juste éclairé par un rayon de soleil. En face sur une falaise IMGP1277.JPGs'étire la forteresse de Peyrepertuse. Elle est si bien intégrée au décor que l'on discerne difficilement ses différentes murailles des parois qui la soutiennent. Enfin j'atteins mon point de chute pour la nuit, le gîte communal. Pas un restaurant n'est ouvert. Après avoir arpenté dans la bise les rues du village, je rentre avec l'intention de me préparer une bonne soupe-purée. Un couple de retraités en reconnaissance pour un groupe d'amis est installé dans la salle à manger. Nous passons une soirée agréable à siroter leur cubiténaire de rouge des Corbières.

 

Quatrième jour de tempête, aube de début du monde et couche nuageuse épaisse, un jour IMGP1284.JPGmenaçant se lève. Il fait très sombre et le vent rugit toujours. Dans un air glacial je traverse le village désert, et pousuis face à l'ouest contre la tempête. La journée s'annonce prometteuse en émotions. Derrière moi dans le lointain se dresse la silhouette sombre et trapue de Quéribus, perchée au sommet de son rocher. Que cette vision est impressionnante par ce matin sans lumière! La neige est plus présente, les sommets sont accrochés par de gros nuages lourds et noirs, et le vent hurle de plus belle. Penché je lutte pour progresser. A plusieurs reprises je suis bloqué par une bourrasque et même à deux reprises jeté au sol. Je n'avais jamais connu cela. Cependant, mon corps et mon esprit se sont complètement adaptés depuis quatre jours, et je me sens formidablement bien dans ce lieu et ces conditions, qui semblent si hostiles.La couche de neige atteint plusieurs centimètres. Parfois de la masse IMGP1293.JPGnuageuse inquiétante un rayon de soleil perce. La combinaison étrange de cette lumière intense et ponctuelle avec la neige et la pénombre ambiante fait resplendir les couleurs de la végétation par touches fugaces, en particulier des lichens jaunes vifs qui colonisent nombre d'arbres.

 

Je traverse deux villages, proches l'un de l'autre. Ils sont déserts, leurs rues sont parcourues par une bise glaciale et mordante, de grandes plaques de verglas ne demandent qu'à provoquer une chute, et toujours pas âme qui vive. Les habitations semblent abandonnées, chacun se terrant chez lui. L'impression de désolation est accentuée par le fait que je ne vois aucune cheminée fumer. Peut-être les turbulences sont-elles trop fortes pour que les panaches de fumée puissent se former? Je continue par la route en direction de Bugarach distant d'une dizaine de kilomètres. L'ambiance est franchement hivernale, tout est blanc. Les parois rocheuses lorsqu'elles se IMGP1301.JPGdécouvrent provisoirement sont complètement plâtrées. Je croise deux cheveaux qui piétinent leur prairie enneigée, je leur gratte le bout du museau et poursuis ma route, plié face aux assauts de la neige et du vent. Et dire que je pensais venir faire une balade dans le midi donc dans la chaleur. Mais dans le fond c'est bien mieux comme cela.

 

L'après-midi est bien entamée et déjà la lumière est crépusculaire, pourvu que je trouve un point de chute, car la tente cette nuit ça risque d'être sportif. Je fais le point à l'abri relatif d'un mur. Déplier la carte est un véritable problème, ajuster les lunettes de vue avec la neige en est un autre. Heureusement que la topographie du lieu est sans difficulté. Une fois dans le village de Bugarach, je repère le gîte et il est ouvert.

 

Je vais passer une soirée des plus étonnantes avec un être pour le moins habité par des pensées qui me sont étrangères. Il me racontera une multitude d'histoires d'esprits frappeurs et autres exrta-terrestres, plus invraisemblables les unes que les autres, la CIA aurait répertorié quarante huit espèces différentes d'êtres venant des étoiles. Il m'en décrit certaines. Je suis vraiment replongé dans les aventures de David Vincent, feuilleton télévisuel de ma jeunesse, et comme je l'écoute avec attention et curiosité, il va marquer une pause me regarder et me déclarer: « manifestement vous semblez en savoir plus que vous voulez bien le dire». Je le fixe dubitatif, réprimant un fou rire sans rien laisser transparaître, et me contente d'un «ah bon!» laconique. Ferais-je partie des Men in black?

 

Le lendemain le temps s'est radouci, la neige a été remplacée par une pluie forte. L'envie de continuer dans ces conditions ne soulève pas mon enthousiasme. Mon narrateur de la nuit est lyonnais, et ce matin il rentre chez lui. Je lui demande s'il peut m'emmener. Il me laisse à la gare de Vienne. Durant les quelques heures du trajet il me contera encore une foule d'histoires complètement folles, manifestement tous les Terriens n'habitent pas la même planète.

 

Ces quatre jours sur un bout du chemin cathare me laisseront un souvenir fort par les émotions connues au contact des éléments déchaînés et de l'immense bien-être que l'on peut éprouver dans ces conditions adverses lorsqu'on se sent tout naturellement à sa place.