19/08/2012
Oisans Sauvage Passion d'une vie
Oisans Sauvage Passion d'une vie
Le massif de l’Oisans restera pour moi cette région montagneuse privilégiée, que j’ai appris à connaître dès mon plus jeune âge, grâce à mon père, qui nourrissait une passion pour cette terre sauvage du Haut Dauphiné. Cependant, cette préférence ne tient pas à la précocité de ma découverte, mais bien aux caractéristiques extraordinaires de ce territoire. Sans vouloir les énumérer, je me contenterai de laisser courir l'écriture au fil des émotions, que fait naître cette région chez l'amoureux de la nature, de la montagne et des grands espaces.
Sa diversité liée à son immensité, en fait un massif aux multiples visages, du nord au sud, forts différents. Pour s’en convaincre deux points d’observation, l’un au nord le plateau d’Emparis, et l’autre au sud à partir de Champoléon, vous révèlent deux aspects opposés. Du premier endroit, le regard embrasse les extraordinaires faces nord de la Meije et du Râteau, parois sombres, auréolées de neige même au cœur de l’été, s’élevant majestueusement par delà de vastes glaciers chaotiques, bardés d’impressionnantes crevasses.
Du sud, au contraire vous découvrez une immense vallée sèche qui vient buter sur le Sirac et son interminable crête en dents de scie qui approche les 3500 mètres d’altitude. Là, au cœur de l’été tout n’est que roches arides, écrasées de chaleur. On pourrait s’imaginer dans un désert, bien loin de nos régions tempérées. Ces deux caractères d’une même région m’ont toujours fasciné. Le long de la Durance qui borde ces montagnes à l’est on est déjà dans le midi, presque en Provence. Le thym et d’autres herbes aromatiques embaument les chemins et les pierriers.
Par contre, lorsque vous descendez du col du Lautaret, les prairies et les austères parois vous rappellent que vous êtes dans les Alpes du nord, où règne une climatologie différente. Pourtant, il s’agit d’une même et unique région montagneuse, le massif des Ecrins ou de l’Oisans. Deux noms pour un même espace. Les Ecrins, car il s’agit du sommet culminant, et qui de plus dépasse les 4000 mètres. On l’appelait aussi, il y a fort longtemps le massif du Pelvoux, à l’époque on pensait, à tort, que ce sommet plus visible que les Ecrins était le point culminant. L’origine du nom Oisans, quant à lui, se réfère à la peuplade qui vivait dans ces contrées avant la conquête romaine. Deux dénominations pour une même région aux deux visages, rien de plus naturel !
Après avoir regardé ces montagnes de leur périphérie, rentrons en leur cœur. Deux vallées grandioses nous conduisent au centre de ce sanctuaire. D’un côté la vallée de la Bérarde et de l’autre celle de Vallouise. Tout en cheminant le long de chacune de ces routes remontant ces vallées, lentement les points de vue s’affinent et les grands sommets deviennent toujours plus imposants. Pêle-mêle, apparaissent la Meije, la Barre des Ecrins, l’Ailefroide, le Pelvoux, et de nombreuses autres éminences rocheuses ou neigeuses. Ces deux axes d’entrée sont en été très fréquentés. Mais, dès que vous vous éloignez des routes, des chemins et des rares escalades à la mode vous vous retrouvez seuls ou presque face à ces immensités de roche et de glace.
En matière d’escalade les usages et les pratiques ont évolué. Avec le développement d’une multitude de voies de varappe à proximité des routes en fond de vallée aussi bien à la Bérarde qu’à Vallouise, les grimpeurs désertent les grandes voies d’alpinisme. En effet, le jeu n’est pas le même. D’un côté un excellent rocher avec de très courtes marches d’approche, de l’autre de grandes parois austères aux approches interminables, souvent défendues par des glaciers particulièrement hostiles en été, lorsque la glace dure et dénudée de toute trace de neige barre l’accès au rocher. Pour se confronter aux premières, un lever tardif suffit, par contre pour aller à la rencontre des secondes, un réveil très matinal s’impose, suivi d’une gigantesque marche que l’on commence de nuit dans la caillasse. Ce départ aux aurores constitue un préalable indispensable, car l’expédition sera longue. Dans le premier cas, on est plus à la recherche du joli parcours technique, et dans le second plus à la quête d’une confrontation à la nature sauvage, par définition hostile à l’homme. Là, un jugement sûr et le sens de la lecture du rocher sont indispensables, afin de mettre de son côté de bonnes chances de réussite. Mais, il n’est pas question de juger une pratique à l’aune de l’autre. Cela me rappelle un débat sur le classement des sociétés humaines. La grand question étant : y-a-t-il des sociétés supérieures à d’autres ? Par définition la question est stupide, car chaque société se juge, et par conséquent classe les autres, en fonction de ses propres critères. On se mord très vite la queue dans ce genre de débat. Bien évidemment, la confrontation entre les sociétés et leurs modes de vie différents crée des mésententes voire des ruptures, mais je ne vais pas aborder ce sujet qui nous emmènerait très loin des montagnes.
Je reviens au cœur du massif de l’Oisans et tout particulièrement vers un groupe de montagnes que j’ai regardé depuis ma plus tendre enfance et dont je n’avais gravi jusqu’à ce jour aucun des sommets. Il s’agit de cette immense arête qui s’étire sur plusieurs kilomètres, dont les pointements frisent les 4000 mètres sans toutefois les atteindre. Tout au long de cette dentelle de pierre, on égrène des noms qui font rêver : Pelvoux avec ses deux cimes, Puiseux et Durand, le Pic Sans Nom (qui a quand même un nom !), le Coup de Sabre et la longue arête des Ailfroides avec leur terrible et sombre face nord-ouest, qui s’élève d’un jet sur 1,2 kilomètre de roche à pic. Cette immense vague de pierre domine le glacier noir, ainsi nommé car en été il est entièrement recouvert de débris morainiques, qui lui donnent cette couleur noire. Je l’ai à plusieurs reprises remonté les yeux levés vers ces pics acérés, presque inaccessibles, en songeant aux récits épiques des alpinistes qui les premiers se sont lancés à l’assaut de ces faces.
Sur l’autre bord de ce glacier j’avais il a déjà longtemps gravi deux montagnes célèbres, tout d’abord le pilier sud des Ecrins qui culmine à 4102 mètres, et le Pic Coolidge plus modeste avec ses 3775 mètres, mais qui constitue un belvédère de tout premier plan pour admirer les grands sommets qui l’entourent. Cela m’avait laissé, au cours de longues marches, tout le loisir de contempler ce décor extraordinaire.
Cet été, Christophe me propose d’aller escalader la face sud du Coup de Sabre. Cela fait déjà très longtemps que je n’ai pas fait une voie de cette ampleur en haute montagne. Certes, au cours de ces dernières années nous avons gravi ensemble des voies techniquement aussi difficiles, voire plus, mais qui ne nécessitaient pas une telle marche d’approche de plus de 1700 mètres et qui atteignaient une altitude plus modeste. Je me suis empressé d’accepter la proposition, et voilà comment nous nous retrouvons au village d’Ailefroide en partance pour le refuge du Sélé, lieu d’où nous partirons demain matin pour notre ascension.
Tout au long de ce parcours sur sentier en ce début d’après-midi de chaleur, des souvenirs anciens me reviennent en mémoire au fur et à mesure de notre progression. Je me souviens d’une magnifique course à ski de randonnée en direction de la pointe des Bœufs Rouges, par des conditions de neige fabuleuses, qui nous permettaient une progression rapide. Je me remémore aussi l’ascension du très étroit couloir du Pelas-Vernet, qui se cache au fond d’une faille profonde. Tout cela remonte à plus de trente ans, cependant les souvenirs sont très présents et précis. Certaines expériences vous marquent de façon indélébile au-delà des jours qui s’écoulent. Une vie est balisée un peu à la manière d’une côte dans le brouillard, ponctuée de phares afin de permettre la poursuite de sa route vers un futur peuplé d’incertitudes. Le temps passe vite !
Voilà aussi ce que je viens chercher en acceptant la proposition de mon guide. Je suis à la recherche du souvenir, faisant revivre des sensations fortes éprouvées dans ce massif montagneux, il y a déjà bien longtemps. Tout à ma réflexion, nous avançons rapidement et en deux heures et demie nous atteignons le refuge du Sélé. C’est la première fois que je m’y rends. Ces dernières années, je ne fréquentais plus trop les refuges, de peur de la surpopulation, entraînant des nuits très inconfortables, dans la chaleur des dortoirs et dans le bruit des ronfleurs. Mais les modifications des habitudes des randonneurs et des grimpeurs, ainsi que des conditions d’enneigement ont amené à une fréquentation beaucoup moins importante de nombre de refuges de haute montagne. Cela n’est pas pour me déplaire, bien que ce soit fort triste pour les gardiens de ces refuges, qui exercent ce métier avec conviction, un peu à la manière d’un sacerdoce.
Ce soir, nous sommes une petite dizaine, ce qui est très peu en pleine saison estivale. Une cordée part pour la traversée du col du Sélé. Etant donné le faible enneigement et la longue distance sur glace vive cette randonnée représente à mon sens un véritable calvaire. Très logiquement les candidats ne se bousculent pas. Deux grimpeurs envisagent une escalade dans la face sud de Sialouze, réputée pour son rocher de grande qualité, ce qui est tout à fait remarquable pour l’Oisans, dont la réputation est plutôt liée au rocher incertain. Un guide et son client ont jeté leur dévolu sur la voie normale d’Ailefroide. Avec ces derniers, à cinq heures du matin nous partirons ensemble, nos chemins étant communs les premières heures. Cela ne fait pas grand monde pour cette bâtisse à large capacité. Demain soir, au grand désespoir du gardien, ils ne seront que trois, alors que nous sommes presque au week-end du 15 août, traditionnellement l’un des plus fréquentés.
Le repas du soir sera animé, discussion intéressante sur la montagne et autres sujets à connotation plus professionnelle. Nous aurons droit à du chamois en sauce, je ne sais pas s’il a été braconné dans le coin ? A la fin du repas le gardien, fort sympathique, nous fera un sérieux appel pour nous offrir un génépi maison. Mais nous résisterons et ignorerons son invitation. En effet, il détient une fameuse réputation, dont certains grimpeurs ne se sont pas relevés, étant redescendus du refuge avec une sérieuse gueule de bois, en oubliant jusqu’à la paroi pour laquelle ils étaient venus !
4heures30 lever, petit déjeuner sans entrain avec du pain pour le moins plus très frais, agrémenté d’un peu de beurre et d’une minuscule portion de confiture. A ces moments très matinaux, la faim n’est pour le moins pas très forte. Je me force donc à engloutir quelques tranches de pain. Dans le refuge nous nous équipons de nos baudriers dans un léger cliquetis métallique, dû aux mousquetons qui s’entrechoquent.
Nous attaquons la marche d’approche de nuit. Très vite le chemin conduit dans de petites barres rocheuses. Seul le halo de la lampe frontale permet de discerner les quelques mètres qui nous entourent. Ces marches sur terrain raide de nuit, alors que l’on vient juste de se réveiller, que les muscles sont encore froids et les mouvements mal assurés, sont impressionnantes et pas toujours très agréables. Dans une nuit opaque on s’imagine se promener au-dessus de vides abyssaux, toujours un peu tendu à l’idée de faire un faux pas, qui vous précipiterait vers une mort probable. Il n’en faut pas plus pour que le cerveau se réveille franchement et que la vigilance devienne extrême, à la recherche de prises de pied et de main au milieu des ténèbres. Cependant ces marches de nuit, un peu à tâtons, entouré d’immenses parois dont on ne distingue que les gigantesques silhouettes noir d’encre, qui se dessinent sur les étoiles, font partie intégrante des émotions que l’on vient chercher dans ces quêtes de sommets de haute montagne. On avance dans sa minuscule bulle de lumière, un peu à l’aveugle au milieu de ce décor d’immenses parois peuplées d’à-pics que l’on côtoie, à la manière d’un funambule qui ne distinguerait pas toujours très bien le filin sur lequel il est en équilibre. Ces absences de références précises, au milieu d’ombres qui migrent et se modifient au fil de vos pas font naître des illusions qui peuvent procurer de vrais vertiges, les informations fournies par les yeux et celles fournies par l’oreille interne pouvant différer. Voilà ce que représentent pour moi ces départs nocturnes, sur ce qui n’est plus des chemins et pas encore de l’escalade à proprement parler.
Heureusement, le jour ne tarde pas à se lever et cela rend la progression plus agréable. Les montagnes révèlent enfin leurs formes véritables. Éperons, faces et étendues glaciaires se différencient lentement dans une pénombre de moins en moins intense. Le ciel passe du noir profond au bleu, et enfin une teinte rouge sombre prend le dessus. Ce rouge devient de plus en plus vif, et cède à son tour devant le jaune, annonce imminente de l’apparition du soleil. Les faces rocheuses, par leurs teintes, en commençant par le sommet et avec un certain décalage dans le temps, suivent l’éclairement amorcé dans le ciel. De noires, elles virent au gris puis le rouge à son tour passe par tous les dégradés, pour enfin déboucher sur la véritable couleur de ce gneiss de l’Oisans, qui révèle une multitude de couleurs de l’ocre au vert pâle dû à certains lichens, sans oublier le rouge couleur rouille généré par certains oxydes de fer. Les glaciers dévoilent leurs véritables conditions. Ayant pris de l’altitude nous pouvons les observer du haut. Très nettement les parties de glace vive tranchent par leur froide couleur métallique bleutée sur les parties enneigées, plus blanches, quoique saupoudrées de débris de poussière dus à l’érosion très active dans ces zones de fortes amplitudes thermiques.
Après avoir contourné un vaste éperon, nous dépassons l’ancien refuge. Cette apparition d’une époque révolue nous plonge une centaine d’années dans le passé. Nous nous attendrions presque à voir sortir quelques alpinistes à chapeau, chaussés de chaussures à clous et portant des cordes en chanvre. Mais non, rien ne bouge, seuls peut-être les esprits des premiers ascensionnistes de ces cimes de l’Oisans se cachent encore parmi ce décor fantastique ? Un vaste vallon se découvre, et devant nous se dressent l’Ailefroide, le Coup de Sabre, le Pic sans Nom et son avant-poste l’aiguille de Sialouze. Le lieu est étrangement calme, Alors que 1500 mètres plus bas la vallée grouille de touristes, nous sommes seuls à contempler ce spectacle de la montagne qu’incendie le soleil. Il fait bon, pas un brin d’air. D’un pas alerte nous franchissons les quelques centaines de mètres qui nous séparent du glacier. Lorsque nous l’atteignons, nous chaussons les crampons pour parcourir une glace dure mais heureusement peu raide. Rapidement elle cède la place à la neige, ce qui rend notre progression plus confortable. Plus nous approchons du pied de la paroi, plus elle nous semble immense du haut de ses presque 400 mètres. La neige se redresse en finale, alors que nous touchons au rocher.
Le départ de notre escalade n’est pas évident à trouver. En effet, on recherche toujours le premier piton qui indique le démarrage. Dans le cas présent il se situe à une quinzaine de mètres du sol et ne se distingue pas très bien. Christophe l’identifie cependant assez rapidement, après quelques tâtonnements dans une pente de neige raide. Nous soufflons, car le gardien nous a dit que la veille une cordée d’Anglais n’avait pas réussi à localiser le départ.
Nous enlevons nos crampons et nos chaussures de montagne, et enfilons nos chaussons d’escalade L’opération est assez aisée, car la neige fait un replat juste avant le rocher. Ce n’est pas toujours le cas, et parfois il faut faire tout un tas d’acrobaties dans une pente raide, en faisant attention de ne pas tomber et de ne pas laisser filer crampons ou chaussures dans la pente ou pire dans une crevasse. Rien de tel aujourd’hui, et c’est sans stress particulier que je me prépare.
Christophe attaque la première longueur et arrive à bout de corde sans avoir trouvé de vrai relais pour me faire venir. Assuré sur un seul piton il me demande de démarrer. Dans cette première longueur le rocher est constitué d’un granit sans grain assez glissant. La sensation est désagréable aux pieds, car justement ces derniers manquent d’adhérence. Mais l’escalade n’est pas trop difficile et le passage n’oppose pas de vraie difficulté. Après une vingtaine de mètres, je marque l’arrêt à mon tour, pour que Christophe reprenne sa progression à la recherche d’un vrai relais. Après une longue dalle à faible inclinaison, il trouve enfin ce qu’il cherche. Et tout au long de notre escalade, nous n’aurons plus de mauvaise surprise et les points d’arrêts sécurisés par au moins deux pitons se succéderont régulièrement. Après les cent premiers mètres, le granit glissant laisse soudainement la place à un joli gneiss coloré, au gros grain sur lequel les chaussons d’escalade font merveille.
La paroi est toujours très raide, pas très loin de la verticale, même par petites sections surplombante. L’itinéraire reste bien balisé par les pitons en place. Cependant ce rocher demande de la recherche dans le positionnement, car les prises bien souvent ne sont pas directes. Il faut alors recourir à des tractions en opposition sur des fissures que l’on prend latéralement ou par en dessous. Cela demande des efforts importants dans les doigts et les avant-bras. Pour moi qui n’ai pas un gros entraînement cela va virer dans la onzième et dernière longueur à la ‘ bagarre de rue’ et c’est à la limite des crampes dans les doigts que je vais me hisser sur ce sommet qui frôle les 3700 mètres d’altitude à un mètre près.
La vue y est saisissante de toutes parts. Là-bas au nord dans le lointain le Mont Blanc affiche sa silhouette, toute de blancheur, si caractéristique. Juste à nos pieds l’immense glacier noir déroule sa surface de cailloux. Juste en face la gigantesque face sud des Ecrins nous domine de plus de 400 mètres. Nous sommes encadrés le long de notre arête, d’un côté par le pic sans Nom et de l’autre par l’Ailefroide. Loin au sud le Sirac déploie sa grande crête si particulière. La fatigue a fait son effet et tout content de me trouver en ce lieu aérien, j’ai du mal à m’alimenter. Cependant je dois me forcer, car une longue descente en rappel nous attend. Bien souvent, les accidents arrivent au cours de ces manœuvres du fait du relâchement de la vigilance dû à la fatigue.
Christophe se lance dans le premier rappel, puis vient mon tour. Un dernier regard circulaire du haut de ce pic et je me laisse glisser le long de la corde. Ces opérations de descente sur un vide de plusieurs centaines de mètres sont toujours impressionnantes, bien que généralement techniquement faciles. D’où l’importance de ne pas se laisser gagner par la routine qui peut conduire à l’erreur, que l’on croirait impossible, et qui malheureusement se produit, même au détriment des plus forts. Et c’est ainsi que l’on se retrouve précipité dans le vide pour un dernier grand vol. Nos onze rappels se passent sans incident, si ce n’est une corde bloquée au cours du premier, et une petite manœuvre à quinze mètres du glacier, du fait de notre corde trop courte de cinquante centimètres pour rejoindre le dernier piton, ce qui a impliqué un petit pas d’équilibriste sans assurance.
Enfin nous voilà de retour sur la neige. Durant notre escalade la glace sous-jacente a bougé, et l’une de mes chaussures posée à même le sol s’est déplacée, enfoncée dans une petite dépression. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’elle soit précipitée dans la rimaye, profonde crevasse à la séparation de la glace et du rocher. Je n’ose imaginer comment j’aurais redescendu ce glacier avec une seule chaussure de montagne, les chaussons d’escalade, n’étant pas du tout, mais alors pas du tout prévus à cet effet. Mais la montagne s’est montrée encore une fois clémente à mon égard.
Il ne nous reste plus qu’à nous lancer dans une immense descente de 1700 mètres de dénivelé, en passant par le refuge, afin de retrouver la voiture tout en bas dans la vallée. A 19 heures nous atteignons le refuge. Plus que 1000mètres de dénivelé à descendre. Ils vont me sembler très longs. La montagne a été désertée par les randonneurs, montés pour la journée au refuge. Les chamois ont repris possession des lieux et ils ne sont pas farouches du tout. Nous les approchons à quelques dizaines de mètres et ils continuent sans trop d’inquiétude à brouter herbe et feuillage. Une mère et son petit, juchés sur une légère crête juste au-dessus du chemin nous regardent passer avec curiosité. La nuit nous surprendra dans la descente, que nous finissons par trouver interminable. Dans les passages en forêt, la pénombre se fait bien réelle. Enfin entre les troncs d’arbres, nous voyons apparaître les lumières du camping. Ça y est nous en avons fini, la voiture nous attend bien sagement. Il est 21heure30. Depuis cinq heures du matin, nous ne nous sommes pratiquement pas arrêtés et c’est avec plaisir que je m’assois dans mon véhicule. Il ne nous reste plus qu’à retourner à Gap qui est distante de 80 kilomètres. La nuit est particulièrement limpide et nous sommes le 11 août, période des pluies d’étoiles filantes. J’en verrai une belle alors que je conduis. Dernier petit clin d’œil de la nature au cours de cette journée bien remplie.
Alors que je suis rentré chez moi depuis deux jours, je prends le (vieux) guide du massif des Ecrins de Lucien Devies et Maurice Laloue. Pour moi ce livre de couleur rouge, édité en 1946, représente une véritable bible du massif. A le lire, c’est toute l’histoire de la découverte de ces montagnes que l’on suit. Les dessins des parois à l’encre sont très précis. Page 61, sur une demi-feuille le Pic Sans Nom, entouré de la Pointe Puiseux et du Pic du Coup de Sabre, affiche sa grandiose face nord. Le Pic du Coup de Sabre est dénommé Petit Pic Sans Nom. Une correction à l’encre bleue rectifie cette erreur d’appellation. Je reconnais cette écriture, c’est celle de mon père qui avait acheté ce livre en 1956. Je sais que son esprit est encore là-haut. Il m’avait demandé d’aller répandre ses cendres sur un sommet de la région. Il avait finalement changé d’avis, de peur que je prenne des risques en accomplissant ses dernières volontés. Cette rectification à l’encre bleue, d’une écriture ferme et droite, est la preuve, qu’au cours de cette plongée de ces deux derniers jours au cœur de ce sanctuaire, il était là, et qu’il participait à mon plaisir, bien que ma pratique de l’escalade extrême lui ait toujours provoqué une certaine crainte pour mon intégrité physique.
15:35 Publié dans escalade, expérience vécue, Sport | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ecrins, pelvoux, paroi, coup de sabre, refuge du sélé, escalade, glacier noir
11/04/2011
Escalade, passion quand tu nous tiens
Passion quand tu nous tiens
Robert m’appelle de Paris pour un petit week-end d’escalade volé sur l’emprisonnement de notre mode de vie, qui nous grignote tous nos instants. L’espace d’une journée nous allons nous échapper et retrouver nos sensations de jeunesse, lorsque nous partions un peu plus insouciants nous confronter aux falaises du Vercors ou de la Chartreuse, qu’il s’agisse du Mont Aiguille, de la Montagne des Trois Becs, de la sauvage paroi de Glandasse, de la dent de Crolle, des rochers du Midi ou de notre préférée l’extraordinaire citadelle
d’Archiane. Cette fois l’entreprise sera de moindre envergure, il s’agit d’aller gravir le pilier de Chamechaude en Chartreuse, falaise de l’ordre de cent cinquante mètres. Cependant, si le développement des immenses falaises du Vercors ou de la Chartreuse n’y est pas, l’ambiance et tous les ingrédients qui la constituent sont bien présents. Même si une petite appréhension m’étreint car, l’entraînement à l’escalade je n’en ai pas beaucoup, l’enthousiasme me gagne. Les parois de ce secteur sont toujours verticales voire surplombantes, le rocher n’est pas réputé pour être excellent, voire pire. Bien souvent on a l’impression de louvoyer au milieu de tas de roches empilées qui ne demandent qu’une petite aide pour s’écrouler jusqu’au pierrier qui se trouve toujours à leur pied, preuve s’il en était que ça dégringole dans ces coins. Mais partir à la redécouverte de nos sensations de jeunesse dans ces falaises de couleur éclatante, où l’ocre le gris et rouge dominent, nous procure un tel bonheur que les légères angoisses sont loin d’être un frein, tout au plus une motivation supplémentaire du fait de l’adrénaline dispensée.
Donc Robert viendra me récupérer à sept heures du matin à Lyon. Toujours la peur d’être en retard et l’impatience d’être parti font que je suis prêt avant l’heure convenue. J’en profite pour commencer un livre que je viens d’acheter « l’esprit du chemin voyage aux sources du Bonheur» de Olivier Lemire. Ouvrage au titre aussi évocateur qu’étrange. Ce livre a attiré mon attention au cours de mes longues et fréquentes recherches dans les différentes librairies lyonnaises, car il aborde un sujet qui m’est très cher, la narration des longs voyages à pied à travers la France. La spécificité de l’auteur et je n’y avais jamais songé, provient de son mode de sélection des itinéraires de ses voyage à pied. En effet, et cela est très étonnant, il les détermine en fonction des noms de son point de départ et d’arrivée ainsi que de ses points de passage. Cette fois son but est le ruisseau « le Bonheur » perdu quelque part au fin fond du massif Central, son départ se situant à proximité de Paris, une fois l’emprise de la ville dépassée, laissant revivre de larges pans de terre non construite et les champs se développer. Son premier voyage de l’ordre de 450 kilomètres, il l’avait effectué au départ du hameau de « la Vie » à l’ouest de Paris jusqu’au lieu dit « la Mort » dans le Jura. Cela l’avait tellement marqué qu’il s’engage cette fois-ci pour une épopée pédestre à la rencontre des lieux et des gens sur 1500 kilomètres en passant par des endroits aux noms évocateurs comme « la Haine », « le Bout du monde », « le Cercueil », « l’Amour », « Plaisir », « le Corps », « la Solitude » ou « la lumière ». Il est toujours étonnant de constater quelles peuvent être les motivations qui nous poussent à partir à l’aventure. Après quelques pages, juste le temps d’aiguiser mon intérêt et ma curiosité, j’entends une voiture s’arrêter devant la maison, je prends mon sac et pars rejoindre Robert.
Chamechaude dans la Chartreuse, une centaine de kilomètres de Lyon,
nous sommes pressés d’y être. Nous devons faire attention aux excès de vitesse, car sur autoroute il est difficile de respecter les limitations surtout avec nos véhicules modernes avec lesquels les deux cents à l’heure ne procurent presque plus la moindre sensation. Mais prudence oblige nous essayons de nous plier à la loi. Peut-être aussi, mais ne l’avouons pas, le nombre de points particulièrement faible sur nos permis nous incite à lever le pied. Roulant en direction de l’est, le relief prend progressivement de l’ampleur. Nous nous dirigeons vers la dépression qui se situe entre les deux massifs de Chartreuse et du Vercors. Cela nous rappelle notre jeunesse où nous prenions dès que nous le pouvions le chemin de ces régions d’aventure, où notre motivation principale n’était le nom des lieux mais la difficulté des escalades, dont nous lisions les descriptions dans le mythique guide des escalades en Chartreuse et Vercors. Bouquin épais, à la couverture cartonnée jaune, de petites dimensions, calqué sur les prestigieux guides de montagne DEVIES sur le massif du Mont Blanc. Ces livres nous plongeaient dans les rêves les plus fabuleux, nous nous imaginions pendus au-dessus de vides immenses accrochés à des surplombs par des prises minuscules, à chercher « toute adrénaline dehors », une issue au passage où notre salut passerait forcément par la découverte d’aspérités minuscules et l’accomplissement de mouvements d’adhérence ou d’opposition, permettant d’utiliser tous les reliefs de la roche quelque soit leur orientation. Nous imaginions les Terray, Lachenal ou Desmaison, nos héros que nous admirions comme
des dieux invincibles en train de se battre contre ces à-pics dont ils avaient fait d’admirables récits. Et puis, à notre tour nous connaissions ces sensations fortes d’être pendus dans ces falaises typiques par leur raideur et leur rocher fracturé. Depuis cette époque, hélas déjà lointaine, l’escalade s’est orientée vers des falaises plus monolithiques, au rocher moins aléatoire, lorsqu’on ne se contente pas de s’affronter à des murs artificiels. Ces derniers, sans vouloir les critiquer, car ils ont leur intérêt, à mon sens sont dépourvus de toute la sensualité que procure une roche naturelle au toucher, de même il y manque le prodigieux intérêt de découvrir la manière de négocier un passage à la recherche d’un cheminent qui n’est pas toujours direct, et qui demande un décodage faisant appel à un réel travail intellectuel d’anticipation quant aux mouvements qui permettront de maintenir l’équilibre dans les positions les plus étonnantes.
Voilà au cours de notre approche en direction de Grenoble, ce qui nous revient en mémoire, à gros flots. Le plus étonnant, et qui ne manque jamais de nous surprendre, c’est la clarté des souvenirs et leur fraîcheur. Ces moments vécus nous ont tellement marqués par leur force et par ce qu’ils ont déclenché de plaisir brutal en nous, qu’ils sont comme incrustés de manière intemporelle dans nos neurones. Que nous les ayons vécus il y a maintenant une quarantaine d’années, cela ne nous empêche pas de nous remémorer avec acuité la rugosité du rocher au doigt, l’adhérence sous les chaussons d’escalade, la joie de la découverte à la limite de la chute, la minuscule aspérité qui permettra de maintenir un équilibre de plus en plus instable dans une fuite en avant de plus en plus rapide du fait des forces dans les bras qui nous abandonnent. Et puis ce vide qui se creuse entre nos jambes, au point de ne plus distinguer très précisément le pied de la paroi, et aussi les odeurs très particulières de ces grandes parois calcaires, où les fragrances minérales se mélangent aux essences exhalées par les buis qui poussent dans les endroits les plus invraisemblables. Rien que d’y penser, notre rythme cardiaque s’accélère et l’émotion nous donne des couleurs aux joues.
Nous quittons l’autoroute et montons en direction du col de Porte, lieu où nous laisserons la voiture pour entamer la marche d’approche qui nous conduira au pied de la falaise. Nous sommes au mois d’avril et bien que la température soit presque estivale, sur ce versant nord de Chamechaude, se trouvent encore de vastes plaques de neige. Par un large chemin nous montons dans une belle forêt de sapins à la couleur sombre, presque noire. Après quelques centaines de mètres de dénivellation, nous dirigeant un peu au hasard dans la volonté de rejoindre le versant sud, nous débouchons sur un petit belvédère qui nous offre une vue magnifique sur le massif de Belledonne. Ce denier est encore très enneigé et de toutes parts les montagnes foisonnent, dans un panorama à 360 degrés. Juste au nord la dent de Crolle lance vers le ciel son immense courbe arrondie, face à nous le massif des sept Lots et Belledonne occupent tout l’est et lorsqu’on porte le regard au sud, le Vercors déploie ses nombreuses parois de rochers de la Sûre en passant par les Deux Sœurs, le Gerbier, le Grand Veymont, les rochers du Parquet et en guise de point final le Mont Aiguille qui tel un immense monolithe marque la fin du Vercors. Et puis encore, un peu plus à l’est et au sud, l’Obiou impose sa silhouette massive qui telle une sentinelle éternelle donne accès au Dévoluy. Outre la splendeur du spectacle offert par le foisonnement de ces falaises, la plupart de ces endroits nous rappellent des escalades que nous avons effectuées, et nous ne pouvons pas poser notre regard sur l’un ou l’autre de ces coins de verticalité sans que le souvenir et l’émotion ne montent en nous.
Cette escalade que nous venons faire aujourd’hui, je réalise que je la vis à la manière d’un pèlerinage non prévu, une multitude de
sensations non canalisées me ruisselant littéralement dessus. Bon, il faut cependant nous arracher à nos rêves pour essayer une fois de plus de les vivre. Car la réalité s’impose à nous et le temps passe, alors que nous sommes attendus ce soir à Lyon. Un peu au hasard nous reprenons notre chemin et après quelques détours, nous découvrons la sente caillouteuse qui nous laisse pressentir que nous allons entrer dans le sanctuaire de la falaise. Rapidement nous sommes au pied de ces rochers de quelques cent cinquante mètres de haut. Ils sont orientés plein est, le soleil darde ses rayons. L’éblouissante clarté de la roche réverbère chaleur et lumière. Que ces sensations que nous vivions en rêve dans la voiture sont bien conformes à la réalité. Lorsque nous avons découvert pour la première fois cette ambiance très caractéristique de ces immensités calcaires verticales, alors que nous avions seize ans à peine, nous avons vécu, du fait de la nouveauté, cette expérience comme un véritable choc. Nous n’imaginions pas que de tels lieux existent. Mais maintenant, quarante ans plus tard, ayant connu de grandes montagnes un peu partout sur la Terre, ayant vécu des expériences professionnelles et personnelles très intenses, on imaginerait que notre curiosité, notre plaisir et notre étonnement aient subi au moins une petite atténuation, un léger effacement, une certaine altération. Eh bien non ! Aucune expérience ne joue, aucune habitude ne s’est installée. Se trouver en un tel lieu déclenche toujours la même sensation de plénitude enfantine. Bien peu de choses se sont perpétuées en nous de façon intacte à travers les ans et les expériences de la vie avec cette puissance. Les premières amours lorsqu’elles sont les bonnes sont intangibles, bien que les aléas de la vie ne nous permettent pas de leur être toujours très fidèles. Le bonheur c’est peut-être cela, regarder et sentir une belle paroi éclatante que l’on envisage de grimper. Elle reste nimbée de mystère et cache à notre regard encore distant les minuscules aspérités qu’elle nous dévoilera au-fur-et-à-mesure, avec parcimonie, nous permettant finalement d’atteindre son sommet.
Il nous faut maintenant trouver notre itinéraire dans cette falaise qui se développe horizontalement sur un kilomètre et ce n’est pas toujours
facile. Le topo indique de rejoindre le quatrième éperon, puis de l’attaquer sur sa gauche par une fissure jaunâtre et délitée. Pour le moment, un peu sous le charme des souvenirs qui se bousculent, l’esprit quelque peu inattentif, nous errons au pied de la paroi avec insouciance, un peu au petit bonheur la chance. Nous remontons un court couloir très raide et croulant, manifestement fréquenté par les chèvres et venons buter sous des surplombs peu sympathiques. Dans ces moments, on trouve toujours une ressemblance avec l’itinéraire décrit, il suffit d’un peu d’imagination. Mais là manifestement rien ne ressemble à la description dans le dédale vertical qui nous domine. Nous redescendons et continuons à parcourir le pied de la paroi les yeux vers le haut. Enfin, une gorge caractéristique nous permet de réaliser que nous avons dépassé le point de départ de notre voie d’escalade. Nous nous localisons rapidement, et par une trace minuscule s’insinuant déjà dans la paroi, nous rejoignons la fameuse fissure délitée jaunâtre qui va nous ouvrir l’accès à ce paradis vertical.
Il est bientôt onze heures trente. Nous faisons une pause perchés dans la pente au pied de la falaise. Nous sommes seuls, aucun autre grimpeur, pourtant cette voie d’escalade passe pour une classique. Il y a quarante ans, dès les beaux jours, les cordées devaient s’y bousculer, mais les modes, qu’elles soient vestimentaires, de destination de voyages, ou de lieux d’escalade changent. Dans le cas présent tant mieux pour nous. Avoir cette belle paroi pour nous seuls ne fait
qu’augmenter notre plaisir. Le rituel du casse-croûte avant la bagarre s’impose, saucisson jambon et pain en seront les éléments principaux. Dès que nous déballons nos victuailles les chocards, ces corbeaux à bec jaune des parois viennent nous quémander quelques miettes, que nous leur donnons avec plaisir. Certes un plaisir quelque peu sadique ou pervers, dans le but de les voir se chamailler, à savoir lequel va s’envoler avec le morceau. Le plus téméraire nous vient pratiquement sous les jambes, et ses acolytes pour ne pas être distancés dans la course au morceau de pain ou au gras de jambon, sont rapidement tentés de faire de même.
Enfin, vient le moment de s’équiper. Bien mettre son baudrier et faire un nœud convenable à la corde sont les deux opérations primordiale de sécurité, qu’une routine parfois dangereuse, nous avait dans les temps passés conduits à quelques reprises près du grand plongeon. Mais notre faible fréquentation actuellement des parois, nous pousse à la plus vive prudence et pour ma part j’ai plutôt tendance à refaire mon nœud deux fois et vérifier la position de mon baudrier trois. Les premières longueurs sont souvent les plus difficiles car elles tiennent lieu d’échauffement. Et avec l’âge et la souplesse s’enfuyant à grandes enjambées, cet échauffement préliminaire devient de plus en plus douloureux et demande la plus extrême motivation. Robert s’élance le premier en direction des premiers pitons à une dizaine de mètres du sol. Là, un surplomb exige le début des efforts sur les bras, les pieds servant cependant aussi à alléger la charge du corps. La technique d’escalade c’est un peu comme le vélo, lorsque la condition physique n’est pas là, la technicité acquise s’avère d’un grand secours pour venir en aided à la force et à l’endurance défaillantes des bras et des doigts. Une fois passé ce bombement une jolie dalle grise est négociée rapidement et le relais est établi. Je démarre et le surplomb à mon tour me demande quels efforts violents en matière d’échauffement. Sans vergogne je me tracte aux trois pitons en place. Ils sont de facture moderne, donc la voie semble bien rééquipée. Je me souviens de l’époque héroïque de notre jeunesse, où nous nous élevions le long de lignées de pitons plus
ou moins douteux en osant à peine les toucher. Aujourd’hui, avec le rééquipement sécurisé plus de ces doutes quant au fait de « déboutonner » toute une longueur de ses points d’assurance. Arrivé au relais, à mon tour je prends la tête pour une jolie traversée aérienne en adhérence. Les longueurs, toujours difficiles, vont se succéder. Et le plaisir de découvrir au touché la petite anfractuosité cachée du bas au regard, procure toujours cette vive sensation de plaisir. Le rocher calcaire est un immense terrain de jeu, qu’il faut apprendre à découvrir et les prises les meilleures pour la progression ne sont pas toujours voire rarement où on les attend. Il faut apprendre à jouer des axes dans lesquels on les sollicite, afin que mains et pieds d’un commun accord dans un subtil effort en opposition permettent au corps de s’élever en toute sécurité. On est bien souvent étonné des positions d’équilibre auxquelles on arrive, mais l’expérience fait qu’on les adopte presque de façon réflexe. L’escalade encore et toujours reste une activité qui me procure le plus vif plaisir.
La dernière longueur, je l’attaque avec des bras déjà bien « entamés », d’autant plus que la chaleur est intense. Ces parois calcaires se transforment rapidement en fournaise, ce qui rend les efforts plus difficiles. Après une traversée et un premier surplomb, dans lequel je me tracte aux quatre pitons en place, je remonte un petit dièdre de difficulté moyenne et attaque plein de confiance le dernier surplomb de la voie. Le premier piton est mousquetonné, c'est-à-dire que j’y ai assuré ma corde. Dans un mouvement ample je me jette sur le piton suivant qui se trouve un bon mètre plus haut. Je m’y trouve pendu par le bras gauche. Sans trop m’inquiéter, je commence les manœuvres pour y assurer ma corde. J’éprouve quelques difficultés, mais que diable je ne vais quand même pas tomber en me tenant à un piton. Encore quelques essais infructueux pour essayer de passer ma corde dans le mousqueton que je viens de mettre en place. Je commence vraiment à avoir des faiblesses au bras gauche, pendu dans ce surplomb, et l’incroyable arrive, je lâche tout. Je m’en veux un peu de ma maladresse, mais le piton inférieur n’est pas loin, la chute sera faible. Ça y est je vole, mais je ne m’arrête pas après les deux mètres prévus, mais descends pratiquement tout le dièdre entre les deux surplombs. Robert ayant une confiance plus que totale dans mes capacités à me sortir de ce surplomb attaqué à la hussarde m’a plutôt donné du mou, en vue d’une avance à fond la caisse, mais n’a pas prévu que l’avance se ferait vers le bas à vive allure. Je vois défiler le rocher tout surpris d’une telle descente. Enfin la corde joue son rôle et ma chute est amortie puis arrêtée sans mal. Piqué au vif, je reprends vite ma position au point de chute et me concentre sur l’action de
mousquetonnage de la corde et rapidement le surplomb est franchi. Les derniers passages d’escalade me donnent accès à la crête de la montagne. Une grande pente douce constellée de plaques de neige se dévoile à mes pieds. Assuré à un gros pin je fais monter Robert qui à son tour émerge au sommet.
Nous venons de passer une journée magnifique qui par l’effort physique exigé et par la beauté du cadre nous a replongés dans nos émotions de jeunesse, qui ont toujours illuminé comme des phares puissants notre vie, surtout les jours où rien n’allait. Nous n’avons qu’une envie c’est d’y revenir. Mais nos épouses n’aiment pas vraiment cette maîtresse considérée comme dangereuse et déloyale, qui semble nous attirer à l’aide de sortilèges mystérieux et puissants.
20:28 Publié dans escalade | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chamechaude, paroi, chartreuse, chocard, piton, corde
27/12/2008
Les Drus verticalité délitée
Voyage en verticalité délitée
Le voyage, par définition, concerne tous les terrains où l'on part à la découverte. C'est là qu'à mon sens les distances induisent un étalon très relatif, loin pas loin, long court. Un voyage de mille kilomètres en avion est court. Une escalade d'un kilomètre sur une paroi très raide est au contraire un voyage long et très dépaysant qui donne la sensation d'être très loin de par la difficulté du retour. Je me propose de vous relater l'un de ces voyages, bien à l'ordre du jour à l'époque du réchauffement planétaire qui nous inquiète tant.
Le réchauffement terrestre semble être reconnu par de nombreux scientifiques, même si certains émettent encore quelques doutes quant à sa réalité . Ce phénomène est particulièrement visible en montagne, par la fonte des glaciers. Outre ce retrait glaciaire en longueur et en épaisseur, une autre action probablement due à la chaleur consiste en l'écroulement d'un certain nombre de parois dans les Alpes. Je pense tout particulièrement à la face ouest des Drus. De grandes plaques gardent leur cohésion grâce à la glace qui tient lieu de ciment. Cette dernière venant à fondre, la gravité reprend ses droits et d'immenses pans de montagne s'écroulent. Cela peut se comparer à un type de permafrost vertical.
Au mois de juillet 1984, avec un camarade, Pierre-Yves nous décidons de nous attaquer à la mythique Directe Américaine aux Drus, flamme de pierre qui a fait rêver de nombreuses générations d'alpinistes et d'amoureux de la montagne. Nous prenons donc le téléphérique des Grands Montets. Premier tronçon, tout est normal, deuxième tronçon, l'aventure va commencer.
A notre arrivée sur la plate-forme terminale, de toute évidence une certaine effervescence règne. En effet, les personnes présentes viennent d'assister à un gros effondrement de rochers dans la face nord du Grand Dru, juste au-dessus de la niche, petit glacier caractéristique situé aux deux tiers de la paroi. Voyant notre attirail de montagne, immédiatement tous nous disent de ne surtout pas aller dans cette direction.
Pierre-Yves toujours poli et placide répond «pas de problème», et nous voilà partis vers le petit collet qui donne accès au glacier permettant de rejoindre le pied de la face ouest , lieu où nous comptons bivouaquer. Il faut longer la base de la face nord, zone qui vient de nous être déconseillée avec la plus vive conviction, et nous n'allons pas tarder à tout comprendre. Le temps de la descente du glacier, très mou et plein de grosses crevasses , nous laisse tout loisir de constater que la purge continue à gros renfort de blocs nombreux et parfois très gros. Arrivés à distance respectable, hors d'atteinte des cailloux, nous prenons conscience que pour rejoindre notre destination , notre chemin va devoir passer au travers de ces grosses gouttes un peu particulières. Étant tous deux de formation scientifique, nous décidons d'observer le phénomène pour essayer d'en tirer une loi. En effet les grandes giclées de roche suivent-elles une séquence ou bien sont-elles complètement aléatoires? Nous en profitons pour visualiser au mieux l'itinéraire dans la zone du bombardement. Il nous faudrait longer la partie inférieure de la rimaye , en direction d'un petit col donnant accès à la face ouest. Après un temps d'observation dont je ne suis plus en mesure de préciser la durée, force est de constater que nos connaissances en statistiques, probabilités, suites et autres séries ,sans parler des intégrales doubles ou triples, ne nous donnent pas le moindre indice sur la prédiction de passage des gros paquets qui croisent notre itinéraire à venir.
Tout long raisonnement s'avérant inutile, nous nous regardons, prenons nos anneaux de corde et partons en courant le plus rapidement possible. En effet les mathématiques nous disent seulement que le risque statistiquement est inversement proportionnel au temps d'exposition , donc nous y allons de très bon cœur. Pierre-Yves est le premier, je le sers de près, nous rentrons dans la zone de tous les dangers, on n'a pas envie de traîner. Je fixe avec envie le petit collet à partir duquel nous pourrons ralentir. La rimaye (première grosse crevasse qui sépare le rocher du glacier) se rapproche, mais mon camarade semble se diriger vers la lèvre supérieure et non inférieure, alors que la porte salvatrice me semblait plutôt par le bas. Comme il a toujours été le leader lorsque nous grimpons, je me dis qu'il a vu un passage plus rapide ou moins dangereux. Donc nous nous engageons au-dessus de cette fameuse rimaye, un trou béant et sans fond. La pente est raide. La raideur s'accentue et conséquence logique,la vitesse diminue. Puis il nous faut nous arrêter, constatant avec consternation que nous sommes dans une impasse. Constatation encore plus horrible, nous stationnons exactement à l'emplacement où les gros blocs rebondissent avant de sauter par dessus la rimaye. Aïe, aïe, aïe!!! Terreur, nous faisons demi-tour avec l'intention de contourner la crevasse au plus vite.
Dans la précipitation, je tombe et fauche Pierre-Yves au passage, en ayant toutefois le réflexe de ne pas lui planter mes crampons dans les mollets. Nous voilà sur les fesses, l'inclinaison de la pente nous permet de prendre la vitesse nécessaire et de passer par dessus le gros trou sombre et pas sympathique du tout. De l'autre côté la pente s'affaiblit rapidement et nous passons des fesses aux pieds et la course vers le petit col salvateur reprend . Ouf! Nous y sommes. Manifestement, il y a un dieu pour les inconscients. Tranquillement nous rejoignons la moraine un peu en retrait de la face ouest et nous nous installons pour la nuit.
Une cordée de grimpeurs, stars de l'époque, se dirige vers nous. Ils ont assisté à l'éboulement en direct de la Directissime Américaine qu'ils ont grimpée entièrement en libre, les pitons ne servant que de points d'assurance et non de prises aidant à la progression. Ils nous expliquent que toute la montagne a tremblé. Bien que l'éboulement se soit produit en face nord, une partie des pierres sont déviées et arrosent la face ouest. Cela ne fait pas notre affaire. Ils reprennent leur chemin et descendent vers la Mer de Glace. Nous verrons bien demain. Pierre-Yves toujours optimiste déclare qu'avec le temps la montagne se purgera et que de plus le froid du matin devrait faire en sorte que tout se passe bien.
Nous ne restons pas longtemps seuls sur notre moraine. Le bruit de la turbine d'un hélicoptère se fait de plus en plus nettement entendre. Manifestement, il vient dans les parages. Il se dirige vers l'arête séparant les faces ouest et nord. De toute évidence une cordée a du subir des dommages suite à l'écroulement. La mission semble particulièrement dangereuse, car de nombreux cailloux continuent de faire entendre leurs claquements secs et redoutables. Après plusieurs manœuvres, un sauveteur est descendu par treuil sur l'arête . La nuit venant et les chutes de pierres toujours très présentes, l'hélicoptère quitte les lieux et retourne dans la vallée. Nous nous retrouvons cette fois seuls pour cette nuit , qui me concernant ne sera pas très bonne. Avec le soir les claquements de rochers chutant diminuent, mais de temps à autre dans la nuit des bruits que je qualifie de sinistres , nous tirent de notre torpeur.
Le jour se lève, tout semble calme. Non, un ronronnement monte de la vallée, l'hélico est de retour avant que le soleil ne darde ses rayons, qui vont réveiller les mastodontes minéraux. Très précisément il se positionne sur le point de descente du sauveteur et rapidement embarque trois passagers. Le bruit diminue rapidement et nous voilà à nouveau seuls à contempler ces mille mètres de granit. Bon ben quoi? Tout naturellement Pierre-Yves après avoir englouti quelques mars se dirige vers le pied de la paroi, il ne me reste qu'à suivre. Le névé n'est pas raide, une vieille chaussure de montagne abandonnée ou perdue traîne sur la neige. Incroyable, tout est calme. Le début de la paroi n'est pas difficile nous l'escaladons rapidement sans corde en grosses chaussures. Sur une petite vire une centaine de mètres plus haut, nous marquons une halte afin de nous encorder, mettre le baudrier et les chaussons d'escalade et nous décharger, afin d'être léger.
Alors que nous sommes presque prêts, discutant paisiblement un premier sifflement attire notre attention et avant que nous ayons pu réagir, entre nos deux têtes séparées d'un ou deux mètres, un caillou aux dimensions conséquentes passe avant de ricocher et d'aller terminer sur la neige en contre-bas. Je reste figé à regarder mon camarade. Ça commence bien, de nouveau la terreur me gagne, l'expérience d'hier m'aurait plutôt mis les nerfs à vif au lieu de m'aguerrir aux joies de cet arrosage particulier et mortel.
Je dis à Pierre-Yves«On ferait mieux de descendre , dans pas longtemps ça va devenir l'enfer». Ce dernier me dévisage tout d'abord puis après un coup d'œil à sa montre me répond«Il est sept heures trente et que va-t-on faire aujourd'hui?». De toute évidence , cette réponse à la logique imparable n'appelle qu'une seule et unique réponse: on continue.
Donc première longueur d'escalade encordés, le rocher est couvert de poudre de pierre pulvérisée, résultat du grand bombardement de la veille. Je grimpe avec une certaine fébrilité. Le socle de la face ouest n'est pas vertical et s'élève sur une hauteur approximative de deux cent cinquante mètres. Cette zone constitue le réceptacle de toutes les pierres qui dévient de la face nord. A un train pour le moins rapide nous franchissons ce passage.
Ouf , nous sommes au pied de la partie verticale. A partir de maintenant les cailloux siffleront dans notre dos, et de ce fait la probabilité d'être touché sera très faible. L'escalade est magnifique, une paroi granitique aussi raide qu'une paroi calcaire, ambiance grandiose et personne d'autre. Nous avons l'intention de monter jusqu'au fameux bloc coincé , à peu près 600 mètres d'escalade et de redescendre en rappel. Les passages mythiques de cette voie défilent. Le plaisir de l'escalade est immense. Mais les sifflements dans le dos sont présents et avec le réchauffement de la journée, ils auraient bien tendance à s'intensifier. Je ne peux m'empêcher de regarder , je dirais même fixer le socle de la paroi, sur lequel explosent tous les bolides qui nous passent dans le dos. L'idée qu'en fin d'après-midi nous allons être au beau milieu de ce champ de bataille au cours des rappels n'est pas pour me rassurer. Lui, Pierre-Yves fait comme s'il ne voyait rien. C'est cela l'apanage des grands chefs, toujours se maîtriser, la piétaille n'a qu'à suivre. Il aurait fait un bon général de Napoléon, à n'en pas douter. Un peu vexant car le militaire d'active c'est bibi. L'effet de perspective , tout naturellement efface les quelques quatre ou cinq cents mètres verticaux, au-dessus desquels je me trouve perché, seul apparaît ,en grand ,ce plan incliné de quelques deux cents mètres, duquel montent ces claquements et petits nuages de poussière, consécutifs aux chocs des pierres.
Le moment fatidique arrive, le bloc coincé est atteint. Plus exactement , nous nous arrêtons vingt mètres en dessous. En effet l'angoisse commençant à être inhibitrice de l'action, je suis pressé de retraverser ce champ de tir ouvert à tous les calibres, même les hors gabarit!!! Mon futur, je ne l'envisage plus qu'après avoir couru sur la neige au pied de la paroi. Dans la partie verticale, les rappels s'enchaînent rapidement. Étant bien rompus à ce genre d'exercice, cela nous laisse toute latitude pour profiter du cadre et de l'ambiance extraordinaires des lieux . Bien évidemment le socle grossit au fur et à mesure de notre descente.
A l'approche de l'imminence du danger, je rentre comme dans un état second et me regarde agir de l'extérieur, indifférent à mon propre sort. Cependant l'adrénaline mobilisant toutes les facultés, j'agis avec précision et célérité. Pierre-Yves , lui ne semble afficher aucune émotion, simplement il se contrôle mieux, et il sait que ce n'est pas l'angoisse voire la terreur qui fera passer les cailloux ailleurs. Cela me rappelle une de nos escalades précédentes sur la face italienne du Mont Blanc. Ayant été retardés par des cheminements aléatoires dans des pentes très raides de nuit, nous nous étions retrouvés dans une zone de neige et de glace particulièrement instables, sur laquelle le soleil dardait ses rayons. Nous nous arrêtons sur une grande dalle de granit qui semblait flotter sur cette matière molle. Bien assis, nous regardions couler de part et d'autre de petites avalanches, une un peu plus grosse et nous aurions été balayés Le temps me paraissait figé dans l'attente du grand bond . Pierre-Yves lui dormait et lorsque le soleil a disparu , il s'est réveillé , sans doute à cause du froid. Je lui ai dit quelque chose du genre:
-
-Tu es bien courageux de pouvoir dormir dans ces conditions
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-Que je dorme ou pas ça n'aurait rien changé au fait d'être embarqués ou non, mais au moins je me suis reposé et ça va nous servir pour la suite. Une fois de plus sa réponse était logique et n'appelait pas de commentaire.
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Revenons à notre plan incliné fumant, qui maintenant occupe pratiquement tout l'espace à nos pieds. De manière étrange, l'idée de nous arrêter et d'attendre la nuit que les chutes de pierres deviennent moins nombreuses n'a pas semblé nous effleurer. Peut-être qu'au fond de nous-mêmes, nous voulions goûter aux joies lammeriennes. Eugen Guido Lammer était un psychiatre autrichien , grand alpiniste de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Il aimait à s'exposer seul, soit dans des zones très crevassées, ou bien dans des endroits où la caillasse bombardait dur. Ainsi il éprouvait un grand plaisir à analyser ses émotions et sentiments face au danger bien réel et totalement aléatoire. Le plus étonnant, c'est qu'il est mort dans son lit , très vieux. Je conseille la lecture de son livre, pas facile à trouver. Il s'intitule «Fontaine de jouvence» , librairie Dardel 1931, je crois qu'il n'y a qu'un tome traduit en français. Donc en pensant à Guido Lammer, j'envisage encore comme possible de terminer ma vie dans mon lit, très vieux c'est un autre débat.
Il va falloir y aller. La configuration change. La corde ne plonge plus directement dans le vide sans rien toucher, mais elle glisse le long de dalles, sur lesquelles, si besoin était, une poussière blanche nous rappelle que l'endroit est déconseillé à un bon travailleur qui espère atteindre l'âge de la retraite. Et de plus à l'époque, cela fait malheureusement déjà plus de vingt ans, les retraités n'étaient pas vus comme des dévoreurs de budget, creusant le déficit financier abyssal du pays, mais c'est un autre sujet. De façon paradoxale, au contact de cette zone de tous les dangers une certaine confiance revient . Cela est logique, car l'éloignement permet d'embrasser du regard l'ensemble des cailloux qui cognent le socle. Mais lorsqu'on est dedans, on se sent concerné uniquement par ceux qui frappent à proximité immédiate, et l'impression qu'il y en a moins est très rassurante. Donc de ce fait , ou alors par un acte de bienveillance de l'être supérieur pour des créatures inconscientes, tout semble à nouveau calme. La suite des événements nous confirmera qu'il s'agit seulement du calme qui précède la grosse tempête.
Les premiers rappels sont effectués sans incident. Juste sous un petit surplomb, nous faisons relais. Pas de perte de temps, ce qui est formidable lorsqu'on a l'habitude de grimper ensemble, il n'y a pas besoin de parole, tout se fait automatiquement, à peine un petit geste de temps en temps que l'autre interprète immédiatement. Donc de ce relais la corde est jetée, Pierre-Yves attaque la descente. Une vibration de l'air attire mon attention, nous commençons à être rôdés. Je me penche et regarde au-dessus du petit surplomb qui me domine, et qui surtout me protège. Le coup d'œil vers le haut me fait penser à un film de Bux Bunny. Quelques centaines de mètres plus haut en plein ciel, une multitude de gros points noirs semble converger vers nous. Précipitamment je rentre la tête et regarde mon camarade en train de descendre quelques mètres plus bas. Pas la peine de lui faire un dessin il a tout compris. Pour lui au bout de la corde, le danger est double, recevoir une pierre ou avoir la corde coupée, en effet un caillou sur une corde tendue peut avoir l'effet d'un coup de rasoir. Je le vois essayer de s'incruster dans la fissure le long de laquelle il se situe. Le sifflement augmente, je me tasse contre le rocher. La pression est telle que je ne me souviens même pas avoir eu peur. Puis tout d'un coup une véritable explosion, je perds un peu la notion des choses. J'ai probablement fermé les yeux en essayant de m'enfoncer dans le rocher. Le bruit est énorme et tout tremble. Je suis incapable de dire combien de temps cela dure, c'est surtout la brutalité et la violence du phénomène que je retiendrai. Puis le silence revient, j'ouvre les yeux, autour de moi flotte une poussière épaisse, une odeur de pierre à feu m'environne. Je n'ose bouger. Je sais que les blessures très graves ne sont pas toujours douloureuses au début. La poudre de pierre dans l'air a l'aspect du brouillard. Je bouge un bras , puis l'autre, ça marche. Je suis debout donc valide et conscient. Au fait Pierre-Yves? Je baisse les yeux, la corde est là, un peu plus bas mon regard intercepte le sien. Il a essayé de s'introduire au maximum dans la fissure, il est couvert de poussière, et miracle comme moi il n'a rien. Le petit surplomb deux mètres au-dessus de moi a reçu le gros de la charge. Les tonnes de rochers ont explosé juste au-dessus et par ricochet certains d'entre eux ont même rebondi sous le surplomb, c'est tout du moins l'impression que j'ai eue. Le calme revient, on reprend nos esprits et Pierr-Yves repart. Il libère le rappel et je le rejoins. Encore une centaine de mètres que nous descendons le long d'une corde fixe qui se trouve en place. J'assure Pierre-Yves car si la corde a été endommagée , ce sera le grand plongeon. Tout se passe bien et à mon tour je me laisse glisser pour cette dernière descente avant la neige. Une fois que j'y suis, Pierre-Yves s'étant déjà éloigné avec notre corde, il ne me reste qu'à me désolidariser de la corde fixe et entamer un sprint sur la pente de neige. Je crois que j'ai battu le record du monde du cent mètres. Une fois réunis tous les deux sur la moraine hors d'atteinte nous soufflons un grand coup et rejoignons notre tente un peu plus bas . Il est déjà assez tard, une petite soupe vite engloutie et je m'endors. Je n'entends rien de la nuit, et même pas un cauchemar pour me réveiller.
Au lever du jour, Pierre-Yves remonte les cent premiers mètres pour récupérer le matériel laissé au début des difficultés la veille, sans trop d'illusion. En effet, notre ligne de descente sur la partie finale se situait un peu décalée de notre axe de montée. Eh bien la chance est une fois de plus avec nous, les deux piolets adossés contre la paroi n'ont pas bougé. Quant à nos deux paires de chaussures de montagne que nous avions accrochées à un piton, elles sont simplement complètement remplies à ras bord de petits graviers. Ayant récupéré le tout, il me rejoint et nous entamons la longue descente vers la mer de glace , et allons prendre le train à crémaillère du Montenvers.
Je sais que notre comportement est très critiquable, et que la chance nous a souri avec insolence, mais quelque part cette expérience je suis content de l'avoir vécue. Je ne dirais pas que j'en tire de la fierté, cependant ce souvenir me permet de relativiser certaines choses et cela me donne le moral pour partir sur les chemins, je dis bien les chemins, en toute saison et par tous les temps, il n'y a encore que l'orage qui me fasse vraiment peur.
Depuis cette époque cette magnifique aiguille des Drus a subi successivement d'autres éboulements beaucoup plus importants , au point que de nombreuses grandes voies de mille mètres ont complètement disparu. De toute évidence le réchauffement poursuit son effet.
04:38 Publié dans escalade | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paroi, alpinisme, éboulement