29/11/2010
Les chemins oubliés de Bolivie
Chemins oubliés de Bolivie
Au cours de notre descente de l’Amérique du Sud, nous voulons passer par les parcs nationaux au nord du Chili et rejoindre de là la Bolivie et ses deux grands déserts de sel. D’après nos renseignements, il faut se rendre à Sajama et de là passer la frontière chilienne. Alors la traversée de ces parcs réputés pourra commencer. Mais voilà, nous sommes au bord du lac Titicaca et la question que nous nous posons est la suivante: comment allons-nous aller à Sajama ? Par la Paz, puis rejoindre Patacamaya, et de là se rendre à la frontière à Tambo Quemado ? D’autant plus que d’après l’un des guides que nous possédons il s’agirait de la plus belle route de la Bolivie.
Après une discussion animée qui s’est déroulée sur plusieurs jours, nous optons pour une traversée directe à vélo de cette partie de la Bolivie entre le lac Titicaca et le nord du Chili. Cette région bolivienne au sud ouest du lac n’est décrite semble-il nulle part. Les questions que j’ai posées sur différents forums sont restées sans réponse. Manifestement, nous partons à l’aventure sur 300 kilomètres de piste, qui nous sont totalement inconnues. Nous découvrirons même en cours de route que l’une de nos cartes est si imprécise, qu’elle situe l’une des villes frontière dans le mauvais pays.
Donc, forts de toute notre ignorance concernant une région sur laquelle nous n’avons aucun témoignage, nous prenons la route un matin à partir de la ville frontière de Desaguadero afin de rejoindre Sajama. Desaguadero est à cheval sur le Pérou et la Bolivie. La frontière est matérialisée par le pont qui enjambe la seule rivière qui sort du lac Titicaca. Il y a une nette différence de niveau de vie entre ces deux pays. En effet côté péruvien, pays que nous venons de traverser, dans les épiceries il y a à peu près de quoi se ravitailler, ce qui n’est pas le cas en Bolivie, le choix étant beaucoup plus restreint. Heureusement, une fois entrés en Bolivie et les formalités douanières effectuées, nous découvrirons que nous pouvons sans problème et sans contrôle retourner effectuer nos courses au Pérou, comme la foule importante, qui circule sur le pont frontière, le fait.
Après un petit déjeuner dans une minuscule échoppe, alors que le soleil commence à réchauffer l’atmosphère nous commençons notre périple en direction de Sajama. Les dix huit premiers kilomètres sont un vrai plaisir sur une magnifique route goudronnée, où le trafic est peu intense. Les points de vue sur l’immensité lacustre et sur les grandes montagnes qui la bordent du côté de la Paz sont de toute beauté. Ce matin, comme c’est généralement le cas en Bolivie, l’air est calme et il fait particulièrement doux peu après l’apparition du soleil. Donc ce trajet commence sous les meilleurs augures, le long d’une eau bleu profond bordée d’herbes au jaune prononcé, contraste du meilleur effet. Aucune embarcation n’est visible. Au ciel, dans le lointain de gros nuages de type cumulus, rehaussent la scène de leurs bouillonnements cotonneux et entrelacent les hauts sommets enneigés. Ces immensités boliviennes différent complètement de ce que nous avons connu au Pérou. Je m’attendais à une certaine continuité entre les deux pays, eh bien non, nous basculons dans un monde tout autre, et nous ne sommes pas au bout de nos surprises et de notre dépaysement.
Après dix huit kilomètres de cette route excellente, un panneau indicateur signale la ville de Jesus de Machaca sur la droite. Fini le bel asphalte. Un chemin de terre rouge s’écarte du lac Titicaca en serpentant le long d’une côte qui va se perdre au milieu de collines couvertes d’une herbe jaunie par le manque d’eau. Nous prenons de la hauteur et le lac Titicaca se dévoile toujours plus. Après quelques kilomètres un petit col est atteint. Nous allons quitter définitivement la plus haute étendue lacustre du monde pour nous enfoncer dans un territoire, fraction de l’altiplano, ignoré des guides. Notre piste disparaît à l’infini de ce plateau dont nous ne discernons pas les limites. A première vue aucune habitation ne se révèle. Cette région serait-elle aussi abandonnée des hommes ? Après une halte au collet à la jonction de deux mondes, nous pénétrons plus avant dans ce nouvel univers qui sera le nôtre durant plusieurs centaines de kilomètres. Et là, de loin en loin sur cette prairie asséchée, cependant aux couleurs vives, comme de petits points épars les maisons se laissent découvrir. Elles sont construites de terre très sombre, de dimensions réduites. Les toits sont couverts de chaume ou parfois de tôle ondulée, le progrès touche ces lieux. Pratiquement aucun être humain n’est visible, mais on n’a pas du tout la sensation d’une région définitivement abandonnée. En effet tout est bien entretenu, aucune impression de ruine. Simplement des coins de notre planète, où les rythmes ne sont pas les mêmes que dans nos société occidentales prises dans le tourbillon de l’agitation.
Bien que nous soyons en route depuis plus de deux mois, que nous ayons découvert de nombreuses régions au fil de notre route entre l’Equateur et le Pérou, eh bien ce coin de Bolivie me procure une émotion forte. A part l’Amazonie, toutes les régions traversées étaient vallonnées ou montagneuses. Ici la ligne horizontale domine. Les couleurs du ciel et de la terre sont violentes et douces à la fois, un peu à la manière d’un pastel aux couleurs accentuées. Je n’avais jamais ressenti de telles sensations au contact d’un paysage. On m’avait prévenu que l’Amérique du sud surprend à la première visite, et un camarade avait ajouté la Bolivie particulièrement. C’est mon cas et je suis sous le charme.
Sur ces pistes très peu de circulation, un bus ou deux par jour relient des villages perdus aux grands centres urbains comme la Paz. La consistance du sol permet de rouler sans trop de difficulté à vélo. Parfois en bordure de chemin de petites sentes au sol lisse et dur permettent de se mouvoir à deux roues avec plus de facilité. Je ne me prive pas de les utiliser. Nous traversons un premier village et derrière une enceinte aux vastes dimensions montent les notes d’un orchestre, où prédominent les instruments à vent. Tout au long de notre voyage, ce sera une constante, la musique. L’Amérique latine c’est avant tout un continent de musique, où les gens défilent au son du tambour de la trompette et autres instruments. Un chien court mollement à ma rencontre et aboie sans réelle agressivité. Nous n’aurons plus à subir des attaques incessantes comme en Equateur et au Pérou.
La ville de Jesus de Machaca apparaît dans ce que j’appelle le lointain. En effet nous aurons tout au long de notre séjour sur l’altiplano du mal à apprécier les distances. Y-a-t-il trois cinq ou dix kilomètres ? Ce sera l’éternelle question durant les semaines à venir. Mais avec l’habitude on optera toujours pour les grands nombres. Le summum sera atteint sur les grands déserts de sel, là où l’on distingue très bien le relief qui vous fait face, alors qu’il se situe à plus de soixante kilomètres.
Nous approchons de Jesus de Machaca. Ce nom comme beaucoup d’autres dans la région me plaît et sonne avec un accent de mystère et rappelle le passé colonial espagnol. Elle semble jetée à même ce décor semi-désertique. La continuité dans la douceur des couleurs entre la nature environnante et les constructions donne une touche originale à l’ensemble. La limite de l’agglomération est nette, pas de maison qui se détache, toutes restent bien regroupées marquant bien la délimitation.
Nous pénétrons dans cette petite ville, tout y semble immobile. Au détour d’une rue, nous débouchons sur la « plaza des armas ». Elle est vaste, presque démesurée à l’échelle de l’agglomération. Le marché prend fin. Des groupes de personnes épars sont assis. Les Indiens nous regardent arriver sans sembler nous remarquer. Ils ne sont pas très expansifs et rien ne les surprend. La place est bordée d’une énorme église remontant à l’époque des conquistadors. Elle est de toute beauté. Une enceinte ajourée peinte en blanc en fait le tour. Le clocher à la couleur sombre est rehaussé par un bâtiment peint lui aussi en blanc. Un portique monumental en permet l’accès. Malheureusement nous ne pourrons pas la visiter. Tout au long de notre périple une multitude d’églises nous accompagnera. Certaines sont très grandes, d’autres minuscules, au milieu d’un village ou isolées. Mais toutes portent les traces d’un passé lointain, à une époque où l’Espagne régnait sans partage en ces lieux.
Un petit restaurant nous offre un repas de bonne qualité à un prix dérisoire dans une ambiance très sympathique. La cuisinière indienne concocte ses repas au contact des consommateurs. Elle utilise de grandes gamelles arrondies aux bords montants, qu’elle pose sur des feux de bois. Les rations sont consistantes, c’est exactement ce qu’il faut pour des cyclistes au long cours. Comme toujours à la fin du repas le problème du café se pose. Généralement, après une première réponse négative, comme par mystère il arrive. Mais aujourd’hui il ne viendra pas et sera remplacé par un maté, ma foi, fort bon.
Nous reprenons notre route. Deux chemins sortent du village et nous hésitons. Alors arrive en courant l’une des femmes qui nous avait renseignés au cours du repas, et elle nous met dans la bonne direction. Cet après-midi nous allons arpenter un espace immense avec un vent favorable, ce qui va rendre cette traversée fabuleusement agréable. Cependant il faut rester vigilant et ne pas se laisser entraîner par l’euphorie de la vitesse. De temps à autre des petits bancs de sable n’attendent que l’imprudence pour vous jeter à terre. Notre piste par moments disparaît et il nous faut partir à l’estime parmi des touffes d’herbe rabougries, mais cela ne dure jamais bien longtemps et il n’y a pas de problème d’orientation. Jean nous fait remarquer, très loin au sud, un volcan couronné de neige. Dans plusieurs jours nous aurons confirmation qu’il s’agit du Samaja à la frontière chilienne. Il va nous accompagner de la sorte tout au long des trois cents kilomètres de piste jusqu’au village du même nom.
Vers les dix sept heures, la ville de Nascara se dévoile. Nous la rejoignons, pensant naïvement que la chaussée va s’améliorer et que le goudron va faire son apparition. Effectivement, il y a un peu de béton, mais il s’agit simplement du pont qui franchit la rivière qui traverse l’agglomération. L’étape de la journée aura été de soixante six kilomètres. La piste ne permet pas de faire les kilométrages très importants, possibles sur goudron. Pourtant, aujourd’hui le vent nous a été favorable tout l’après-midi.
Manifestement des logements, il n’y en a pas. Après nous être renseignés, nous sentons la population prête à nous aider. On nous remet entre les mains des autorités locales, qui décident de nous faire dormir dans la salle de réunion. Vaste pièce traversante, qui reçoit le soleil toute la journée et qui à cette heure de fin d’après-midi diffuse une chaleur agréable. Jean a crevé, sur la place du village il répare. Un large attroupement se fait, et tout le monde participe aux opérations. Mais cette réparation due probablement à un défaut du pneu ne résoudra pas le problème, et il faudra attendre un jour de plus pour apporter une solution définitive à cette défectuosité.
On nous propose de nous apporter notre repas du soir sur place. Pour une somme modique, nous dégusterons ce soir une truite bien grillée, ou le confort dans un coin reculé de la planète. La nuit sera excellente, bien à l’abri de notre salle communale. En effet, comme tous les soirs le vent prend possession de l’espace et diffuse son froid au moment de la disparition du soleil. Heureusement comme nous aurons l’occasion de le constater chaque soir, quelques heures après l’arrivée de la nuit, tout souffle s’éteint et le calme règne dans l’atmosphère. Cependant la température reste basse. Au cours de mon séjour de trois mois dans ces contrées, chaque fois que je suis sorti la nuit pour observer les étoiles dans ce ciel fabuleusement clair, très peu parasité par des lumières, eh bien je ne suis pas resté longtemps dehors.
Le lendemain matin, il fait froid mais très beau et l’air est immobile. Nous nous mettons en route vers les huit heures. Au sortir de la ville, le policier de faction nous met en garde contre les bandits qui sévissent plus loin. Ils viendraient par delà la frontière, du Pérou proche. Il nous explique qu’ils peuvent prendre des uniformes de policier, et nous décrit par le menu tous les attributs qui doivent être apparents sur un uniforme réglementaire. Cela va du nom de la personne au drapeau bolivien sur la manche, en passant par un certain nombre d’insignes et de signes distinctifs. A-t-il fait du zèle ou le danger est-il bien réel ? Nous ne le saurons pas.Enfin depuis que je me suis fait dépouiller d’une partie de mes affaires au Pérou alors qu’un policier m’avait mis en garde, j’ai plutôt tendance à prendre ce type d’avertissement au sérieux, sans toutefois sombrer dans une peur incontrôlée.
La piste commence par une côte courte mais raide. La tôle ondulée fait son apparition et donne le ton de la journée. Attendons-nous à une étape difficile sans espérer faire beaucoup de kilomètres. Les espaces sont immenses, et la route les fend de façon rectiligne. De toutes parts de grands troupeaux de lamas et d’alpagas multicolores paissent paisiblement parmi des herbes rares et piquantes. Et là-bas au loin les volcans, que nous rejoindrons dans plusieurs jours, nous montrent la direction. Des vigognes gracieuses et pressées passent d’un pas rapide et nous observent avec vigilance lorsque nous essayons de nous approcher pour les photographier. Elles nous accompagneront durant deux semaines. Parfois peu nombreuses ou souvent en bandes assez conséquentes, jusqu’à une vingtaine d’individus, elles se fondent dans le paysage avec leur pelage brun clair, agrémenté de taches blanches. Le mâle se tient toujours un peu à l’écart du groupe de femelles et c’est à ce comportement qu’on le repère facilement.
Au bout d’une longue ligne droite la ville de Santiago de Matchaca se dévoile. Bien évidemment, notre estimation de la distance n’est pas la bonne. L’un de mes camarades annonce trois ou quatre kilomètres, pour ma part je dis cinq, en réalité il y en a neuf. Ces étendues sont tellement gigantesques, que nous perdons toutes nos références. Nous l’atteignons enfin, après avoir louvoyé entre piste et bas-côtés, où le sol est plus consistant, donc meilleur pour avancer.
Dans cette petite ville, comme nous en avons pris l’habitude depuis que nous sommes en Amérique du Sud, nous nous dirigeons vers la place centrale. Il y a une épicerie permettant de faire quelques courses. Puis la ravitaillement assuré, nous allons manger dans un restaurant. Il est extraordinaire de toujours trouver un endroit pour se restaurer dans ces coins perdus. Là, nous entamons la discussion avec un Bolivien, qui connaît bien sa région, ce qui n’est pas toujours le cas chez ses concitoyens . Ce qu’il nous apprend est déterminant pour la suite. En effet, le chemin que nous voulions suivre est particulièrement difficile et très mal tracé. Par contre, information primordiale, la ville de Charana est bien en Bolivie et non au Chili comme notre carte l’indique. De cette ville un chemin entièrement en Bolivie rejoint Sajama. Il ne nous en fallait pas plus pour envisager cet itinéraire, que nous pensions, à tort du fait de l’erreur de notre carte, à cheval sur les deux pays et sans poste frontière.
Après nous être bien rassasiés nous quittons lentement cette ville au charme fou. Ces cités posées dans ces immenses plaines ont un air d’ailleurs, et leurs églises surgies du fond des âges accentuent cette impression d’autre part, qui nous subjugue tant depuis hier sur ces chemins oubliés des guides.
Cet après-midi nous allons essayer d’aller le plus loin possible et nous envisageons de bivouaquer. Depuis que nous sommes sur ces pistes, même si elles ne sont pas en très bon état et qu’elles demandent beaucoup d’effort, nous n’avons pas eu à subir de côtes. Mais cela va changer. Après quelques kilomètres dans une vallée à peine marquée, sauvage et déserte, où seuls de temps à autre des troupeaux d’alpagas multicolores apportent une touche de vie, une forte colline vient barrer le chemin. Nous allons devoir batailler plusieurs heures. Les difficultés nous forcent par épisodes à mettre pied à terre et à pousser nos vélos. Qu’ils semblent lourds et encombrants dans ces moments. Le temps avance vite. Tous les jours je suis stupéfait de voir à quelle vitesse la journée s’enfuit. Pourtant alors que l’on se bat dans la poussière, le vent, parfois le froid on devrait trouver le temps long. Eh bien non, c’est le contraire qui se passe. Il faut reconnaître que l’effort à vélo est un vrai plaisir, même quand on en bave sur des pistes mal adaptées.
Donc nous arrivons au sommet de notre côte et le soleil commence à baisser. L’altitude est de 4200 mètres, le vent est présent et il nous faut trouver un point pour bivouaquer. L’étape du jour aura été de soixante dix huit kilomètres, ce qui n’est pas mal au vu de l’état des pistes. Après une première prospection, Jean aimerait que nous établissions notre campement derrière un mur de pierre. Mais Alain et moi trouvons l’endroit trop inconfortable, pas réellement abrité du vent qui souffle avec force. Chacun de nous part donc prospecter. Pas très loin, dans une petite barre rocheuse, je découvre une grotte qui me paraît idéale. J’appelle mes camarades. Il suffit de nettoyer le sol, enlever quelques cailloux et nous aurons un lieu de bivouac idéal, à l’abri du froid et du vent. Ces petits travaux sont rapidement effectués et notre matériel de couchage vite installé. Jean préférera installer sa tente dehors. Nous allons passer une nuit très confortable. L’espace est réduit, nous ne pouvons nous tenir debout, mais la surface au sol est nettement suffisante.Nous commençons à être bien accoutumés à l’altitude, car plus aucune insomnie due au manque d’oxygène ne vient perturber notre sommeil.
La nuit a été particulière douce dans la grotte où Alain et moi avons pris toutes nos aises. Le bivouac dans ces conditions est très agréable. Notre adaptation au milieu procure un immense plaisir. Je n’éprouve pas la peine de me laver, bien que nous soyons soumis à la poussière toute la journée. La grande sécheresse de l’air évite toute transpiration, d’ailleurs il ne fait jamais très chaud.
Autour de nous de nombreux lamas et alpagas broutent paisiblement et nous regardent d’un air qui semble intrigué, du haut de leur cou perché à la mine dédaigneuse pour les premiers et franchement ahurie pour les seconds. Ces derniers lorsqu’ils ne sont pas tondus ressemblent à de gros animaux en peluche aux formes arrondies.
Avec une petite réticence je quitte ce coin avec sa petite falaise sa grotte et ses prairies peuplées de camélidés. L’étape de la journée commence par une côte de quelques centaines de mètres et nous entamons une descente en direction du village de Berengeula. Il s’agit d’une petite cité minière quasiment abandonnée, située au fond d’un vallon rocailleux sans aucune végétation, à part quelques herbes en touffes. Dans les parois qui dominent le lieu, les gueules béantes des anciennes mines qui remontent à plusieurs siècles. L’arrivée dans le village est très impressionnante. Une lignée de maisons basses en ruine, bien alignées sur plusieurs centaines de mètres, les toits tous disparus, la couleur des murs est exactement celle du chemin, difficile à définir, peut-être lie de vin très clair. Et tout là-bas du côté opposé, figée depuis des siècles une église dresse son clocher arrondi. Elle est ceinte d’une murette qui s’ouvre sur un porche en arc de cercle, qui invite à entrer. En m’approchant je retiens presque mon souffle tant le lieu m’impressionne. Le silence est légèrement perturbé par une voix d’enfant, qui vient de la droite. Mais je ne vois personne. Je m’approche de l’église. On se croirait vraiment dans un film de Sergio Leone. Jean et Alain me rejoignent. Avec émotion nous visitons les lieux.
Deux chemins sont possibles pour repartir. Nous ne sommes pas sûrs de la direction à prendre. C’est alors que je me souviens de la voix de l’enfant. Il y a donc quelqu’un dans ce village. Je pars lentement à vélo à travers des rues désertes en écoutant, à l’affût du moindre murmure. Devant une maison, alors qu’aucun bruit ne m’a alerté je vois deux petites figures qui me regardent avec étonnement et curiosité, cependant sans aucune crainte. De beaux sourires illuminent les visages de ces enfants. Je leur dis bonjour, ils me répondent. Ce qui fait apparaître une troisième petite tête en train de manger une galette de pain. Que la scène est touchante, mais pas question de l’immortaliser sur une photo, les Indiens ayant horreur de cela et y sont très généralement farouchement opposés. Je me suis toujours imposé de strictement respecter la volonté des gens et d’éviter les photos volées.
Alors un homme à son tour apparaît et vient à ma rencontre. Les enfants approchent, deux garçons et une fille. Cette dernière a alors une réaction tout à fait étonnante. Me prend-elle pour un martien ou un autre être venant d’un ailleurs lointain. Avec l’une de ses mains elle me prend la main gauche, et de l’autre elle mesure la longueur de mon bras en développant ses doigts le long de ma manche. Cela me fait sourire et tous rient à leur tour. Imaginez la scène au milieu de ce village désert, moi encore sur mon vélo et cette famille me regardant un peu à la manière d’une apparition. Alors au coin de la maison survient la mère, qui après avoir répondu à mon bonjour rentre vite. Instants chargés d’émotion, qui a duré quelques minutes, mais d’une telle intensité que cela m’a paru s’éterniser.
J’engage la conversation avec l’homme, lui demandant notre chemin. Il lève le doute sur la piste à prendre. Jean arrive. Il nous est proposé de prendre un café, mais nous sentons que c’est par politesse. Le fait que nous rentrions dans la maison serait facteur de gêne pour la femme, qui ne se montre plus. Nous déclinons donc l’invitation en invoquant notre troisième camarade resté sur la place à proximité de l’église.
Le bon chemin une fois pris, nous cheminons dans un décor extraordinaire, vastes horizons et montagnes aux couleurs multiples. La piste est horrible, mais heureusement du fait de l’absence de circulation nous ne respirons pas trop de poussière. Un immense chaos de blocs s’étend de part et d’autre de notre chemin. De grands rochers se découpent sur un arrière-plan montagneux.
Nous rejoignons une rivière à proximité de laquelle se trouve un poste de contrôle de la police. Ses occupants sont étonnés de voir des cyclistes dans ces régions reculées. Ils prennent nos identités au cas où nous disparaîtrions, nous assurant que cela est possible dans ces endroits. Au bord de la rivière, nous faisons une halte casse-croûte. Il fait très chaud malgré l’altitude. Une fois notre repas frugal terminé, nous reprenons notre route. Tout se ligue contre nous, chaleur, piste sableuse et vent contraire. Pédaler dans ces conditions de façon paradoxale procure un certain plaisir. Malgré l’adversité rester en mesure d’avancer est déjà une satisfaction. Chacun reste plongé dans ses pensées, arque bouté, jetant de temps un autre un regard dans ce lointain qui semble ne jamais se rapprocher. Les derniers kilomètres pour arriver à Charana sont un véritable calvaire, face à un vent violent et un sol qui se dérobe sous les roues. Là-bas au loin, la ville apparaît, mais à cinq ou six à l’heure, malgré des efforts conséquents, elle semble ne pas se rapprocher.
Enfin nous y sommes. Jean avait pris de l’avance, il nous attend à l’entrée. Que le lieu semble triste et presque hostile sous ces rafales et un froid qui monte. Un couple d’Indiens essaie de s’abriter le long d’un mur en attendant je ne sais quoi. Il est relativement tard et le soleil ne va pas tarder à se coucher. Cette ville est construite de façon géométrique et de larges rues désertes, bordées de maisons basses, se croisent à angle droit. La couleur qui domine est celle de la poussière du chemin qui recouvre tout de sa gangue terne.
Nous trouvons un logement. Les chambres sont spartiates, de petites cellules donnant sur une cour intérieure et assaillies par les coups de boutoir du vent. Les portes laissent de grands interstices, et ne remplissent pas vraiment leur rôle. Une fois de plus je ne me lave pas. En effet pour se faire, il faut avoir le courage d’aller se mouiller à un large bidon reposant au milieu de la cour, exposé à tous les courants d’air glacials. Mais les lits sont assez confortables et les couvertures efficaces et je n’aurai pas froid durant cette nuit, pourtant très froide. Le repas du soir se déroule dans une petite taverne, où pas mal de monde se trouve réuni. La nourriture une fois encore est très acceptable et en quantité suffisante pour des cyclistes ayant fourni de gros efforts tout au long de la journée. Ce soir le vin rouge bolivien va couler à flot !
Au matin, il est difficile de sortir du lit, le froid étant vif. Jean se bat avec sa roue à nouveau crevée. Il faut absolument enlever la petite aspérité métallique à l’intérieur du pneu qui crève la chambre à air. Elle est minuscule, il est donc nécessaire de bien la localiser afin de l’arracher, ce qui n’est pas facile. Enfin nous y arrivons et le problème sera définitivement résolu. Le petit déjeuner est pris dans la rue auprès d’une Indienne qui vend du café et des gros beignets frits.
L’étape de ce jour risque d’être longue. Nous avons en effet des informations, comme d’habitude, contradictoires sur le kilomètre jusqu’au village de Sajama. Il nous faut trouver la piste qui part dans cette direction. La première personne à laquelle je demande, me répond en portant son doigt à sa tempe, sans doute me signifiant qu’à vélo cela n’a pas de sens et que nous sommes des fous. Je ne me décourage pas. La personne suivante est plus disposée à me parler et fournit les renseignements demandés.
La journée une fois de plus va nous amener son lot de surprises et de paysages fantastiques. Les grands volcans qui depuis plusieurs jours nous indiquent la direction commencent à prendre de l’ampleur. Il s’agit du Parinacota, du Pomerape et du Sajama. Ce dernier reste le plus souvent caché car situé une vallée plus loin au second plan. Le Parinacota est agrémenté d’une couronne de neige sur ses pentes terminales. Son altitude est un peu supérieure à 6300 mètres. La piste au débute est roulante, puis le sable et la tôle ondulée font leur apparition par places et le calvaire reprend. Une côte nous conduit sur une butte. Le chemin disparaît car nous sommes à même la roche. Cependant, nous constatons qu’il y a des traces de gomme, donc nous sommes sans doute sur la route. Nous faisons une pose pique-nique en plein vent. La Bolivie c’est vraiment le pays du vent. La journée avance et les kilomètres s’égrènent difficilement. Mais vers les seize heures, notre piste prend une direction qui nous permet d’avoir un fort vent arrière. La moyenne s’envole, nous roulons aux environs des vingt cinq à l’heure, cela nous change de nos moyennes à un chiffre. Cela va nous permettre d’effectuer une bonne vingtaine de kilomètres supplémentaires avant la halte imposée par la venue du froid.
Nous atteignons le village de Rio Blanco. Va-t-on y trouver de quoi nous abriter ? Un homme sur un promontoire, Jean va l’interroger. L’entretien dure, Alain et moi en contrebas ne savons ce qu’ils se disent. Jean redescend. Manifestement l’homme n’était pas décidé à nous permettre de dormir dans le coin. Nous longeons le village. Une personne là-bas, nous nous approchons et reprenons notre demande. Et là miracle, il nous indique un local, et nous y accompagne. Il s’agit d’une pièce vaste, construite dans le cadre d’une coopération avec l’Espagne. Nous n’en demandons pas plus, cela nous évite de monter nos tentes dans le vent, toujours fort en fin d’après-midi. L’étape aura tout de même été de soixante dix kilomètres, grâce au vent très favorable en fin d’après-midi.
Nous entamons la dernière étape qui doit nous conduire à Sajama. Mais avant de quitter le village de Rio Blanco, nous allons visiter son église. C’est un véritable bijou, arrivé tout droit de l’époque coloniale. A côté du corps de bâtiment de l’église, le clocher massif posé à même le sol. Un petit escalier en colimaçon permet d’y monter. Une enceinte ajourée la protège , bien qu’une ouverture surmontée d’une arche permette le libre accès. Nous restons un long moment devant cet édifice, au milieu de ce village désert. Le silence est total, à part nous trois, tout est figé. Nous avons du mal à nous arracher à cet endroit.
Nous partons et retrouvons notre piste plus ou moins facile selon les endroits. Le volcan Sajama commence à émerger et sa grande pyramide qui culmine à plus de 6500 mètres va s’imposer toujours plus au fil de notre progression de la journée. Dans ce matin limpide à l’air immobile, nous marquons de nombreux arrêts pour admirer de petites maisons, certainement pas abandonnées mais désertes. Petites constructions de terre, à la couleur du désert qui les entoure. Leur toit est de chaume, dont la teinte s’harmonise avec les tas de bois érigés en murets. D’ailleurs je me demande d’où vient ce bois en plein désert ? Il a un aspect très torturé, et ressemble à des sortes de grosses racines.
Nous marquons l’arrêt au bord d’une petite rivière et Jean constate que l’eau est chaude, une bonne vingtaine de degrés. Dans ce décor de montagne à plus de quatre mille mètres cela surprend au premier abord. Mais nous sommes dans une région où l’activité volcanique est bien réelle. Il en profite pour faire un brin de toilette. Il nous faudra encore batailler plusieurs heures sur une piste difficile avant de rejoindre le village de Sajama. Mais le spectacle de cet immense volcan couvert de glaciers qui nous domine et que nous contournons nous hypnotise et nous ne voyons pas le temps passer. Enfin le village apparaît, minuscule au milieu d’une immense vallée encadrée par trois grands volcans. Le lieu est extraordinaire et le tourisme à cette époque de l’année quasi inexistant. Demain encore quelques kilomètres de piste et nous allons rejoindre la route asphaltée.
Dans cette merveilleuse petite bourgade se termine donc notre traversée des pistes oubliées de Bolivie. Ce fut cinq jours et trois cents kilomètres, hors du temps dans un coin perdu, ignoré du tourisme. Cette expérience restera pour moi comme un rêve à la découverte de paysages grandioses et de villages, habités ou abandonnés, sortis du fond du temps et jetés dans des espaces immenses, qu’il faut savoir gagner car ils ne se dévoilent pas facilement.
14:54 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sajama, altiplano, vigogne, lama, bolivie
23/11/2010
les salars boliviens, Coipasa et Uyuni
Traversée des salars de Coipasa et d’Uyuni
Ces deux immenses étendues de sel situées à plus de 3600 mètres d’altitude, la première s’étendant sur 2100 km carrés et la seconde sur 12 500, sont des curiosités naturelles qui sont universellement connues. Le salar de Coipasa est moins couru que celui d’Uyuni, en effet ce dernier est la plus grande étendue de sel au monde. Ces deux mers de sel sont de grande ampleur, en effet j’ai constaté que sur Google Earth, alors que l’Amérique du Sud est encore entièrement affichée à l’écran, eh bien deux taches blanches sont déjà visibles.
Au cours de notre périple à travers l’Amérique du Sud à vélo, ce passage est l’un des morceaux de choix. C’est avec un peu d’appréhension que nous allons nous y engager. Nos recherches nous ont permis d’obtenir de nombreux renseignements pas toujours concordants, de plus les cartes que nous avons deux chiliennes et une bolivienne ne donnent pas les mêmes renseignements, n’indiquent pas les mêmes routes, des villages différents, et lorsqu’ils sont positionnés en un même lieu, souvent les noms différent. Tout cela ne fait qu’augmenter le mystère d’une région qui apparaît étrange. Le trajet est long, nous l’estimons à plus de trois cents kilomètres, si toutefois, nous réussissons à passer au plus court. Dans le cas contraire il faudra rajouter une centaine de kilomètres.
Donc fort de tous ces renseignements et de toutes ces incertitudes, notre curiosité et notre envie de découvrir ces particularités de la nature ne sont que plus fortes. Notre première vision des ces lieux étranges se présente alors que nous terminons la traversée des parcs nationaux du nord Chili. Lorsque la piste amorce la descente finale sur la ville frontière de Colchane, là-bas dans le lointain de l’autre côté en Bolivie je distingue une mince trace blanche nord sud bordée par un grand volcan à l’est. La vue porte loin, très loin, ce volcan doit bien se situer à cinquante kilomètres, mais cela ressemble exactement à ce que représente ma carte du Chili, bien qu’elle ne soit pas très détaillée, en effet échelle 1/ 2 000 000. Imaginez déjà ce que l’on voit sur une carte au 1/ 1 000 000 de la France ? On ne s’en sert pas pour faire de la topographie, mais uniquement pour suivre des routes. En Amérique du Sud, les dimensions de toute chose sont tellement grandes, que l’on pourrait comparer ce que montre ma carte avec une carte au 1/25000 d’un lac des Pyrénées ou des Alpes. La différence, c’est que le lac que je vois fait plus de 2000 km carrés et que le volcan qui le domine culmine à cinq mille mètres et que sa circonférence doit faire une centaine de kilomètres. Tout est vraiment disproportionné comparativement à l’Europe. Aussi la vision est déconcertante, car un relief que l’on perçoit comme proche peut facilement se trouver à 70 kilomètres, voire plus. A la découverte de ce salar, ces notions de distance je les avais déjà bien intégrées depuis plus de deux mois que nous roulions à travers les Andes. Donc cette première vision du salar, ne nous donne pas une réelle idée de ses dimensions, en effet au sud je distingue des reliefs qui de toute évidence marquent la fin de l’étendue de sel. Mais ne nous y trompons pas ces montagnes, délimitant la frontière méridionale du salar se situent à plus de cent kilomètres de mon point d’observation.
Alors que nous contemplons ce spectacle, nous ne savons pas encore si nous pourrons couper au plus court pour rejoindre cette mer immobile qui se drape dans un lointain indistinct. Nous pensons devoir remonter très au nord chercher une piste qui nous ramènera à l’entrée de cette étendue de sel. Pour le moment, rejoignons la ville de Colchane et essayons de nous renseigner. Il s’agit d’une petite ville frontière immobile au milieu du désert. Les montagnes qui la dominent sont d’une grande beauté, en particulier au coucher du soleil, lorsque les multiples couches géologiques et les rejets volcaniques à base de soufre s’enflamment dans la lumière rasante et révèlent à ce moment privilégié toute leur palette de teintes.
Je pars m’informer chez les carabinieros. Ils ne me seront pas d’un grand secours, en effet ils me parlent de la partie chilienne du salar, mais ne savent ou ne veulent rien dire sur sa partie bolivienne, alors que seule cette dernière m’intéresse. Dommage, nos incertitudes ne seront pas levées.
Le lendemain nous repartons après une bonne nuit passée dans un hôtel, dont les propriétaires, un couple d’Indiens était particulièrement hospitalier. Les formalités douanières sont rapidement effectuées, et nous voilà en route pour le village de Pisiga en Bolivie. D’après la carte il se trouve à dix kilomètres de la frontière. Nous empruntons une magnifique route bétonnée en construction, donc déserte et fonçons vers notre destination. Après une quinzaine de kilomètres, pas de Pisiga. Nous réalisons alors qu’il s’agissait de la ville frontière. Mais nous ne ferons pas demi-tour. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons aborder directement le salar qui se trouve à quelques kilomètres à notre droite et nous envisageons de remonter à Sabaya qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres au nord et de là trouver une piste qui nous ramènera au salar en une trentaine de kilomètres supplémentaires. Donc si notre ravitaillement est pour le moment incomplet, ayant loupé Pisiga, nous aurons encore la possibilité de le compléter lors de notre passage à Sabaya. Mais je ne me résigne pas et si une possibilité se présente de couper pour rejoindre directement le salar et sa piste d’entrée il ne faut pas la louper, eau et ravitaillement risquant alors d’être courts. Je questionne un ingénieur travaillant sur la nouvelle route, ce dernier me fournit des indications relativement précises nous redonnant quelque espoir de pouvoir passer directement à travers le petit massif qui nous sépare du bord nord du salar.
Un chemin doit s’ouvrir deux kilomètres plus loin. Mais nous avons appris à nous méfier des indications données, qu’elles soient kilométriques ou qu’elles qualifient la difficulté des côtes rencontrées ou l’état du chemin. En effet les perceptions à bord d’un véhicule 4X4 et sur un vélo ne sont pas les mêmes. Donc un kilomètre plus loin, un chemin part sur la droite, bien que ce soit proche, il faut tester. Je vois un ouvrier sur le chantier de la route et lui demande. Sans hésiter il me certifie que le chemin mène là où nous voulons aller. Nous entamons la descente, quelques centaines de mètres plus bas une petite maison et le chemin se perd dans une carrière abandonnée. Un petit tertre dominant la région me permet de constater que s’il existe un accès il ne passe pas par là. Je scrute minutieusement les espaces qui s’ouvrent à nous. Le salar n’est pas très loin, mais que le terrain semble tourmenté et instable pour y accéder. Le pire ennemi du cycliste, le sable, règne en maître dans ces contrées. Donc en poussant nos vélos nous rejoignons la route. Je commence à me dire que nous ne couperons pas au détour de 80 kilomètres de piste. En effet la route magnifique en béton que nous suivons depuis une vingtaine de kilomètres a pris fin. Son avancement s’étant arrêté quelques kilomètres auparavant, les cailloux et la poussière ont remplacé cette belle surface lisse et roulante.
Un kilomètre plus loin, alors que je suis presque résigné, Jean voit une piste sableuse qui part dans la direction souhaitée. Nous partons sans conviction sur ce chemin rébarbatif et peu engageant. Rapidement nous devons pousser les vélos, bien que la pente en descente soit assez accentuée, mais le sable ne pardonne rien aux cyclistes. Quelques virages, et notre piste s’engage dans un vallon qui se dessine de plus en plus nettement. Un espoir que cela nous conduise où nous voulons ? Des traces de pneu de véhicules à moteur nous laissent penser que nous ne sommes pas dans une impasse. En effet si nous devions remonter ce chemin, il nous faudrait développer de sacrés efforts et peut-être se mettre à deux pour pousser les vélos, expérience que nous avons déjà vécue. Mais non la piste descend, parfois plus de trace de pneu, ce qui fait resurgir nos craintes d’erreur. Mais non, un peu plus loin elles réapparaissent et de plus elles semblent venir du bas, ce qui rallume tous nos espoirs. Cela fait plus de six kilomètres que nous poussons nos vélos. Je constate alors que le sol en dehors du chemin est plus solide et qu’il nous permet de rouler. Donc, nous voilà partis à louvoyer parmi une végétation rabougrie sur quelques centaines de mètres, ce qui est très appréciable comparativement au poussage épuisant dans du sable pulvérulent.
Nous atteignons un village, mais généralement il n’y a personne, cela fait maintenant plus de quinze jours que nous traversons des lieux identiques entre Chili et Bolivie. Aujourd’hui miracle, un homme se trouve devant l’une des maisons. Nous allons lui demander conseil. Il nous confirme qu’en suivant la piste qui part à l’ouest nous allons rencontrer dans une dizaine de kilomètres l’accès au salar. Il nous affirme même que l’état du chemin s’améliore, cependant il nous dissuade d’essayer de rejoindre au plus court le salar, à travers de grands prés rabougris sur lesquels paissent des lamas. C’est déjà pas mal, nous faisons nos comptes, cela fera une vingtaine de kilomètres au lieu des quatre vingt prévus. Nous pouvons même gagner une journée et bivouaquer ce soir au milieu du sel.
La pause casse-croûte est la bienvenue, même s’il s’agit d’un bout de pain avec un peu de thon de très mauvaise qualité, et nous reprenons notre chemin. L’état de la piste dans un premier temps n’est pas terrible et ne permet pas de rouler. Nous constatons qu’en restant dans les prés, certes ce n’est pas très confortable, mais nous pouvons pédaler. Un peu plus loin, nous découvrons de très fines pistes de quelques dizaines de centimètres de large, qui autorisent une vitesse dont nous n’avons plus l’habitude. En quelques mètres, nous prenons le coup pour rester sur ces très étroites bandes de roulement et ainsi nous gagnons plusieurs kilomètres.
Les contours de cette première étendue de sel nous dévoilent petit à petit leur immensité. Il est vrai que j’ai besoin de me référer à ma carte pour me persuader que les pics et volcans que je vois au sud sont à plus de soixante kilomètres, car nous allons parcourir cette étendue blanche sur cette distance. Donc le grand volcan que je distingue très nettement plein sud se dresse à plus de quatre vingt kilomètres, stupéfiant, c’est presque la distance Lyon Valence ! Il est rassurant de constater que nous garderons tout au long de cette traversée des repères qui nous éviteront de tourner en rond, car paraît-il la boussole ne fonctionne pas. Quant au GPS que je possédais, on me l’a volé au Pérou. Cependant, nous constaterons que la boussole donne une bonne indication sur les deux salars. Peut-être y a-t-il des points particuliers sur ces surfaces qui perturbent le champ magnétique de façon très locale? Les différents essais que j’ai effectués en relation avec le soleil ou des points topographiques caractéristiques m’ont donné des indications tout à fait conformes aux directions estimées.
Nous arrivons à un petit village en bordure de salar. Nous constatons que dans la partie est de cette immensité il y a une activité liée sans doute à l’exploitation du sel. En effet de temps à autre des camions passent dans le lointain. Ce bourg est habité et un petit attroupement se forme autour de nous. Nos réserves étant assez faibles, il nous faut impérativement un complément au moins en eau. On nous vend péniblement une bouteille de coca cola que nous vidons dans la foulée. Mais nos bouteilles vides, nous pouvons les remplir au puits du village. Notre bilan hydrique se monte à un peu moins de vingt litres à trois. Si nous ne nous perdons pas, cela devrait suffire. En effet les différents renseignements semblent concorder, en matière d’approvisionnement en eau dans tous les villages rencontrés. Lorsque l’on voit l’aspect désertique de la région, on peut en douter. Mais nous aurons l’occasion de constater que c’est bien vrai. Même dans les villages déserts il y a un robinet qui fournit une eau claire fraîche et non salée, mystère des écoulements souterrains.
Les villageois nous indiquent une petite île, distante de dix kilomètres sur laquelle nous trouverons, paraît-il, un hébergement. Incroyable, ce ne sera même plus de l’aventure! Le vent de l’après-midi souffle avec son cortège de poussière. Durant ces trois mois de voyage, la poussière aura été notre lot quotidien. Pour nous en protéger nous allons essayer différents procédés : écharpe, masque de chirurgie, respiration retenue, mais rien ne sera vraiment efficace et nous respirerons de véritables bouffées de terre avec tous les inconvénients que cela génère au niveau du système respiratoire. Le grand air pur des montagnes et des régions inhabitées que nous attendions, nous ne l’avons jamais vu. Par contre, des nuages denses de poussière, soulevée par le vent ou les véhicules, nous ont accompagnés tout au long des milliers de kilomètres de piste.
Nous nous engageons sur le salar par une véritable route, large mais cabossée, très nettement marquée car surélevée par un remblai d’une bonne cinquantaine de centimètres. En effet, nous comprenons bien pourquoi il est nécessaire d’arriver par ce type d’accès aménagé. Autour tout est mou, sable et sel, et le vélo nécessiterait d’être poussé sur des distances infinies. Nous atteignons cette fameuse île, sans à vrai dire avoir vraiment mis le « pneu » sur le sel. Nous avons parcouru une longue langue de terre qui s’avance sur le salar. Que l’endroit semble désolé ! Quelques maisons abandonnées ou cadenassées résistent tristement aux assauts des bourrasques. Un être vivant en train d’ordonner des briques de terre est la seule présence vivante en dehors de deux chiens qui nous accompagnent de leurs aboiements. Nous nous renseignons auprès de cet homme, qui nous répond sans même lever la tête. Nous ne semblons pas les bienvenus dans ce recoin désolé et lugubre.
Nous partons à la recherche d’un point de chute pour la nuit. Le soleil décline, et la fraîcheur arrive rapidement à plus de 3600 mètres. Un enclos de pierre à quelques centaines de mètres devrait offrir une assez bonne protection contre le vent. Je traverse à vélo des zones dures pour y jeter un coup d’œil. En regardant par-dessus le mur de pierre, assez haut, je suis aussi surpris que les deux habitants du lieu, qui sont deux gros cochons. Il n’est pas question de leur disputer l’emplacement ! Nous cherchons chacun de notre côté parmi les maisons en ruine, mais toutes sont de véritables dépotoirs et bien souvent elles servent de lieu d’aisance. Vu l’état des lieux, il doit y avoir du passage, car à part l’homme taciturne interrogé pas âme qui vive ici.
Nous finirons par installer nos tentes à l’abri d’un mur sur un replat. Comme chaque fois que nous bivouaquons Jean prépare le repas constitué d’une soupe et d’une platée de nouilles. Alain et moi, par flemme, nous nous satisferions de grignoter quelque chose de froid. Mais il faut bien reconnaitre qu’un repas chaud c’est mieux ! Ces victuailles chaudes vite englouties, nous nous blottissons dans nos sacs de couchage, à l’intérieur de nos abris chahutés par le vent. Heureusement, ce dernier, comme d’habitude, va se calmer peu de temps après l’arrivée de la nuit. Nous passerons une longue nuit presque paisible. En effet plusieurs camions surgis de nulle part nous réveilleront de temps à autre. Heureusement que nous sommes bien serrés contre un mur. Mystère de ces régions presque désertiques où en pleine nuit une circulation improbable vient vous rappeler que vous n’êtes pas si loin de la civilisation.
Le jour se lève, l’air est immobile. Ce matin le lieu nous apparaît moins triste et hostile qu’hier soir. En effet, en fin de journée, la venue de l’obscurité avec un vent furieux, alors que nous sommes fatigués, donc plus sensibles aux basses températures, a un effet non négligeable sur le moral. On a donc tendance à voir les choses de façon plus lugubre. Cette nuit, le froid n’a pas été très intense, quelques degrés en-dessous de zéro. Le soleil se lève sur le salar, spectacle magnifique. Nous déjeunons et enfourchons rapidement nos montures. Nous sommes toujours sur notre langue de terre qui est de plus en plus étroite. Nous essayons de prendre pied sur le salar, mais le premier essai n’est pas le bon. Enfin nous voilà sur le grand tapis blanc. Au début tout va pour le mieux, un vrai billard. Selon les endroits le sel a des aspects différents mais le roulement est facile. Puis des changements apparaissent. Un peu à la manière d’une calotte glacière, où des plaques se chevauchent, ce qui freine considérablement l’avancement. Mais nous ne voyons pratiquement pas de traces de véhicules. Nous progressons de la sorte en direction du sud, pour le moment en descendant un immense bras de sel de quelques vingt kilomètres de large. Nous arrivons au bout de cette ramification et l’immensité plate s’étale devant nous.
Sur notre droite l’horizon disparaît au-delà de cet infini blanc. Que la sensation est étrange de pédaler dans cet univers plat et blanc, duquel aucun bruit ne monte. Seul le craquement des concrétions salines qui s’écrasent sous nos roues apporte un léger fond sonore. Les aspects que prend la surface de ce sol pétrifié varie à l’infini ou presque, du billard lisse jusqu’au moutonnement en vaguelettes, toute une série de variations s’offrent à nous. Parfois sur quelques mètres et d’autres fois sur quelques kilomètres. Nous apprenons à découvrir un nouveau monde. Mais toujours nous arrivons à rouler au moins à dix ou quinze kilomètres à l’heure. Pour nous ce n’est pas mal, car nous avons expérimenté les trois kilomètres à l’heure de moyenne en développant des efforts considérables. Donc tout va pour le mieux. Nous distinguons un véhicule loin sur notre droite. Nous ne nous risquons pas à estimer la distance, tout est tellement trompeur. On dirait un camion haut perché. Nous interceptons une trace dure, qui manifestement est un axe de passage. Nous la suivons et arrivons à la hauteur du véhicule arrêté. Il s’agit d’une voiture. Les deux occupants en sont descendus, car ils sont en panne d’huile au beau milieu de cette étendue. Ils nous en demandent. A part nos petites burettes pour graisser nos chaînes, nous ne pouvons rien leur offrir. Il faut quand même le faire, venir tomber en panne dans un endroit pareil… La route sur laquelle nous nous trouvons prend une direction bien à l’est. Le chemin le plus court pour nous consiste à partir pratiquement plein sud pour aller intercepter une piste qui borde le salar au sud. Après concertation nous décidons de prendre cette direction au plus court.
Comme c’est étrange, le bord semble tout proche, alors que les informations que nous avons corroborées par la carte nous disent qu’il y a au moins trente kilomètres. Mais si nous avançons correctement nous sortirons du salar dans trois heures maximum. Mais voilà, les choses vont se gâter. Le sol devient mou, la vitesse tombe vers les cinq à l’heure puis nous sommes obligés de mettre pied à terre et de pousser nos engins lourdement lestés. Les vélos ne sont vraiment pas conçus pour être poussés. Dans cet espace immense où la vue porte si loin, se traîner comme des limaces en poussant donne une réelle sensation d’immobilité. Tous les repères auxquels nous pouvons raccrocher notre regard se trouvent à des dizaines de kilomètres.
Vers midi, nous faisons une halte sur un petit bout de terre de quelques dizaines de mètres carrés perdu au milieu de cette surface blanche, éclatante au soleil. Jean fait une platée de pâtes, nous consommons l’eau de cuisson, car nous sentons bien que le piège du salar risque de se refermer sur nous, alors que nos réserves sont faibles. Après le repas, alors qu’il fait une petite sieste, je pars sonder les environs pour essayer de trouver la route la moins difficile, ou plutôt la moins molle. Plein est, je suis une trace d’animaux, sans doute un troupeau de lamas, ce qui me permet de rouler sur un ruban d’une dizaine de centimètres permettant un avancement rapide. Mais après quelque distance je viens butter sur un marais. Voilà pourquoi ça et là des touffes d’herbes apparaissaient, juchées sur de petits monticules de terre. La progression devient impossible. Je rejoins mes camarades et fais un essai plein sud. C’est mou mais en poussant la progression reste possible. Nous décidons d’insister dans cette direction, en espérant que nous ne serons pas arrêtés par des zones marécageuses. De plus avec la chaleur de la journée, des mirages apparaissent et nous avons réellement l’impression d’être entourés de grandes masses liquides. L’impression est inquiétante, car l’illusion prend des airs de réalité. Nous allons pousser durant encore quinze kilomètres, en alternant sel et sable. Lorsque ce dernier prend des teintes sombres nous sommes piégés par un matériau, dans lequel les vélos s’enfoncent parfois jusqu’au moyeu. Dans ce cas, il nous faut quasiment les porter et alors nous enfonçons jusqu’aux chevilles.
Dans cette immensité où tout nous apparait si proche, mais en réalité où tout se trouve très loin, nous avons une vraie impression d’immobilité. Nous commençons à nous demander si nous allons nous sortir de ce traquenard avant la nuit. Depuis mon retour en France j’ai lu des récits de personnes qui s’étaient perdues dans ce coin. Manifestement elles n’avaient pas persévéré à garder le cap plein sud. Pour ma part je commence à me poser la question, mais je me dis qu’au rythme de trois kilomètres à l’heure, nous pouvons faire une bonne distance avant la nuit qui n’arrivera que vers les vingt heures. Plus le soir se rapproche, plus je me sens motivé pour savoir si nous sommes en mesure de sortir par ce côté. Je suis prêt à marcher tant que c’est possible, même si la nuit arrive. Mais ce n’est pas le cas de Jean qui commence à envisager un bivouac. Cette incertitude m’enlève toute envie d’arrêt avant de savoir si nous sommes capables de passer.
Le sel commence à céder la place à la terre de façon plus régulière. Nous arrivons même à remonter sur nos vélos le long d’une minuscule sente d’animaux. Puis nous coupons des traces de véhicules. Le bord ne doit plus être très loin. D’après ma carte un chemin borde la partie sud du salar. Nous n’avons vu aucun mouvement. Ils sont facilement visibles même de loin, car les véhicules soulèvent de grands nuages de poussière. Jean pense que le chemin ne passe pas là. Si c’est le cas nous sommes dans de beaux draps. Vers dix neuf heures nous sentons que nous approchons de la sortie de ce piège. Là-bas, loin sur la droite un nuage de poussière. Un véhicule ! Manifestement il longe le salar. Le chemin est bien là. Je pousse un ouf de soulagement. Effectivement nous sortons. Le camion passe à quelques centaines de mètres de nous. Le chauffeur freine et nous regarde de loin, sans doute intrigué, car la traversée par cet endroit ne doit pas être très fréquente. Nous trouvons une zone plate.
A deux kilomètres se trouve un petit village perché. Pendant que mes camarades installent les tentes, je pars à sa rencontre dans l’espoir de ramener de l’eau. Je le rejoins assez facilement, bien que j’aie à pousser dans le sable sur les cinq cents derniers mètres. Il est habité et comme par miracle, un robinet prodigue une eau claire et fraîche. Je reviens avec mes bouteilles pleines, ce qui nous permettra un bivouac confortable. Nous sommes vraiment contents d’être sortis de ce « guêpier ». En regardant au nord nous distinguons très nettement la montagne le long de laquelle nous sommes descendus hier pour rejoindre le salar. Elle est à plus de soixante dix kilomètres, cela paraît à peine croyable, et pourtant le compteur et la carte donnent la même indication.
Assister à la venue de la nuit dans ces lieux retirés est un spectacle fascinant. Le ciel prend des teintes rouges qui contrastent avec le sombre des grandes montagnes en contre-jour. On imagine bien de la sorte les grands espaces préhistoriques seulement peuplés de dinosaures. De plus le vent s’en donne à cœur joie comme chaque soir. Cette nuit je vais bien dormir et le lendemain me réveiller vers les sept heures, alors qu’il fait déjà bien clair, ce qui est exceptionnel.
Le matin, une fois encore l’air est immobile, le silence absolu, presque assourdissant. J’ai envie de retenir mon souffle pour ne pas troubler l’esprit du lieu et rompre l’enchantement. Je pars me promener à pied sur nos traces de la veille, que je ne retrouve pas dans cette immensité. Quelques gros oiseaux s’envolent à mon approche. Une petite rivière, qui court au milieu du sel est en partie gelée, il n’a pas du faire bien chaud cette nuit! De retour aux tentes, je constate que la grosse bouteille d’eau que j’ai oubliée sur mon porte-bagages est un énorme glaçon de plusieurs litres. Heureusement que le contenant est en plastique ! Le changement de température est rapide. Une demi-heure après l’apparition du soleil le thermomètre reprend une vingtaine de degrés.
Aujourd’hui nous espérons une étape facile, en effet une trentaine de kilomètres nous séparent de la petite ville de Llica, point d’entrée du salar d’Uyuni. Les deux kilomètres que j’ai effectués sur cette piste hier pour aller chercher de l’eau m’ont permis de constater qu’elle était en très bon état. Mais je ne l’ai empruntée que sur deux kilomètres. La suite sera toute différente, en effet l’empire du sable va reprendre et nous allons nous battre à pied contre un terrain qui ne nous laissera aucun répit. Généralement les pistes sablonneuses que nous avons expérimentées jusqu’à présent, présentaient des zones non praticables, mais elles alternaient avec de grandes zones où nous pouvions enfourcher nos vélos. Mais là, non, les parties « roulables »sont quasi inexistantes, et sur quatorze kilomètres nous allons pousser dans un sable qui nous retient comme de la colle. Je maudis cette piste, et l’étape supposée facile se transforme en véritable calvaire, surtout après la gigantesque séance de poussage d’hier.
Lorsque nous arrivons au village de Challacollo, Jean décide de voir si ce village possède un restaurant. Lorsqu’il y pénètre, un pick-up en sort. Je me précipite à grands renforts de gestes, pourvu qu’il m’attende. Le chauffeur m’a remarqué et je cours littéralement, mon vélo à la main. Contrairement à Jean qui lui avait demandé s’il y avait de quoi se restaurer, moi je suis intéressé par sa destination. Il va à Llica, chance ! Immédiatement je lui demande s’il peut me charger avec mon vélo, Alain y est immédiatement favorable. Jean quant à lui est plus réticent, considérant que c’est un peu trahir l’esprit du cyclotourisme. Pour ma part, je considère que pousser son vélo dans le sable, c’est comme naviguer avec une bassine, un engin pas du tout adapté à son emploi. Enfin de compte nous finissons tous les trois sur la plate-forme du véhicule en compagnie d’un couple de vieux Indiens. Les quinze kilomètres nous séparant de Llica nous les parcourons en une demi-heure. Vu l’état de la piste, à vélo il nous aurait bien fallu au minimum quatre heures, avec la grosse chaleur qui montait, nous en aurions vraiment bavé. A treize heures nous sommes installés dans un restaurant sympathique devant une belle assiette de poulet au riz, que je savoure sans remords ni regrets. Alain ne semble pas avoir plus d’états d’âme que moi, ce qui n’est pas le cas de Jean. Je sens dans son regard une forme de reproche. Nos conceptions divergent quelque peu. Je roule avant tout pour le plaisir, les calvaires interminables, je n’en raffole pas. Pousser son vélo, sans aucun espoir de pouvoir rouler sur la moindre parcelle, ne m’attire pas spécialement et si je peux m’en dispenser je n’hésite pas.
Cette petite ville de Llica est étonnante, comme toutes les agglomérations boliviennes ; des maisons basses qui se serrent dans des rues en pente, avec quelques épiceries toutes semblables qui offrent un choix restreint de nourriture. De ces petites villes se dégagent quiétude et nonchalance. Et toujours à proximité ou sur la « plaza des armas » l’église toujours originale et de couleur vive rappelle que le catholicisme tient une place importante. Une petite auberge nous accueille, le patron est particulièrement bienveillant et attentif à nos demandes, bien que l’établissement soit spartiate. La douche se matérialise par un seau d’eau au milieu de la cour. Heureusement que je n’éprouve plus le besoin de me laver systématiquement. Quelques centilitres pour les endroits vitaux et pour ma part, je fais attention de toujours m’essuyer à la mode musulmane, ce qui est beaucoup plus hygiénique que le papier nommé mal à propos hygiénique.
Une fois bien installés et ayant fait un peu de lessive, je commence à m’inquiéter de l’étape du lendemain, le fameux salar d’Uyuni, le plus vaste du monde. En regardant les chiffres, Coipasa 2100 km2 et Uyuni 12 500, je prends un peu peur, cela fait six fois plus grand. Cette première traversée nous a déjà pas mal étonnés pour ne pas dire impressionnés, j’ose à peine imaginer ce que ce sera sur Uyuni. Avec Alain je pars à pied vers la sortie de la ville essayer de repérer le chemin d’accès au salar. D’un promontoire au niveau des dernières maisons nous avons un excellent point d’observation. A nos pieds s’ouvre un immense espace, duquel surgissent dans le désordre des pics d’origine volcanique. Que c’est immense ! Là, il n’est pas question de voir de l’autre côté. Ma première impression consiste à me dire : mais par où va-t-on bien passer ? Puis nous continuons à marcher et interrogeons un homme qui nous indique le chemin qui donne accès au salar. En effet tout est tellement gigantesque, que nous voyons bien des grands espaces plats mais pas de sel. Cela signifie que ce que notre regard embrasse ce sont les abords de cette mer immobile. Je fais vite la relation avec Coipasa et j’en déduis que les dimensions ne sont pas à la même échelle. Nous avons identifié clairement la route qui nous y conduira, le lieu ne nous livrera pas d’autre indice. Nous retournons en ville boire une bière, dans ce qui est plutôt une épicerie qui vous offre un siège, qu’un bar à proprement parler. Le propriétaire va nous donner quelques indications supplémentaires très intéressantes et qui pour une fois se révéleront parfaitement exactes. La piste passe juste au nord de l’île du Pescado et puis se dirige directement sur celle d’Incahuasi. D’après nos informations la première île est visible au moment ou la piste arrive au salar, il suffit donc de la prendre en ligne de mire, sur la seconde il y a de quoi se restaurer. Donc notre but pour demain consistera à atteindre ce deuxième lieu. J’ai aussi pu observer que le volcan Tunapa, haut de 5321 mètres, donc 1700 mètres au-dessus du salar, pointe comme un phare immense qui sera en mesure de nous indiquer un point de repère au nord durant une grande partie de notre traversée.
Forts de tous ces renseignements, ayant récupéré Jean, nous partons dîner tous les trois dans un petit local tenu par une Indienne. Elle nous propose un excellent poulet grillé. Durant le repas des bruits de musique. Nous allons voir sur le pas de la porte et la stupéfaction nous cueille. Des foules arrivent presque au pas cadencé, descendant en rangs compacts les rues rectilignes. Mais d’où sortent tous ces gens ? Par groupe d’une centaine de personnes, ils arborent des tenues différentes, égayées de lampions et lumières parfois accrochées en haut d’antennes, qui balancent au gré du pas. Les participants de l’un des groupes portent comme un sac à dos, fait d’une petite caisse cubique dans laquelle une bougie tient lieu de lampion. Sur la face arrière de ce sac à dos, la photo très célèbre du CHE, qui, nous l’avons constaté, reste très populaire en Amérique du Sud. Et pour entretenir le rythme, les orchestres, je dis bien les orchestres, car ils sont au moins au nombre de trois, sont répartis tout au long du cortège. Dans ces pays ce qui m’a le plus surpris, ce sont ces défilés festifs quasi permanents. Le spectacle est vraiment étonnant et nous restons médusés à regarder passer dans la nuit cet étrange mais très sympathique cortège. On nous explique qu’il s’agit de l’anniversaire de Potosi. S’agit-il de la ville ? Nous n’en saurons pas plus.
Nous décidons d’un départ très matinal, malgré le froid. Dès sept heures nous sommes en route. La ville est vite traversée, nous passons le poste militaire qui en contrôle l’entrée. La piste sur douze kilomètres va nous servir de prélude à ce site unique. Nous le voyons s’ouvrir devant nous, son immensité toujours plus présente. Pas de véhicule en vue. Est-ce que ce sera aussi désert que Coipasa ? Normalement non. Si, de la poussière monte de la piste en provenance du salar. Un camion nous croise, je fais signe au chauffeur qui s’arrête. Je lui demande confirmation que nous roulons bien sur la bonne piste, et m’assure que l’île que je crois être celle du Pescado est vraiment la bonne. Il me le confirme. En effet, cette île sort comme un point minuscule qui semble danser sur cette surface plane. Elle est située exactement à quarante huit kilomètres du bord du salar, indication qui me sera donnée par mon compteur. Comme pour Coipasa, une piste surélevée sur quelques kilomètres donne accès au sel dur. Nous y voilà. Gigantesque ! D’ouest en est notre traversée va exactement faire 145 km. Aujourd’hui nous en parcourrons 72 et demain 73.
Le soleil est bien en face à l’est. Notre volcan balisant le nord nous domine, l’île du Pescado est bien identifiée, on peut y aller. La direction à prendre est sud-est. La piste que nous suivons part dans la bonne direction. Après une quinzaine de kilomètres elle s’incurve vers le nord. Une discussion s’engage entre nous. Je suis partisan de garder le cap et de ne pas suivre la piste qui semble un vrai boulevard. En effet, je crois qu’elle part sur le village de Tahua au pied du volcan Tunapa, ce qui n’est vraiment pas notre route, car notre traversée doit nous conduire presque plein est. Nous restons donc sur une trace dans la direction de l’île du Pescado. Mais elle n’est pas bien marquée et de plus à part le camion pas un véhicule. Un petit doute subsiste en moi. Mais sur la droite de notre piste il me semble en voir une autre. Je la rejoins en coupant à travers le sel, qui est très roulant, presque autant que les chemins tracés par les véhicules ; Donc je rejoins cette autre piste, qui est une vraie autoroute lisse et dure. Elle pointe directement sur l’île qui nous sert de balise. Mes doutes commencent à s’estomper. Nous roulons à vive allure, aux environs des 25 à l’heure. A l’est l’étendue de sel disparaît dans le néant. Au sud et au nord d’immenses montagnes en dessinent les contours lointains. Epoustouflant. Je m’arrête et tourne sur moi-même complètement subjugué par ce spectacle quasi irréel. Nous sommes seuls, nous ne verrons aucun véhicule jusqu’à l’île d’Incahuasi. Je suis dans le site le plus exceptionnel et étrange qu’il m’ait été donné d’admirer. Le fait de s’y trouver seul et à vélo, en quelque sorte assez vulnérable donne à l’endroit une dimension véritablement extraordinaire. Se trouver à bicyclette en ce lieu est une expérience inimaginable, qui fait monter des émotions fortes, difficiles à décrire. Toute une foule de photos vues et de reportages lus me viennent à l’esprit. En particulier une photo de la couverture de la revue trimestrielle « carnets d’aventure », sur laquelle on voit au beau milieu du salar trois beaux gaillards blonds et nus, qui cachent leur pudeur, chacun derrière une sacoche de vélo de couleur vive. Elle m’avait beaucoup plu, car outre le côté esthétique indéniable de tous les éléments de la photo, les trois compères rayonnaient de joie. Mais une polémique avait éclaté et les purs et durs, peut-être un peu puritains rigides en avaient fait le reproche à la rédaction, qui avait à mon sens su répondre habilement et très diplomatiquement.
Encore une fois les distances sont gigantesques et la vue porte au-delà. L’île du Pescado grossit, de point elle devient objet allongé un peu à la manière d’un gros poisson. Et puis tout là-bas dans le néant entre blanc du sel et bleu du ciel, un point noir émerge de la piste. L’île d’Incahuasi pointe le bout de son nez. Nous passons au large de la première, exactement quarante huit kilomètres du bord. Maintenant la seconde va se rapprocher lentement et le compteur indiquera vingt quatre kilomètres de plus. L’euphorie qui m’habite annihile la notion de temps et je n’ai vraiment pas l’impression de parcourir de telles distances. De plus lorsque je me retourne je vois en prenant des repères sur les montagnes, assez précisément le lieu où nous sommes entrés sur le sel. Comment imaginer que c’est si loin. D’autres étapes nous avaient demandé beaucoup plus d’efforts et de temps pour un kilométrage bien inférieur !
Incahuasi grossit et la piste arrive droit dessus. Nous constatons qu’il y a pas mal de mouvements. Nous y voici. Comme c’est étrange, les véhicules 4x4 viennent se garer comme des bateaux viennent à l’attache à l’île verte à la Ciotat ou au banc d’Argun sur le Bassin d’Arcachon. D’autant plus étonnant qu’au beau milieu de l’île se dessine comme un petit golfe, en bordure duquel les voitures se garent sagement. Nous passons du désert à la foule. J’aime bien, cela présente un petit côté réconfortant que je ne saurais expliquer. Dans deux jours je vais parcourir le salar dans un autre sens et cette fois en voiture. Ce sera une autre expérience, mais il est vrai que le vélo représente le moyen le plus adapté pour se faire un immense plaisir et ressentir toute la grandeur du lieu. Je constate qu’il y a beaucoup de Français. Partout où je suis allé ces dernières années le pourcentage de français était important. Alors que j’ai souvent entendu dire que les Français étaient un peuple qui ne voyageait pas beaucoup, je ne trouve pas.
Nous accostons, Alain et moi. Jean est déjà arrivé depuis un certain temps. Que cet endroit est étonnant, îlot perdu dans cette immensité. Les cactus candélabre ont colonisé le lieu. Ce sont de véritables arbres qui montent jusqu’à dix mètres. Les plus vieux sont millénaires. Nous allons déjeuner au restaurant. Bien évidemment les prix sont bien plus élevés que ceux dont nous avons l’habitude en Bolivie, mais cela reste cependant bon marché. On nous apporte le grand livre des voyageurs à vélo, qui tous mettent un mot ou couvrent deux pages. Ils y ont ajouté de nombreuses photos ou des schémas de leur périple. Je constate que nombreux sont ceux qui sont passés par ce point quasi obligé du cyclotourisme au cours d’une traversée des deux Amérique de l’Alaska à la terre de Feu. Nous découvrons qu’étant venus à bicyclette, nous aurons le privilège de pouvoir dormir sur place, alors que ceux qui sont venus en voiture n’auront pas ce privilège.
Le soir arrivant, les visiteurs véhiculés désertent les uns après les autres, et nous nous retrouvons seuls en compagnie des neuf Indiens qui demeurent ici, afin de gérer le flux touristique. Avec le départ des touristes, la chaleur s’en va aussi. La luminosité aveuglante diminue, l’espace environnant devient plus hostile. Les pierres et la flore de l’île semblent se métamorphoser, changeant de couleurs à la manière d’un caméléon. Les grandes étendues blanches prennent des tonalités plus roses, un peu pastel. Dans le lointain la jonction entre le sel et le ciel s’éteint progressivement dans des teintes bleu profond. Le froid et le vent ajoutent une touche sévère au tableau. Le soleil, pour sa part, dans un dernier effort allume et incendie les nuages épars d’un rouge vif qui fait ressortir la multitude de plans de montagnes qui s’enchevêtrent jusqu’à l’infini. Je pars seul marcher sur le salar, alors que la nuit étend son mystère. Que l’impression est forte ! A part les rafales de vent, plus aucun bruit ne perturbe le lieu. On pourrait se croire sur une calotte glaciaire perdu quelque part au pôle nord ou sud. Un même lieu à différentes heures de la journée, dans différentes conditions, avec plus ou moins de monde et l’impression est totalement modifiée, on pourrait se croire dans des endroits très différents. Ce soir, que cette immensité bordée de pics innombrables m’impressionne dans cette obscurité qui prend possession de l’espace ! Presque à contrecœur je rejoins l’île et mes camarades.
Le local qui nous est attribué pour une somme modique est spartiate, mais la vue sur le salar par une grande baie vitrée est absolument sublime. Il est des moments dont on se souvient longtemps, eh bien ce petit refuge me laissera un souvenir durable. Nous aurions aimé que d’autres cyclistes nous rejoignent pour cette nuit. Mais nos espoirs seront déçus, bien que nous ayons estimé à la lecture du livre d’or qu’un jour sur deux, des adeptes du vélo, venant du monde entier, passaient par là.
Au matin, je monte au sommet de notre petite île volcanique, afin d’admirer l’apparition du soleil dans ce décor grandiose. Malheureusement une légère brume atténue la grandeur du spectacle. En effet, la lumière solaire lorsqu’elle apparaît tout là-bas à l’est derrière des montagnes situées à une centaine de kilomètres, balaie cette immensité plate et blanche, d’ouest en est, en l’éclairant graduellement. Mais le phénomène sera ténu du fait de la diffusion à travers les légers nuages perturbateurs. Dommage, mais le spectacle n’en est pas moins saisissant. Je reste depuis hier après-midi comme hypnotisé devant cette immensité magique que je contemple du haut de ce tertre peuplé de cactus géants. Je redescends, nous petit-déjeunons et repartons pour notre deuxième étape sur la plus grande étendue de sel du monde.
Le plaisir est aussi intense que celui éprouvé la veille. On avance rapidement sans effort et de toutes parts cette immensité blanche bordée, très loin de pics et de volcans, qui se pressent et se chevauchent dans des baies et des golfes géants, dont on discerne à peine les contours à l’infini. Par endroits n’étant pas sûr d’être sur la piste la plus directe, je fais des baïonnettes vers la droite afin d’intercepter d’autres routes. Au cours de ces manœuvres, je foule de mes roues un sel vierge de toute trace. Je vois mes deux camarades de profil loin là-bas qui se découpent comme deux minuscules insectes dans ce décor de géants. La fascination joue à fond.
Mais tout a une fin, l’extrémité du salar se rapproche et les soixante treize kilomètres sont parcourus trop vite. Il est des endroits dont on ne veut plus s’échapper, pris par un charme puissant. Un peu avant la sortie, un hôtel de sel. Nous nous y arrêtons. Quelques véhicules y stationnent. Nous sommes un peu l’attraction lorsque nous nous approchons. Bien que ces gens soient sympathiques et de plus parlent pour certains, bien notre langue, j’ai un peu la sensation d’être un singe malin que l’on regarde ; j’attends le moment où l’on va me lancer des cacahuètes. Je me rends compte qu’être touriste à pied parmi les touristes, donc incognito ne me dérange pas du tout, mais avec mon vélo cela me particularise trop et me gêne. Autant au cours des deux semaines précédentes à travers les zones désertiques ignorées du tourisme, je me suis senti bien, autant maintenant que nous arrivons dans ces parages très touristiques, j’ai envie d’abandonner mon vélo.
La sortie du salar est balisée comme l’entrée par une véritable route, large et cabossée sur laquelle de nombreux véhicules soulèvent une poussière dense qui nous titille sérieusement les muqueuses. Encore vingt sept kilomètres d’une piste absolument horrible, tôle ondulée, sable, bosses en tous genres et nous arrivons dans la ville d’Uyuni, que les guides décrivent comme vilaine et sans intérêt. Nous, nous la trouvons sympathique et animée, et son climat soi-disant rude, nous apparaît comme amical, sans doute nos organismes se sont habitués aux conditions rudes depuis trois mois que nous arpentons les Andes à vélo. En ce qui me concerne, je viens d’effectuer la dernière étape sur ma monture, cent kilomètres exactement. En effet, je vais continuer le voyage par des moyens mécaniques. Mais ces 4000 kilomètres à vélo ont été tellement intenses qu’ils m’apparaissent comme dans un rêve. Ai-je vraiment vécu ces trois derniers mois ? Et dans ce rêve, le summum réside dans les trois dernières semaines, dont je reparlerai, avec le bouquet final que je viens de vous narrer, Coipasa et Uyuni.
20:09 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bolivie, salar, coipasa, uyuni, altiplano
24/06/2010
17 jours à travers les préalpes à vélo
Préalpes juin 2010
Depuis bientôt un an nous projetions une randonnée à vélo de deux ou trois semaines à travers les bosses autour de la vallée du Rhône, en passant par la Chartreuse, le Vercors, le Mont Ventoux, la Montagne de Lure et puis par les monts d’Ardèche pour rentrer à Lyon. La période choisie n’a pas été très favorable au point de vue météorologique mais nous n’en avons pas moins pédalé. Certes l’itinéraire initial a subi des modifications importantes, dues à des chutes de pluie torrentielles et des prévisions de vent très violent, mais les 17 jours d’errance à deux roues que nous avons vécus nous ont permis de toujours connaître mieux ce fabuleux pays qu’est la France, et nous y avons éprouvé un grand plaisir dans l’effort physique.
Ce dimanche 6 juin, avec Jean nous démarrons de Lyon, tardivement, en suivant le bord du Rhône en direction de Crémieu, où nous rejoignons Evelyne qui complétera le trio. Tout commence sous les augures du temps incertain que nous subirons durant notre voyage. Sitôt tourné le coin de la rue, de gros nuages menaçants donnent la couleur, très sombre. Quelques gouttes sont les premiers signes d’alarme, mais dans notre enthousiasme du départ nous poussons d’autant plus sur les pédales, nous disant que l’étape du jour ne fera que 45km. Il est donc trois heures de l’après-midi. Après un court passage sur le goudron, nous voilà le long du canal de Jonage. Nous espérons remonter, par le chemin qui longe d’abord le canal, puis le Grand Large (plan d’eau) et finalement suivre le Rhône, jusqu’au confluent avec la rivière Ain. Le temps menaçant semble se cantonner à l’ouest alors que nous fonçons vers le nord-est avec l’espoir d’échapper à l’averse. Dans un premier temps, tout se déroule au mieux. Le chemin est très agréable, la végétation nous entourant bien verte, par endroits de grands arbres nous dominent donnant un air forestier à la balade.
Je me souvenais, pour l’avoir déjà fait à pied, que le chemin après le village de Jons pouvait être problématique. Effectivement mes souvenirs étaient exacts. Le chemin s’insinue entre un terrain de golf et des zones marécageuses le long du fleuve. Les ornières, sur ce qui n’est plus un chemin mais un sentier sinueux, deviennent profondes et larges. La pluie se met franchement de la partie. Une glaise visqueuse nous cloue littéralement au sol. La végétation envahit notre espace de roulement. Il nous faut coller la tête au guidon pour espérer passer sous les nombreuses branches qui gênent l’avancement. Cela implique la peine de la double douche. Avec nos vélos chargés d’une vingtaine de kilos la conduite devient mal aisée. Je me retrouve au fond d’une ornière de large taille dans une position d’équilibre précaire, les deux chaussures flottant sur une mare de boue. J’ai la sensation que je coule lentement. J’effleure juste la boue de mes semelles, reportant le gros de mon poids sur la selle, souhaitant que mes pieds ne soient pas immergés dans cette matière grise et gluante. Quelques kilomètres avant le confluent de l’Ain nous devons renoncer à suivre cette piste, et nous prenons le premier itinéraire de remplacement qui offre une issue non mouvante. Un peu au petit bonheur la chance nous rejoignons le village de Villette-d’Anthon. Au centre nous nous abritons alors que des trombes d’eau s’abattent de plus belle. Il ne fait pas très chaud. Cela promet pour la suite. Enfin la chute d’eau se calme, et miracle, il ferait presque beau. Nous décidons de reprendre, avant de nous rendre à Crémieu, le détour par le site du lieu de rencontre de l’Ain et du Rhône. Cet endroit est magnifique. Voir les eaux de deux cours d’eau qui se mêlent est toujours passionnant. Dans le cas présent il s’agit d’un fleuve et d’une rivière, tous deux au cours vif, le Rhône au flot puissant bien endigué et l’Ain, plus modeste qui court entre des plages de galets. Je me rends souvent sur ce lieu et ma curiosité pour ces eaux qui se rencontrent est toujours la même. Mission accomplie, je voulais absolument montrer à Jean cet endroit qui me plaît tant. Après avoir bien profité de ce spectacle, en une dizaine de kilomètres par une route fréquentée nous atteignons la jolie ville de Crémieu. Ancienne cité médiévale enserrée au milieu de plateaux calcaires, son histoire est riche et sa visite vaut le déplacement. Evelyne nous attend et voit deux tas de boue mobiles venir à sa rencontre. Les bords du Rhône nous ont laissé quelques souvenirs tangibles.
Lundi 7 juin
Départ par des routes détournées et tranquilles, et des villages déserts avec l’intention de rejoindre le lac d’Aiguebelelle. Les senteurs de fin de printemps nous accompagnent. Que le vélo dans la campagne est agréable à cette époque de l’année. Après les bourgs de Dizimieu et Soleymieu, ainsi que d’autres nous nous arrêtons à Brangues, village sur une butte. Je me souviens y être venu à l’occasion d’un marché du livre. De ce village sont originaires Stendhal et Paul Claudel. Concernant ce dernier, nous sommes allés nous recueillir sur sa tombe, qui est située au fond d’une grande propriété. Le lieu exhale la tranquillité et la sérénité, une impression de permanence, même d’éternité par rapport aux outrages du temps. Cependant la sépulture, elle, n’est pas imprégnée de cette paix. Cette vaste tombe de marbre aux courbes arrondies, dont la surface par endroits est mangée d’une fine mousse, semble recouverte d’un voile de tristesse. L’épitaphe est étrange et génère un trouble au lecteur que je suis : ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel.
Après avoir pique-niqué sur la place du village nous reprenons notre route en direction du lac qui ponctuera notre étape de ce jour. Encore de charmants villages, la France en regorge, sur les 36000 communes que de lieux pittoresques ! Au cours de ces 17 jours nous en visiterons une multitude, tous plus jolis les uns que les autres. Arrivés dans la charmante petite ville de Saint-Genix-sur-Guiers, nous touchons aux premiers contreforts du massif de la Chartreuse. Eh bien évidemment ça commence à grimper dur. Après nous être égarés par des chemins caillouteux et très pentus, à la recherche du château du fameux Mandrin, aimé des pauvres car il détroussait les riches à leur profit, un aimable autochtone nous indique comment revenir sur notre route. Le premier col d’une longue série est franchi. Il s’agit du col de la Crusille, qui culmine fièrement à 573 mètres d’altitude. Après l’effort dans la montée, le plaisir de la descente est immédiat, et là on a plus l’impression de glisser que de rouler. Je suis toujours étonné de constater que mon vélo lancé à plus de cinquante voire soixante à l’heure, donne une grande impression de stabilité.
Après une agréable cure de vitesse à travers champs jusqu’à la modeste ville de Novalaise, nous faisons une constatation étrange, impossible de trouver le moindre ravitaillement en ce lundi après-midi. Dans les coins les plus reculés de l’Albanie ou du fin fond de la Pologne, il y a toujours une petite épicerie qui est ouverte ou qui vous accueille comme par enchantement lorsque vous demandez, mais là dans notre bon pays de France que nenni ! Pas très inquiets nous nous disons que sur le bord du lac d’Aiguebelette en ce mois de juin, le tourisme aidant, nous trouverons ce qu’il nous faut pour ce soir. Rapidement nous atteignons un camping remarquablement situé, juste en bordure d’eau, mais à l’aspect un peu glauque et à la propreté négligée. Enfin pour ce soir cela fera bien l’affaire. Une fois les tentes montées, renseignements pris, aucun moyen de se ravitailler. Un couple de retraités habitué des lieux, ayant pitié de nous, pauvres cyclistes affamés, nous offre deux sachets de riz qui nous permettent d’effectuer un excellent repas, tout en regardant les poissons du lac se livrer à leur dernière agitation avant la nuit. La surface d’huile est trouée par une myriade de petites ablettes fuyant en ordre dispersé devant ce qui me semble être une truite tentant de faire son dernier repas de la journée.
Mardi 8 juin
Bien qu’il n’ait pas plu cette nuit, la proximité du lac a généré une très forte humidité et je me retrouve avec une flaque dans ma tente. Aurait-elle vieilli prématurément? Je l’utilise depuis plus de trois ans de façon assez intensive, elle est particulièrement légère, un kilogramme deux cents, piquets compris, mais la contrepartie de la légèreté sans doute implique une durée de vie plus courte. Après un agréable petit déjeuner dans un décor idyllique, certes frugal à base du dernier croûton de pain que nous partageons en trois, nous décidons de commencer notre journée, qui promet d’être rude par le tour du lac. En effet ce contour, bien qu’il nous rallonge de quelque distance donne l’occasion d’admirer de magnifiques panoramas lacustres ponctués de barques de pêche multicolores, qui glissent paisiblement à la recherche des bons coins prometteurs en belles prises.
Nous nous arrêtons sur la rive sud du lac pour prendre un vrai petit déjeuner. Une boulangerie pâtisserie permet la consommation sur place, cela nous rappelle les grosses ventrées de gâteaux et autres forêts noires au cours de notre traversée de l’Allemagne le long du Danube. Mais je dois dire que les pâtisseries allemandes nous en avons abusé, mais jamais nous n’avons eu une sensation d’écœurement, ce qui n’est pas le cas ce matin. Enfin nous repartons bien rassasiés et sans trop de risque de prendre le coup de fringale si terrible à vélo. Très vite la route s’élève parmi les champs où l’herbe haute n’a pas encore été coupée. Des multitudes de fleurs rouges, jaunes ou bleues ponctuent les pâturages. Les senteurs toujours plus présentes, en particulier le tilleul, nous rapprochent de la nature. Un même trajet en voiture, en apparence permet de voir des paysages semblables et d’éprouver des sensations identiques, mais en réalité non. En effet d’une part la lenteur et d’autre part l’effort physique, forçant à de grandes inspirations sans la protection de l’habitacle d’un véhicule, abolissent un certain nombre de barrières à la nature. Contempler un champ, au milieu d’un foisonnement d’odeurs dues à l’herbe, aux fleurs ou aux arbres, nous projette au beau milieu de cette nature un peu plus comme acteurs que comme spectateurs. Une sorte de symbiose se crée, on se sent un peu moins intrus.
Nous n’avons pas toujours le loisir d’éviter les routes à grande circulation, mais en général nous y réussissons. Le temps semble se dégrader, cependant les sommets de la Chartreuse ne se dévoilent pas. La pluie nous cueille au pied du col de la Placette qui donne accès à Voreppe. Heureusement, elle est de courte durée. Encore une belle, raide et sinueuse descente, dans laquelle il faut rester prudent car la chaussée est humide. Arrêt dans cette agglomération, le temps de boire un café et de faire quelques courses car ce soir nous comptons dormir quelque part dans le Vercors.
Une question nous tracassait, comment passer Grenoble sans avoir à plonger dans un trafic important. La réponse nous est donnée par la carte série verte au 100 000 ième, édition 2010. En effet, une piste cyclable depuis Voreppe suit l’Isère vers l’aval sur plusieurs dizaines de kilomètres. Elle nous conduira, de plus avec un bon vent dans le dos jusqu’au village de Cognin-les-Gorges, au pied de Malleval, hameau perché que nous comptons atteindre ce soir. On constate qu’en France les choses bougent en matière de pistes cyclables. D’une part de plus en plus de routes laissent un couloir protégé pour les cyclistes et d’autre part les vraies pistes cyclables sont toujours plus nombreuses, comme celle de l’Isère qui nous a-t-on dit allait de Grenoble à Valence.
Nous voilà au pied de la terrible montée de la gorge du Nan. Ce soir nous ne ferons que 900 mètres de dénivelé le long d’une route qui s’accroche entre hautes parois et ravins, et qui cherche son chemin au travers de la roche par des tunnels qui surplombent le vide. Enfin, après une montée très exigeante de plus de neuf kilomètres qui nous a demandé pas loin d’une heure et demie, au détour du dernier lacet les quelques maisons de Malleval apparaissent. Le lieu semble passablement désert, le camping est ouvert, l’ambiance venteuse et les mille mètres d’altitude rendent ce coin de montagne hostile. Evelyne et moi ne nous sentons pas trop l’âme campeuse ce soir après une étape assez longue, 90 kilomètres, et difficile. Je vais m’enquérir auprès d’une petite auberge des différentes possibilités de logement. Très gentiment le propriétaire nous ouvre un grand gîte pour nous trois. Nous y passerons une agréable et calme nuit.
Mercredi 9 Juin
La journée s’annonce belle. L’étape commence par une montée de quelques cinq cents mètres de dénivelé, qui conduit sur le plateau du Vercors. La nature est éclatante, la petite route pratiquement déserte. De vastes champs bien verts constellés de fleurs sont bordés de hautes falaises blanches qui barrent l’accès au plateau. Après une montée raide mais plaisante à travers prairies puis le long d’escarpements et finalement en traversant une jolie forêt de feuillus, nous atteignons le col du Mont Noir à 1431 mètres d’altitude.
Ce col porte un nom curieux, car cet endroit aurait été victime des brûleurs de loups. En effet, pour les traquer et les acculer, ils incendiaient certains secteurs. Mais parfois il arrivait que le feu se propage plus loin que prévu, c’est ainsi que ces zones brûlées auraient été qualifiées de noires, d’où le nom du col.
Il fait frais pour la saison, on ne se croirait pas en juin. Nous redescendons vers le col de Romeyère, quatre cents mètres plus bas, par lequel initialement nous voulions arriver. Mais on nous avait indiqué que la route était fermée suite à des éboulements. Entre Chartreuse et Vercors de nombreuses routes sont impraticables suite à des effondrements. Sont-ils dus aux rudes conditions de cet hiver ou alors s’agit-il d’un phénomène plus général, conséquence du changement climatique?
Dans ce matin à l’air vivifiant, les couleurs sont tranchées, qu’il s’agisse des prés, des fleurs, des arbres, des parois ou des nuages. Rapidement nous rejoignons le village de Rencurel. Je trouve que pour un plateau nous descendons beaucoup, certes la vitesse est agréable, mais nécessairement il va falloir reprendre l’altitude perdue. Dans ce minuscule village balayé par un vent froid, bien qu’il vienne du sud, nous nous blottissons dans un bar bien sympathique l’espace d’un café. Mais le temps passe vite et l’heure du repas n’est pas loin. Nous poussons jusqu’à la Balme de Rencurel. Là, une épicerie nous fournit le minimum, et dans un recoin de la fontaine municipale protégée du vent, bien installés au soleil nous profitons de notre pause de midi. Un pêcheur de truites marque l’arrêt sur le pont à proximité. J’en profite pour l’interroger sur la population de truites de la Bourne. Ce torrent descend vers la très célèbre paroi d’escalade de Presles, qui abrite la curieuse grotte de Choranche avec ses fistuleuses parmi les plus longues au monde. Il s’agit de multitudes stalactites de la section d’un cheveu ou presque et qui font, si je me souviens bien, un ou deux mètres de long. Pour en revenir à notre pêcheur, il se plaint du fait que les écologistes s’opposent depuis quelques années au rempoissonnement des cours d’eau de la région, d’où une très nette baisse de l’intérêt de la pêche. Effectivement doivent-ils se mêler de tout ? C’est un autre débat, mais ne lançons pas la polémique, même si je suis séduit par la proposition du pêcheur préconisant de les mettre eux (les écologistes) dans un zoo !
Il faut s’arracher à notre douce torpeur et regagner l’altitude perdue. Par un raccourci à la pente redoutable, supérieure à 10% nous regagnons les 900 mètres. Un vent bien établi de face nous donne la sensation d’une belle côte sur les vingt kilomètres qui viennent. J’ai un petit coup de barre et Jean propose gentiment de prendre une partie de mes affaires. En effet j’ai emmené du matériel d’escalade. Est-ce vraiment utile ? La suite nous le dira. Après avoir traversé Saint-Martin-en-Vercors et Saint-Agnan-en-Vercors nous arrivons au hameau de Rousset. Le vent ne faiblit pas et le col du Rousset dresse devant nous ses grands virages. Mais la route est dessinée et l’effort modéré, d’autant plus que selon les virages le vent est avec ou contre nous.
Enfin le col est atteint, un tunnel de 700 mètres de long nous épargne les derniers efforts de la montée. Ce n’est jamais très agréable à vélo de circuler dans ces espaces clos, mais en l’occurrence il est bien éclairé. L’arrivée sur le versant sud est époustouflante. Une descente de plus de vingt kilomètres nous conduit directement à Die. Le vent est si violent, que parfois les bourrasques nous arrêtent en pleine descente et nous devons mettre pied à terre. Cela déplaît tout particulièrement à Evelyne, sans doute du fait de son poids plume.
Enfin la ville, nous nous procurons pour commencer une bouteille de clairette que nous savourerons au camping. Le temps est particulièrement sec, ce vent du sud me fait penser au vent d’Autan à Toulouse. Du camping municipal, à l’accueil très sympathique, nous avons une vue magnifique sur la montagne de Glandasse et sa magnifique paroi aux escalades célèbres, la voie de la Pentecôte et le pilier Leprince-Ringuet, pour n’en citer que deux. La soirée sera bien agréable assis dans l’herbe, le climat du midi prenant le dessus, ce qui se voit en particulier au changement de végétation.
Jeudi 10 juin
La nuit fut venteuse mais en contrepartie la sécheresse a régné, donc pas de tente à faire sécher. Si tous les matins l’état d’humidité du matériel de camping était aussi faible, alors cela deviendrait un vrai plaisir. Mais malheureusement, souvent cela s’apparente, il faut bien le reconnaître, à une corvée. Je sais que je risque de faire hurler les puristes et les inconditionnels de la tente. Mais cela n’est que mon humble avis.
La journée commence par un trajet d’une dizaine de kilomètres le long de la Drôme jusqu’au village de Pontaix. Splendide et austère hameau qui se niche au pied d’une falaise. Les murs de ses maisons canalisent littéralement la rivière. Aujourd’hui elle ne charrie pas beaucoup d’eau, elle étale son onde claire sur des plages aux galets lumineux. Au-dessus du village au sommet d’une colline, aux flancs abrupts, les ruines d’un très vieux château se découpent sur un ciel aux teintes grisées. Il se dégage de ce lieu une impression de quiétude et de bien-être. Mais nous ne sommes qu’au début de notre étape du jour, donc je prends juste le temps de faire quelques photos et nous reprenons la route. Une départementale sans circulation nous conduit au départ de la sauvage vallée qui perce les collines de la Provence drômoise jusqu’à Rémuzat.
La montagne des Trois Becs dévoile son imposante paroi de deux cent cinquante mètres de haut, appelée par les alpinistes la Pelle. Je reste hypnotisé par ce spectacle. En effet ma jeunesse défile dans ma mémoire. Cette paroi je l’ai gravie cinq fois, et à chaque reprise le plaisir était aussi intense. Voie d’escalade qui serpente au milieu de surplombs et qui toujours procure un itinéraire de toute beauté. En particulier, je me souviens de ce passage sur une dalle verticale au-dessus d’un surplomb, que l’on traverse de gauche à droite les pieds posés sur de petits silex qui sortent du rocher. On y ressent une forte impression de vide. Et puis le souvenir me revient de cette fois où nous avions débuté tardivement. La nuit avait failli nous bloquer un peu avant le sommet. Cette dernière longueur de corde heureusement pas trop difficile, cependant pas éloignée de la verticale, je l’avais parcourue à vive allure dans les ténèbres qui commençaient à prendre possession de l’espace. Et à chaque fois, l’arrivée au sommet de cette montagne dans un grand pré en pente était un bonheur. Souvent nous débouchions en fin d’après-midi dans des herbes éclairées par un soleil rasant déjà bien loin à l’ouest. En fin d’automne nous trouvions d’immenses chardons dont parfois nous cueillions une ou deux magnifiques corolles, qui allaient décorer notre bibliothèque.
Nous roulons et les perspectives se succèdent, au revoir montagne des Trois Becs. La vallée plein sud nous accueille avec un fort vent de face que nous allons combattre toute la journée dans une chaleur épuisante. Le premier village rencontré, Saint-Benoit-en-Diois, arbore sur un monticule une surprenante église, dont la silhouette est rehaussée par quatre cyprès qui se lancent à l’assaut du ciel. Chacun de ces villages traversés a sa propre personnalité, son cachet propre, son atmosphère particulière. Je suis toujours étonné de cette diversité, de cette originalité de ces trente six mille communes de France. La vallée passe quelques verrous calcaires au travers desquels l’eau a creusé son chemin. La roche calcaire est toujours superbe et cela pour de multiples raisons. Tout d’abord, généralement elle est de couleurs éclatantes. Dans les zones verticales, elle prend une belle teinte gris clair, souvent promesse d’exaltantes escalades, les pieds en adhérence sur une matière rugueuse à souhait et les doigts enfoncés dans de petites prises en forme de goutte d’eau justement creusées par l’eau. Dans les zones en surplomb les couleurs varient entre le jaune et le rouge. Et toujours, on a tout loisir d’observer des strates épousant toutes les formes et montrant toutes les épaisseurs, au gré des plissements qui au cours des âges ont pétri cette fantastique matière, créée au fond des mers par des organismes vivants qui se déposaient et formaient ces couches de sédiments, qui à leur tour surgiraient du tréfonds des mers pour s’élever en somptueuses montagnes.
La vitesse du vélo est idéale afin d’admirer à profusion toutes ces beautés de la nature. Je me rends compte que ce mode de déplacement me plaît par ces découvertes à petit rythme qu’il autorise et qui se renouvellent à l’infini au long de la route ou du chemin. L’effort physique me convient aussi, mais contrairement à certains, je ne me sens pas motivé pour enfiler les cols les uns derrière les autres lorsque je connais déjà la route. De ce fait, hors les voyages j’ai beaucoup de mal à me motiver pour aller m’entraîner autour de chez moi sur des itinéraires que nécessairement je connais.
Que cette vallée étroite et sinueuse se révèle sauvage, une petite rivière, dont je ne me souviens pas du nom, déroule ses méandres amples et parsemés de galets éclatants. Le village de Saint-Nazaire-le-Désert, le bien nommé, est atteint. Nous arrivons deux minutes après les douze heures trente fatidiques, heure de fermeture de la petite épicerie. Donc nous nous contenterons d’une boîte de maquereaux, d’un petit morceau de gruyère et de quelques fruits secs. Assis à l’ombre nous souffrons cependant sous une chaleur accablante et sous les coups de boutoir de ce vent du sud rageur. Dans un recoin du village un bar sympathique caché au détour d’une mignonne placette, nous autorise à remplir notre rite sacré quotidien du café après le déjeuner.
A nouveau sur la route, par des itinéraires dérobés, la progression s’effectue par bosses, vent adverse et chaleur en direction de notre but de la journée, Rémuzat. Une longue descente finale donne une touche particulièrement agréable à cette belle étape à travers le Diois et la Drôme Provençale.
Rémuzat est célèbre pour sa magnifique falaise qui domine de façon imposante le site. Si vous la regardez, vous ne tarderez pas à apercevoir d’immenses vautours qui planent nonchalamment le long des à-pics. Au fond d’une ruelle nous dégottons un gîte absolument adorable, implanté dans une ancienne maison de notables, construite depuis plusieurs centaines d’années. Les prix sont modiques, et l’accueil très chaleureux. J’y reviendrai un jour pour arpenter les chemins autour de ce pittoresque village.
Vendredi 11 juin
Le lieu de Rémuzat est vraiment très agréable, et en ce début de mois de juin il n’y a pas grand monde. Dans ce gîte, à part nous, sont hébergées trois femmes habituées du coin qui viennent chaque année pour se promener au milieu de la garrigue et des barres rocheuses.
Aujourd’hui notre but se situe dans les environs de Malaucène, village mythique au pied du Mont Ventoux. Le premier tronçon de notre itinéraire nous mène le long de la magnifique gorge de l’Eygues, rivière bordée de jolies et longues falaises. Au passage nous admirons le pittoresque village de Saint-May, perché sur son verrou dans un méandre du cours d’eau. Cette première partie au petit matin, en descente, dans un décor superbe de roches multicolores et plissées, le long d’une jolie rivière et de plus avec une circulation raisonnable, est un vrai bonheur.
Au cours de la pratique du vélo, contrairement à celle de la marche à pied, les moments agréables et les difficiles alternent souvent sans crier gare. Une côte, une descente, un vent contraire ou favorable dû à un changement de direction et le rythme et les conditions d’effort s’inversent spontanément. A pied par contre, la pente raide fera prendre un rythme lent, la descente elle bien souvent obligera à freiner son allure, ce qui générera une forme de fatigue due à cet effort de retenue. On ne ressent pas ce passage brutal de l’effort physique à la joie de la vitesse sans peine. Mais attention, je ne dénigre surtout pas la marche à pied. Au fond de mon cœur, le voyage à pied tient une très grande place. A une allure plus faible, il permet cependant d’atteindre des lieux auxquels le vélo ne donne pas accès. La liberté est plus grande dans les zones accidentées. Traverser les Alpes par un chemin de grande randonnée ou traverser les Pyrénées par la Haute Route des Pyrénées représentent des aventures, qui m’enthousiasment beaucoup plus que de parcourir les grands cols de ces montagnes à vélo.
Revenons à notre vallée de l’Eygues que nous allons maintenant quitter pour escalader le col de d’Ey qui culmine à 962 mètres, ce qui donne approximativement 500 m de dénivelé pour 6 kilomètres. Cette montée est rendue très agréable du fait de la présence d’une multitude d’adolescents lancés avec leurs professeurs de collège dans un voyage à deux roues d’une semaine autour de la vallée du Rhône. Nous nous retrouvons tous au col, et le lieu retentit de tous les cris de joie de ces enfants heureux d’avoir gravi leur dernière difficulté. En effet leur périple s’arrêtera à Buis-les-Baronnies après quelques 6 kilomètres de descente. En quittant le col nous croisons un couple lourdement chargé, qui chacun à un rythme lent escalade la pente raide sur son vélo couché. Ils n’ont pas l’air de peiner et la position semble très confortable.
Halte de midi dans cette charmante petite agglomération capitale des Baronnies, assis sur un banc public nous déjeunons. Ensuite une courte promenade à travers le centre ville aux rues étroites nous permet de sentir l’âme de cette cité. Nous prenons notre temps, car l’étape de cet après-midi n’est pas très importante. Nous avons rendez-vous vers les 17 heures chez Nadine au Hameau des Valettes à quelque distance au nord de Malaucène. En chemin nous passons le village de Mollans-sur-Ouvèze, au-dessus duquel trône une incroyable église, perchée sur un immense rocher plat. Un camarade m’avait dit qu’elle avait été construite par un notable de la région, ayant fait le vœu de la bâtir si son fils revenait de la première guerre mondiale. Le vœu a manifestement bien été exaucé.
Notre arrivée à Malaucène me surprend par le nombre de cyclistes qui s’y trouvent. En effet il s’agit de l’un des trois accès au Mont Ventoux. A l’heure qu’il est, nombreux sont ceux qui en descendent, le pourcentage d’étrangers est important. On sent que le lieu respire la fête de la petite reine. En fin d’après-midi nous effectuons les cinq kilomètres qui nous conduisent à notre point de rendez-vous. La pluie se met de la partie. Nadine nous accueille dans son adorable petite maison de village.
Samedi 12 juin
Aujourd’hui nous devrions faire une facile balade de récupération sans les sacoches. Je me réjouis d’avance d’un petit effort dans cette région aux mille beautés. Mais la balade de santé va en définitive se transformer en un tour du Mont Ventoux, qui se déroulera tout de même sur 118 kilomètres. Nadine est une pédaleuse effrénée, elle a déjà parcouru de nombreux kilomètres à travers le monde, et elle compte à son actif au moins une quinzaine de montées au Mont Ventoux par tous ses itinéraires. Quand je la vois pédaler à vive allure en côte sans la moindre peine, je me demande si elle n’aurait pas un petit moteur caché dans le cadre, ce dont on a soupçonné Cancellara ces derniers jours.
Nous démarrons notre circuit par la départementale 40 qui contourne le Mont Ventoux par le nord. Toujours ce satané vent du sud en pleine figure qui ne veut pas s’arrêter. Cela fait presque depuis notre départ de Lyon, qu’en général, nous pédalons contre le vent. La vue sur le Mont Ventoux est impressionnante. Mais rapidement le temps se détériore et les nuages nous cachent le sommet. Nous effectuons une halte à la fontaine de Saint-Léger-du-Ventoux et nous repartons sur un bon train. Ces coins sont très fréquentés par les cyclistes. Un petit détour par une pente terriblement raide mais heureusement courte nous mène au joli village de Montbrun-les-Bains. Aujourd’hui samedi jour de marché, les étals se parent de toutes les couleurs et de toutes les senteurs. La rue centrale a été fermée à la circulation et le marché se développe au beau milieu de la chaussée. De nouveau sur la route, nous passons Revel et marquons une pause prolongée à Sault, autre village légendaire sur le chemin du Ventoux.
Une grande partie de plaisir nous attend dans un décor réputé, il s’agit de la descente des gorges de la Nesque. Sur une trentaine de kilomètres nous nous adonnons aux joies de la vitesse sur une route sinueuse surplombant une gorge profonde aux roches éclatantes donnant sur des profondeurs impressionnantes. Arrêt à un belvédère, où nous faisons la photo classique de groupe dans l’un des méandres les plus caractéristiques de la rivière. Un homme vend des bouquets de lavande et une multitude de produits dérivés de cette plante extraordinaire. Son coffre de voiture lui sert d’échoppe. Il l’a agencé avec beaucoup de goût et un esthétisme certain. Il m’autorise à faire une photo de son étalage.
Une fois la descente terminée, les cent kilomètres au compteur ne sont pas loin et il nous faut encore en effectuer une vingtaine, en particulier quelques côtes raides pour rejoindre notre tranquille maison de village au Hameau des Valettes. Nous passons quelques affleurements d’ocre, qui ont rendu la région célèbre. Avant de rentrer dans le bourg, Nadine s’arrête dans un champ de cerises appartenant à son cousin et nous invite à une merveilleuse dégustation sur l’arbre. Ce seront les seules cerises dignes de ce nom que je mangerai en ce mois de juin particulièrement froid et peu ensoleillé. Eh bien ! En définitive, cette journée de repos aura été bien occupée.
Dimanche 13 juin
Après une agréable soirée et une bonne nuit, ce matin plusieurs choix sont possibles. Le premier consiste en une montée au Mont Ventoux par Malaucène. Jean et René, le compagnon de Nadine, vont opter pour cette alternative. En ce qui me concerne la motivation n’est pas énorme, et la fatigue accumulée depuis une semaine, un argument supplémentaire pour proposer un circuit plus clément. Evelyne n’est pas non plus très enthousiaste pour une grosse défonce. Nadine nous emmène pour un tour plus « cool ». Nous partons pour une boucle qui fera tout de même une quarantaine de kilomètres avec quelques montées sévères et un timing final serré pour arriver à temps pour préparer le repas. Dans une belle nature de printemps qui explose de toutes parts, nous passons d’abord à l’abbaye du Barroux, puis nous visitons le village du même nom. Il est de toute beauté, bien établi sur une butte, enserré dans son ancien mur de protection, et abritant en son sein un château de grande taille. Puis nous prenons la direction du très pittoresque village de la Roque Alric, tout à fait étonnant. En effet ses maisons semblent lancées à l’assaut du rocher qui les domine, ce qui lui donne une touche magnifique. Bien évidemment une belle luminosité comme le midi de la France sait en distiller ajoute à l’esthétique du site. Notre chemin se poursuit en passant à proximité des dentelles de Montmirail, roches réputées pour l’escalade qui affichent leur verticalité éclatante de blancheur. Je suis toujours étonné de constater la diversité des paysages en France et la rapidité avec laquelle on passe de l’un à l’autre, qu’il s’agisse de sites naturels ou de constructions. Puis notre route va nous conduire vers un col, qui a une particularité bien singulière. En effet lorsqu’on en atteint le sommet avec le panneau nous indiquant que nous y sommes, et bien on continue à monter pendant plusieurs kilomètres à flanc de montagne. Enfin arrive le moment de nous lancer dans une belle descente vers Malaucène. Mais Nadine pressée de rentrer pour commencer le repas, nous avait littéralement déposés sur le bord de la route au bas de la côte. Comment fait-elle ? Enfin nous arrivons au centre de Malaucène. Nous y retrouvons nos deux camarades, qui de retour du Mont Ventoux prennent tranquillement une bière au centre du village. Nous rentrons tous les quatre et retrouvons Nadine qui s’active en cuisine. Encore un moment très agréable en perspective autour de plats concoctés avec goût et qui nous laissera un excellent souvenir.
En ce dimanche après-midi, Nadine et René vont devoir partir. Eh oui ! Demain matin il leur faut aller au boulot. Donc nous nous retrouvons à trois Jean, Evelyne et moi. Nous quitterons cet endroit charmant pour poursuivre notre périple itinérant.
Lundi 14 juin
Aujourd’hui avec une petite pointe de tristesse, nous laissons ce charmant Hameau des Valettes, avec cependant l’espoir d’y revenir, Nadine nous ayant proposé de nous retrouver l’année prochaine pour quelques jours de pédalage intensif.
Notre objectif de la journée se trouve plein est et se nomme Banon, petit village réputé, une vingtaine de kilomètres à l’ouest de la vallée de la Durance. Nous devons reprendre sur les trente premiers kilomètres l’itinéraire que nous avons suivi avant-hier, de plus aujourd’hui nous avons nos bagages. Mais tout se passe très bien et la vue permanente sur le Mont Ventoux que l’on contourne par le nord est un spectacle suffisamment grandiose pour que nous ne trouvions pas le temps de nous ennuyer. Nous en profitons pour monter au village de Brantes. Encore un lieu perché, il nous faut laisser nos vélos à l’entrée et y pénétrer par un long escalier de pierre multi centenaire. Nous nous promenons parmi les vieilles maisons rénovées et nous laissons envoûter par le charme du lieu qui fait face au Mont Ventoux. Puis reprenant notre chemin, rapidement nous marquerons l’arrêt pour la pause de midi dans le très tranquille minuscule hameau de Savoillan. Une charmante boulangerie donnant sur l’église, exhale une bonne odeur de pain cuit au feu de bois, nous en avons l’eau à la bouche. Après que nous ayons effectué quelques achats, la boulangère nous autorise à nous assoir à la table devant sa vitrine. Qu’il est agréable de voyager de la sorte tout en prenant son temps et de se laisser guider dans nos haltes par le hasard, toujours heureux. Cela nous permet de nous imprégner de toutes ces atmosphères de Haute Provence, et bien entendu des auteurs comme Giono ou Bosco nous viennent à l’esprit.
Nous repartons après le rituel café du midi pour les quelques 35 kilomètres qui mènent à Banon. Le ciel est magnifique, de gros cumulus éclatants bourgeonnent tout en laissant de grandes trouées bleues. Des averses sont tombées car par endroits la route est mouillée, mais jamais nous ne recevons une goutte. L’altitude relative, le vent, la nature mouillée et la luminosité s’associent pour nous offrir des paysages de toute beauté. Le plaisir de pédaler est immense, cette nature on en fait vraiment partie, et puis ces odeurs de fleurs toujours présentes, donnent encore plus cette sensation d’intégration de nos corps au milieu naturel.
Nous atteignons le charmant village de Banon. Un cyclotouriste hollandais nous entretient sur son périple à travers la France. Souvent les personnes qui pratiquent le voyage à vélo sont seules, et les Français sont très peu nombreux. Les Allemands et les Bataves fournissent le gros des effectifs. Les vélos lourdement chargés sont souvent regardés avec curiosité en France. Les cyclistes sur leur vélo de course nous regardent souvent avec un certain dédain. Je me souviens d’une réflexion entendue dans un groupe qui nous croisait à vive allure l’année dernière en Corse, l’un des participants nous apercevant avait fait le commentaire suivant : « Eh bien ! Du vélo comme ça non merci ! ». Heureusement tous n’ont pas cette attitude, certains vont même jusqu’à nous encourager. Parfois la vue de ces deux roues lourdement chargés provoque des commentaires étranges. Il y a quelques jours, à l’entrée d’un village un groupe de randonneurs se préparait au départ. Une femme nous remarque et dit à ses compagnons : « Tiens voilà des sacochards ». Quel terme horrible !
Banon, ravissant village provençal, nous y découvrons quelques boutiques d’alimentation qui proposent des produits de qualité, en particulier le fameux fromage qui porte le nom du lieu. Après quelques achats nous rejoignons le camping un peu excentré. Dilemme, plante-on la tente ou loue-t-on un mobil home ? Le temps semble beau, l’air absolument pas humide, Jean opte pour la tente, Evelyne pour le mobil home, et moi je reste relativement indécis. Mais en finale, nous choisissons la solution en dur. Grand bien nous en a pris. A partir de onze heures du soir la pluie va se mettre à tomber et durant trente six heures ce sera un véritable déluge. J’ai rarement vu une pluie aussi violente durant une si longue période. D’ailleurs les résultats ne se sont pas fait attendre, des inondations catastrophiques ont eu lieu un peu plus au sud dans le Var, en particulier à Draguignan.
Mardi 15 juin
Une bonne partie de la nuit les précipitations ont martelé le toit de notre abri. Il fait froid et humide, on ne se croirait pas au mois de juin dans le sud de la France. La journée s’annonce morose, nous sommes quasiment dans les nuages et le mauvais temps semble très bien installé. Il va falloir nous armer de patience. Un petit intermède de repos ne fera pas de mal. De plus j’ai un livre extrêmement intéressant, journal d’un conjuré 1938-1944, d’Ulrich von Hassel. Ce diplomate qui s’était toujours opposé au national-socialisme, décrit de l’intérieur l’Allemagne de cette époque. Il analyse les doutes et les espoirs des hommes influents, en particulier, il montre l’état d’esprit des généraux qui au gré des victoires ou des défaites de Hitler pouvaient être plus ou moins enthousiastes et se montrer favorables ou non au système nazi.
Nous ne passons pas la journée dans notre baraque. A la première petite interruption des averses, je prends mon vélo et pars au centre de Banon. J’y découvre, vraiment étonné, une très grande librairie, le Bleuet. Dans un si petit village, pourquoi un établissement d’une telle taille. Les ouvrages disponibles sont très nombreux, certaines collections sont complètes, plus importantes que dans les grandes librairies réputées que j’ai l’habitude de fréquenter à Paris, Lyon ou Bordeaux. Manifestement, il doit y avoir beaucoup d’intellectuels ou passionnés de lecture qui se cachent dans la campagne environnante. Au demeurant, profitant de l’aubaine je passe un bon moment alors que le temps reste maussade.
Mercredi 16 juin
Ce matin nous avons franchement froid, au point que je me mets à grelotter. Je n’aime vraiment pas cette humidité. Il nous faut prendre des décisions, on ne peut rester cloués une journée de plus dans notre camping, cette situation est très mauvaise pour le moral. Seul le mouvement ramène la paix dans les esprits. Nous décidons de rouler jusqu’au village de Sait-Etienne-les-Orgues, situé au pied de la Montagne de Lure. Une fois sur place nous aviserons. Nous laissons nos bagages avec l’intention de revenir passer une troisième nuit à Banon. Nous voilà partis, il ne pleut pas, mais les reliefs sont accrochés par des bancs de nuages pas très prometteurs de beau temps. Une fois notre village atteint, au bistrot de la place nous prenons un café et interrogeons le propriétaire sur le temps et les conditions sur Lure. Il nous dissuade d’y aller, nous relatant la mésaventure de cyclistes qui les jours précédents ont été soumis à un véritable bombardement de grêlons. Comme si les éléments l’entendaient, la pluie reprend. Armons-nous de patience. Il est midi, profitons de ces conditions pour tranquillement déguster le plat du jour proposé. A la fin du repas, il ne pleut plus et le temps semble s’améliorer. Jean propose de faire « pour voir » les premiers kilomètres sur la route de la montagne de Lure. On se doute bien que ça y est nous y sommes et que pour nous arrêter il va falloir des grêlons gros comme des œufs de poule.
En effet, un bon rythme est pris, la route bien tracée ne présente pas de pente trop raide. Le temps tout de même incertain, nous motive pour profiter de cette fenêtre favorable, et nous avons tendance à appuyer sur les pédales. Le soleil de début d’après-midi réchauffe l’atmosphère. Vers les 1500 mètres d’altitude nous rentrons dans le brouillard et l’air se rafraîchit. Maintenant nous irons au sommet quoiqu’il arrive. La route passe à un kilomètre sous le sommet. Par un accès en mauvais état et très raide nous nous dirigeons vers les antennes qui matérialisent le sommet que nous convoitons, à l’altitude de1826 mètres. Les jeux de lumières parmi les nuées qui circulent sont magnifiques et les contrastes très accentués. Nous y sommes, cet endroit baigné dans le brouillard nous apparaît quelque peu fantomatique et mystérieux. La montagne y gagne en grandeur. Nous sommes contents d’avoir effectué cette randonnée malgré le temps plus qu’incertain. Et puis cette montagne de Lure constitue l’un des passages importants de notre circuit. Cependant le plaisir du sommet ne s’éternise pas, toujours un peu inquiets, des fois que l’orage se déclenche, l’endroit deviendrait assez malsain. Donc nous nous lançons dans une longue descente. Les premiers kilomètres sont vivifiants, puis nous sortons du brouillard et la chaleur revient. De retour au bar de la place, nous prenons un rafraîchissement et rentrons à Banon. La journée qui ne semblait pas très prometteuse nous aura cependant permis une belle escapade d’un peu plus de 80 kilomètres.
Jeudi 17 juin
Les conditions de temps n’étant pas très favorables, nous apportons une modification radicale à notre itinéraire. Au lieu de partir sur le Luberon, puis de remonter par la vallée du Rhône ou par les monts d’Ardèche, de peur du fort mistral, nous préférons remonter directement en direction du Dévoluy.
Ce jour nous donne l’occasion de vivre une étape mémorable entre toutes. En effet, pour éviter de reprendre une route déjà empruntée, nous décidons de quitter Banon en direction de l’un des cols sur la crête de la Montagne de Lure, afin de descendre directement dans la vallée du Jabron, d’où nous mettrons le cap sur le village d’Orpierre. Seul petit hic, l’itinéraire choisi est normalement utilisé par les randonneurs à pied. Mais nous verrons bien, un peu d’aventure a plutôt tendance à aiguiser notre curiosité.
Ce matin encore les sommets sont accrochés par des nuages qui ne sont pas présage de temps sec. Mais la nature après les grandes pluies des jours derniers semble toute propre, et elle luit de mille feux, vert tendre de l’herbe, lumières multicolores des différentes fleurs, où le jaune des pissenlits et des boutons d’or domine, suivi de près par le rouge ponctué de noir des coquelicots.
Nous entrons dans une étroite vallée qui conduit au bout du monde, au village de Saumane. Le lieu dépassé, la route devient presque chemin et puis le goudron prend fin. Le sentier raide assez plat nous permet pendant quelques kilomètres de rester sur nos montures. Nous nous demandons où nous allons. Au-dessus de nous un versant raide et boisé va se perdre dans le brouillard. Notre itinéraire se trouve là quelque part entre arbres et brume. Un carrefour en Y nous fait hésiter. Heureusement dans la forêt se trouve un bûcheron, il nous renseigne. Plus de doute notre voie en direction du col Saint-Vincent va nous occasionner une bonne séance de sport en poussant les vélos. Un chemin très raide parsemé de gros cailloux donne le ton. Nous voilà tous les trois à pousser dans la pente. Cela nous rappelle des expériences passées au fond de la Slovaquie. Pas de répit, ni du côté de la déclivité ni de celui de la grosseur des cailloux qui bloquent en permanence les roues. De plus pour que le jeu soit encore plus plaisant, la pluie se met de la partie. Cette manutention de bicyclettes est franchement épuisante, la douleur se fait sentir aux articulations des poignets. Et puis la pente se redresse, il faut alors se mettre à deux pour pousser un seul vélo. Le sol détrempé laisse l’eau s’écouler et par endroits on se croirait dans le lit d’un torrent. Mais avec opiniâtreté, nous poussons prenant l’eau par le haut et par le bas. Nous avons vraiment l’impression de monter dans le ciel avec nos vélos. Si nous croisions des randonneurs, ils nous prendraient probablement pour des fous, mais dans cette ambiance très humide nous sommes seuls. Enfin au détour d’un raidillon, je pars sans mon vélo et quelques dizaines de mètres après un espace plat apparaît. Il est verdoyant, et il arbore un magnifique panneau annonçant col Saint-Vincent 1287 mètres. Je pousse un cri de joie et rejoins mes compagnons pour un dernier effort. Ce col je me souviens y être passé en sens inverse, à pied, il y a trois ans lorsque j’avais réalisé une magnifique randonnée de 9 jours du Vercors à la Méditerranée. Tout était très différent, on était en automne, les arbres prenaient toutes les teintes de cette magnifique saison et il faisait très beau. En 9 jours je n’ai pas le souvenir d’avoir vu un seul nuage, seulement les habituelles brumes matinales saisonnières qui donnent un véritable cachet à la nature en y ajoutant une touche de mystère.
Au col nous ne nous attardons pas, car nous sommes trempés et le refroidissement guette. Nous plongeons sur la vallée du Jabron. Le chemin est si raide et si mal pavé que nous ne pouvons pas enfourcher nos montures, bien qu’il s’agisse d’une descente. Mais ces grandes forêts de feuillus, à la frondaison encore tendre, sont si belles sous la pluie que nous éprouvons un vrai plaisir à nous trouver en ces lieux si peu propices au vélo, surtout avec des bagages. Cependant, par endroits nous nous risquons à enfourcher nos deux roues. Il faut faire attention de ne pas tomber, entre cailloux et terre glissante. Bien doser la pression sur les freins est indispensable pour conserver un équilibre subtil et précaire. Dans les grands lacets il nous faut descendre à pied et avancer avec précaution, pour ne pas se faire emporter dans une glissade glaiseuse par le poids de nos engins. Enfin, nous sommes sous la couche nuageuse et voyons le fond de la vallée. Nous n’allons pas tarder à nous retrouver sur un terrain presque plat. Le chemin s’élargit, nous prenons de la vitesse et arrivons en vue de la première voiture rencontrée depuis bientôt trois bonnes heures. Ses occupants doivent vraiment se demander d’où nous venons.
Cette matinée a été éprouvante du fait de cette pratique du vélo dans des conditions particulières. Je ne crois pas que nombreux soient les cyclotouristes chargés qui ont emprunté le col Saint-Vincent. C’est sans doute un bon avant-goût pour le périple que nous envisageons à travers l’Amérique du Sud dans deux mois, l’altitude en moins bien sûr, parce que dans les Andes on évolue généralement vers les 4000 mètres.
De retour sur le bitume, on a l’impression d’avoir des ailes. Le temps se stabilise et un rayon de soleil nous gratifie de sa chaleur. Dans cette vallée du Jabron, nous marquons la pause et mangeons à belles dents, car les cailloux et la boue nous ont ouvert l’appétit. Mais le lieu est désert, pas le moindre petit bar pour le rituel café. Donc un peu frustrés nous repartons. Dans le village Les Omergues, enfin le bistrot tant désiré. Il arrive d’autant mieux que la pluie fait une fois de plus son apparition, et il fait froid. A l’intérieur de la salle une douce chaleur. Nous allons devoir nous faire violence pour reprendre notre chemin. Le moment redouté arrive, nous enfilons nos imperméables et stoïquement nous attaquons le col qui nous sépare de Séderon. Les muscles se réchauffent, la beauté du relief aidant, le plaisir revient.
Après Séderon, ne pas louper la petite route qui conduit au col Saint-Pierre. Après quelques hésitations nous attaquons cette dernière difficulté de la journée, qui monte à plus de mille mètres. Il s’agit d’une belle rampe de cinq kilomètres qui s’élève en courbes raides. Au milieu de la montée, un monument commémoratif rappelle la résistance au nazisme, qui dans la région fut active et en en a payé le prix fort.
Le dernier effort de cette journée terminé, nous n’avons plus qu’à nous laisser glisser vers Orpierre en passant par le village de Laborel. Dans le lointain Orpierre est bien balisé par son fameux Quiquillon, flèche de calcaire de 150 mètres de haut qui attire une multitude de grimpeurs.
Vendredi 18 juin
La journée d’hier a laissé quelques traces dans les cuisses, les mollets les bras et les poignets. Nous aspirons à nous reposer. Le cadre est propice à cette activité, un joli village enserré entre des parois calcaires qui de toutes parts dressent leurs à-pics.
Samedi 19 juin
Aujourd’hui nous allons partir pour la journée dans le but d’assister à une messe au monastère de Rosans. Il héberge des sœurs bénédictines. Je ne suis pas particulièrement pratiquant, mais prendre part à un office au sein d’un ordre régulier a toujours provoqué chez moi une forte émotion, d’une part sans doute du fait du lieu reculé où ces ordres généralement s’établissent, d’autre part du fait du côté confidentiel, bien souvent très peu de fidèles assistent à la messe. Ce jour en dehors de notre petit groupe, un quatrième ami s’étant joint à nous, une seule personne était présente. Au retour nous avons effectué une visite guidée du prieuré de Saint-André-de-Rosans. Petit intermède très instructif sur la vie de la région au cours des siècles. Cela nous a permis d’admirer de belles mosaïques multi centenaires. Encore une agréable et intensive journée de vélo (plus de 90km) à but culturel, le long de superbes petites routes sauvages et accidentées loin de la circulation, au contact d’une nature épanouie par l’abondance d’eau que cette année a apportée.
Dimanche 20 juin
Matin froid et venteux, les ruelles d’Orpierre sont de vraies glacières traversées par une bise aigre. Le courage nous manque et nous ferons une journée de visite de la magnifique vallée du Jabron, mais en voiture. Au moment de partir deux Allemandes aux vélos lourdement chargées stationnent sur la place du village. Immédiatement nous les abordons. Elles ne sont pas toutes jeunes, à mon avis 65 ans, voire sans doute plus pour l’une d’elles. Elles arrivent de Stuttgart à travers les massifs montagneux français, Vosges, Jura, Chartreuse, Vercors. Ce trajet elles l’ont accompli en douze jours, belle performance eu égard à leur chargement, les mauvaises conditions des deux semaines passées et puis de leur âge.
Lundi 21 juin
Nous nous retrouvons seuls avec Jean, Evelyne étant repartie en voiture avec François pour Crémieu. Nous allons vivre le dernier jour de notre périple dans les Préalpes. Notre intention est de rejoindre Veynes, d’y déposer nos affaires à l’hôtel et de gravir quelques cols cachés au cours de l’après-midi. Une fois de plus le vent sera contraire et nous obligera à forcer sur les pédales. Un petit café dans un bistrot du centre ville de Serres, nous procure un agréable moment. J’aime beaucoup cette petite agglomération au pied d’un gros rocher. On n’y recherche pas le calme, car c’est un axe routier très fréquenté, mais le lieu est très esthétique, et de voir ces foules de voitures de camping-cars et de motos, dont beaucoup d’étrangers déferler, cela donne un petit goût de vacances !
A Veynes, l’agréable hôtel du centre, établissement au charme désuet, à l’ombre d’une place ombragée par des platanes centenaires, nous propose une chambre de tout confort. Nous déjeunons sur place, laissons nos bagages et partons pour notre dernière petite virée. Deux jolis cols déserts, col de la Bachassette et col des Verniers, cachés au milieu de montagnes érodées, nous laisserons nos dernières sensations de ces deux semaines d’errance. A la descente du second des vues de toute beauté nous dévoilent le Pic de Bure et la crête de Bergers, cimes du Dévoluy qu’affectionnait particulièrement René Desmaison. Je reste à rêver sur ces montagnes, me disant que bientôt d’autres horizons bien plus lointains vont s’ouvrir. Demain nous prendrons le train direction Lyon, et chacun rentrera chez lui dans l’attente du prochain rendez-vous.
11:48 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vélo, chartreuse, vercors, ventoux, lure
05/10/2009
4000 km à vélo en Europe, Allemagne Autriche, Slovaquie, Pologne, pays baltes
Sept pays quatre mille kilomètres à vélo
Projet initié depuis de longs mois, le jour du départ arrive, on n'y croit pas vraiment, dernière soirée à Lyon, une bière avec Jean dans le vieux Lyon et demain l'aventure commence. Deux mois d'errance à travers sept pays d'Europe: Allemagne, Autriche, Slovaquie, Pologne, Lituanie, Lettonie et Estonie.
Comme toujours ces grands projets, entraînant une longue absence, ne sont pas très propices aux relations de couple. Les derniers jours sont souvent tendus et cela est très compréhensible. Le moment du départ ne sonne cependant pas comme une délivrance, car un fort sentiment de culpabilité perturbe l'euphorie qui préside à deux mois d'errance à travers l'Europe.
Tout commence par la piste cyclable qui nous conduit à travers la ville à la gare de la Part Dieu. Nous prenons le train pour Mulhouse, point de départ de notre aventure. Le train corail n'accepte pas les vélos, donc séance de démontage sur un quai bondé. Par contre le remontage se fera sur un grand quai vide. A la sortie de la gare, un peu désorientés nous apercevons des montagnes, s'agit-il des Vosges ou de la Forêt Noire? Étant donné l'orientation plus de doute, ce que nous voyons se trouve en Allemagne. Le voyage commence. Il va durer 56 jours qui se répartiront de la façon suivante: sept en Allemagne, trois en Autriche, huit en Slovaquie, dix huit en Pologne, dix en Lituanie, huit en Lettonie et deux en Estonie. Le tout fera 4000 kilomètres effectués à vélo et quelques tronçons en car et train entre les capitales baltes. En effet même au cours d'un périple de deux mois le temps finit par manquer.
Selon les périodes nous avons plus ou moins pédalé. De très longues distances journalières de Mulhouse à Bratislava, puis en Slovaquie de longues journées de vélo en montagne cependant des distances plus faibles et des arrêts dus au mauvais temps qui a sévi dans les Tatras. A nouveau de grandes étapes à travers les plaines de Pologne, où nous avons pris le parti de nous arrêter pour visiter de nombreux sites chargés d'histoire qui nécessitent de longs moments. Enfin les pays baltes ont marqué le terme du voyage, dans lesquels nous sommes restés vingt jours, dont la moitié en Lituanie.
Le voyage à vélo rend sa dimension à la planète. A l'époque où l'on saute dans le premier avion low cost pour se retrouver de l'autre côté de la planète, se lancer dans une traversée de l'Europe de deux mois donne une impression de voyage long sur des territoires immenses.
Ce qui m'a marqué, c'est la différence d'ambiance que l'on ressent au cours d'un tel périple selon les lieux, s'ils sont touristiques ou non. En effet entre la Slovaquie profonde et Bratislava ou entre Cracovie et les coins perdus de la plaine polonaise ou encore entre Vilnius et la vallée du Niemen et bien à chaque fois nous observons deux visages très différents d'un même pays.
Gagner chaque jour son trajet à la sueur de son corps, avec l'incertitude toujours présente du temps qui peut ne pas être clément et vous gêner voire vous bloquer, donne aussi de la profondeur à l'aventure. La météorologie devient un facteur prépondérant, qui perturbe la programmation, ce qui donne un attrait supplémentaire à l'entreprise.
Chaque soir partir à la pêche du point de chute pour la nuit. Dans ce domaine, il n'y a jamais deux jours semblables. Parfois un camping s'offre au bon moment, d'autres fois il s'agit d'un petit hôtel ou d'une chambre d'hôte. Un autre soir il faudra batailler un long moment et faire de nombreux détours pour enfin trouver un lit, après avoir eu une multitude d'informations contradictoires. Mais ces longues recherches sont souvent l'occasion d'un réel contact avec la population locale, qui n'a pas l'habitude de voir des cyclistes au fond de régions oubliées du tourisme. Et puis il y a les soirées de camping sauvage qui laisseront des souvenirs fabuleux. Cette incertitude chaque jour renouvelée quant au point d'arrêt constitue l'une de mes motivations principales pour ces grandes errances. En effet un voyage très bien, je dirais trop bien planifié, enlève ces petites poussées d'adrénaline que l'on ressent le soir lorsque le mauvais temps se met de la partie et que l'on ne sait pas où l'on va dormir. Les neurones se mettent sérieusement en branle et la curiosité tous azimuts décuple les initiatives. Et curieusement après un temps plus ou moins long , des détours plus ou moins importants une solution s'offre tout naturellement. En cinquante six nuits, nous n'avons, et je le dis presque à regret, connu aucune galère. Parfois nous avons frôlé la catastrophe. Je pense en particulier à cette fabuleuse nuit de camping sauvage, dans un coin très sauvage, dans les contreforts des Tatras slovaques, paraît-il sur le territoire des loups et des ours. Au petit matin, nous avons juste eu le temps de replier notre matériel avant de se retrouver sous des trombes d'eau dans une ambiance très fraîche à plus de mille mètres d'altitude. Effectivement, la plus inconfortable situation à laquelle on risque d'être confronté, c'est d'être soumis à de violentes précipitations au cours d'un bivouac et qu'au matin la pluie continue. Là on prend conscience que le voyage à vélo c'est vraiment l'aventure.
Je ne vais pas dérouler un carnet de bord au jour le jour, mais faire un chapitre pour chacun des pays traversé. Je m'appliquerai à exprimer ce que j'ai ressenti au fil des tours de roues. Même si l'on n'en a pas conscience avant le départ, la deuxième guerre mondiale est l'un des fils conducteurs de ce voyage à travers cette partie de l'Europe . Départ en Alsace, tout un symbole, traversée de l'Allemagne et de l'Autriche acteurs principaux des exactions du conflit, la Slovaquie petit pays envahi et allié de l'axe, bien qu'une partie de la population soit entrée en résistance, la Pologne martyrisée dont la population a été exterminée aussi bien par les Allemands que par les Russes, et pour finir les pays baltes qui ont subi les plus fortes rafles en pourcentage de population de toute la guerre. Ce passé est présent et il s'impose à vous tout au long des kilomètres.
En France ce que nous appelons la grande guerre c'est 14-18, ce que les Allemands appellent la grande guerre c'est 39-45. Sur nos monuments aux morts nous lisons les listes de nos morts. Sur les monuments allemands et autrichiens, il y a les morts et les disparus en nombre égal. En effet les pertes allemandes ont été les plus importantes sur le front russe. Et là il n'y avait pas de quartier, les tombes étaient systématiquement détruites, on faisait disparaître toute trace d'ennemi abattu, ne lui reconnaissant aucune dignité d'homme. Cela fait que des millions d'êtres humains ont purement et simplement disparu de cette terre sans laisser la moindre trace. Voilà ce que rappelle cette inscription vermisst en face de chacun des noms sur une longue liste gravée sur un monument allemand ou autrichien. Avant que nous partions je m'attendais bien à ce que la mémoire de la guerre soit présente, car j'avais lu un très beau livre d'un Allemand qui a fait Berlin Moscou à pied sur les traces de ce passé d'apocalypse, son père ayant fait partie de ces disparus sur le front de l'est. Mais entre s'y attendre et devenir le témoin de ces traces de ce passé récent et si douloureux ce sont deux choses très différentes. Par contre penser que ces quatre mille kilomètres nous les avons effectués sans aucun contrôle au frontière, en plus dans certains pays qui étaient il y a peu partie intégrante de l'Union Soviétique, c'est un véritable message d'espoir de paix entre les hommes. Cependant, être optimiste est une qualité de cœur, être naïf est un défaut, prélude aux catastrophes. Il faut donc rester vigilant.
Ce qui caractérise ces vastes régions c'est bien le mélange des populations indépendamment des frontières, qui de plus se sont déplacées au cours des siècles. Ce mélange des populations se caractérise entre autre par le fait que l'allemand et le russe sont deux langues parlées par une bonne partie de la population. La tendance actuelle chez les jeunes étant d'avoir remplacé ces deux langues par l'anglais.
L'Allemagne 28 juillet 3 août 800km
Ce sera notre premier pays traversé, parlant assez bien cette langue, l'ayant utilisée à titre professionnel, je pensais bien connaître ce pays, eh bien j'ai été très agréablement surpris. Cela nous prendra sept jours essentiellement le long du Danube. La première étape nous a conduits dans la magnifique ville de Fribourg. Il y a bien longtemps j'y ai habité et j'en garde quelques souvenirs, je n'avais que quatre ou cinq ans. Le camping est bondé et nous prenons la pluie toute la nuit. Avant de reprendre notre chemin une petite promenade à vélo à travers la ville s'impose. Immédiatement la beauté de cette cité, comme les suivantes au cours de cette semaine nous frappe. Tout est organisé pour le vélo. Les gens sont beaucoup plus calmes qu'en France. La discipline règne, les voitures et les deux roues cohabitent en paix. Le civisme n'est pas un vain mot. Quand je compare avec nos grandes villes où piétons voitures et quelques vélos se jettent les uns sur les autres dans des mouvements presque browniens en ne tenant pas vraiment compte de la couleur des feux, et je ne parle pas seulement des piétons, je me dis que nous avons en France beaucoup de boulot. Je comprends que l'hexagone puisse être une destination de voyage exotique! Autour de la cathédrale un petit marché étale ses échoppes. On y voit des produits locaux très appétissants, charcuterie et pâtisseries. Quelques étalages proposent de magnifiques giroles. Au cours de ce voyage j'espère bien en faire quelques belles récoltes dans les forêts polonaises ou baltes.
Nous reprenons la route, et cela commence fort, par la traversée de la forêt noire et 1000 mètres de dénivelé. Nous rejoignons Donauchingen après avoir traversé le village de Urbach ( qui signifie:origine de la rivière), où nous rejoignons le fleuve mythique le Danube. Ce n'est encore qu'un petit ruisseau. Les pistes cyclables en Allemagne sont une splendeur. Nous y éprouvons un immense plaisir. Tout y est aménagé pour le vélo. Des foules de cyclistes calmes s'y pressent. Souvent à l'arrière du vélo une remorque dans laquelle un ou deux enfants dorment paisiblement en se faisant transporter comme des nababs. J'ai même vu un gros chien la truffe au vent installé royalement sur le porte bagages avant ,ne boudant pas son plaisir, le poil tout hérissé par le vent relatif. En arrivant à Donauschingen, nous demandons à une dame à vélo où se trouve le camping. Et là comme le veille, le miracle allemand recommence, elle nous dit de la suivre et effectue un détour de cinq kilomètres pour nous y conduire. En chemin elle nous demande de l'attendre car elle va acheter son pain. Au moment de la quitter je lui dit en guise de remerciement : Deutschland ein wunderbares Land, immer eine schöne Frau, um den Weg zu zeigen. Elle éclate de rire et me regarde l'air de dire «Aïe aïe aïe ces Français!» Au camping presque désert nous rencontrons quelques cyclistes, un Anglais qui compte aller jusqu'à Bratislava et un Belge qui remonte jusqu'à la source du Danube.
La nuit a été bonne mais très humide. Cela promet pour le reste du voyage, en particulier nous pensons au mois de septembre dans les Pays Baltes. Pas de panique nous verrons bien, on est justement venu pour cela! A la sortie du camping encore un gros chien juché à l'avant d'un vélo qui s'en donne à cœur joie tout au long de la piste en gratifiant tous les passants d'immenses aboiements de joie. Au départ du camping un pont et le premier panneau Donau, pourtant il ne s'agit que d'un petit cours d'eau tranquille et peu profond, bordé de grands arbres qui donne au fleuve un aspect de petite rivière perdue dans la végétation.
Aujourd'hui la première partie du trajet se fait à travers une région agricole, quelque peu austère. De telles lieux nous aurons encore l'occasion d'en traverser. La seconde partie se déroule le long d'une petite vallée abritant le fleuve. Le décor est absolument de toute beauté. De grandes forêts desquelles de magnifiques falaises étincelantes émergent, relevant le contraste entre le blanc du rocher et le vert sombre des sapins. Le Danube n'est encore qu'une rivière qui serpente en courbes amples. De loin en loin de magnifiques bâtisses ornent les crêtes. Sur la piste des familles entières s'en donnent à cœur joie, les enfants dès six ou sept ans, comme les parents ont leur chargement et tout le monde en met un bon coup.
Ce pays durant cette semaine nous nous y sentirons très bien. Les gens sont avenants toujours prêts à rendre service. Jamais un mouvement de recul ou de crainte mais une franche disponibilité pour prêter assistance. Pris sans doute par l'ambiance enchanteresse du lieu, nous allons commettre une incroyable erreur. Un petit chemin très mal pavé et très raide quitte le fleuve et escalade une pente abrupte sur quatre kilomètres en des lacets impressionnants. Il nous faudra cette distance pour réaliser que nous avons perdu la fameuse piste de la vélo route numéro six. En effet nous ne voyons plus personne et la pente à plus de 10% dans la caillasse, sans ambigüité sont des indices que nous nous fourvoyons. Dans ces moments les bagages de plus de vingt kilogrammes on les sent bien. Eh bien non! Il nous faudra une bonne suée d'une demie-heure avant que nous réalisions notre erreur. Peut-être qu'inconsciemment cet effort violent nous fait plaisir et nous change du déroulé le long du fleuve?
Nous arrivons à Sigmaringen après une étape de 98 kilomètres. Cette ville et son château rappellent que le gouvernement de Vichy en fuite devant les alliés reconquérant la France y a séjourné. Je ne peux m'empêcher de penser à Céline et son livre «Nord» qui se déroule dans l'Allemagne qui s'écroule en 1945. Il déambule dans les ruines avec comme principal souci de trouver à manger pour son chat Bébert.
Le camping fait un peu parc où l'on concentre les passagers de la nuit, mais l'ambiance est chaleureuse et le fleuve à portée de main. Au matin petit déjeuner international, avec un Allemand qui voyage à vélo avec sa fille de douze ans et un couple de Néozélandais. Je suis tout à mon aise de pouvoir parler dans ces deux langues que sont l'anglais et l'allemand. Une bonne maîtrise de langues étrangères est un atout important pour embellir le voyage. L'anglais tend à prendre la suprématie et de façon un peu paresseuse on se dit à quoi bon apprendre d'autres langues puisque l'anglais suffit. Mais le raisonnement n'est pas juste, en effet parler allemand avec un Allemand ce n'est pas comme lui parler anglais, même si nous maîtrisons tous les deux bien cette langue. Un de mes grands plaisirs c'est de m'entretenir avec un Allemand qui a une bonne maîtrise du français et de communiquer chacun dans la langue de l'autre. Exercice difficile, mais combien mobilisateur de neurones. Quand parfois l'un bute sur un mot abstrait l'autre vient à son secours dans la langue de celui en train de s'exprimer. Il en nait une espèce de connivence, de joute intellectuelle des plus agréables.
La journée se déroule à travers champs de blé et autres cultures. La région est austère, assez peu de monde à vélo. Le paysage n'a plus rien à voir avec la magnifique vallée de la veille. Le fleuve commence à prendre de l'ampleur et ne ressemble plus à la petite rivière sinueuse des jours précédents. Nous traversons de grands villages agricoles déserts, cependant fort bien entretenus. La piste n'est pas toujours le long du fleuve, et les petites côtes à plus de dix pour cent nous surprennent plus d'une fois et nous forcent à terminer à pied ou à faire demi-tour pour tomber quelques vitesses.
Arrivée dans Ulm, qu'il est agréable de pénétrer dans une grande ville sans avoir à subir le trafic dense des bretelles périphériques. La piste nous mène au cœur de la ville au pied même, ou presque, de la cathédrale.
Après la visite de cet édifice imposant et un petit tour dans la ville nous reprenons notre chemin. Nous perdons la piste et nous errons dans un village, Böllingen, éloigné du Danube. Une personne de nous indique l'itinéraire. Cela paraît bien compliqué, nous nous sommes bien fourvoyés. Puis notre interlocuteur nous propose de planter nos tentes dans son jardin et nous offre une bonne douche. Il m'accompagne au supermarché du coin à vélo, puis une fois de retour son épouse et lui nous invitent à manger. La soirée sera soirée charmante, certes pas mal arrosée au cours de laquelle nous déclamons la Lorelei et Erlkönig. Rosie et Klaus nous laisserons l'un de nos meilleurs souvenirs de voyage. Comme quoi les erreurs peuvent procurer de très bonnes surprises.
Au matin Klaus nous accompagne à bicyclette jusqu'à la Fahradweg pour nous remettre en piste. Il nous faut plus de six kilomètres, nous étions vraiment partis loin. Cela peut paraître bizarre de se perdre en suivant un fleuve, mais cela n'est pas si facile surtout lorsque l'on a pas de carte précise. Au cours des jours à venir nous aurons encore quelques détours non prévus. Nous finirons par chercher un document afin de rester sur la piste. Effectivement nous trouverons des carnets très bien conçus qui permettent de cheminer sans se perdre. Le Danube allemand est décrit en deux ou trois volumes et la partie autrichienne en un seul. Je conseille très vivement de se les procurer au cours du trajet. On les trouve dans les librairies et les syndicats d'initiative.
La journée sera occupée encore à traverser de vastes régions agricoles un peu tristes. Parfois nous sommes tout proches du fleuve, parfois un peu plus loin. Le temps couvert ajoute une touche d'austérité au décor. Aujourd'hui, nous rencontrons peu de cyclistes. Généralement, nous faisons un premier arrêt vers dix heures, car immanquablement une jolie pâtisserie se trouve sur notre route et nous nous empiffrons de gros gâteaux à la crème. Il faut en profiter car avec une moyenne de plus de cent kilomètres par jour, nous ne risquons pas de grossir. Un camping communal très agréable nous accueille à Neuburg.
Après une bonne nuit, qui a permis d'effacer toute trace de fatigue de l'étape de la veille qui totalisait cent trente kilomètres, nous repartons sur un bon rythme. La matinée sera très agréable à pédaler sur chemin souvent en forêt. Nous visitons la très jolie ville d'Igoldstadt, très propre et aux façades magnifiquement ornées, comme un peu partout le long du Danube allemand. A midi en pleine nature au pied d'un chêne centenaire, une table et des bancs nous invitent à la pause. Que le lieu est paisible! L'après-midi le décor change, la région devient plus touristique. Les bateaux de plaisance commence à envahir le fleuve. De toute évidence nous abordons des lieux de villégiature prisés. Cependant nous ne ressentons jamais la pression des vacanciers. Peut-être que le fait d'être de passage et d'alterner régions plus moins fréquentées nous permet justement d'apprécier les passages où il y a plus de monde. La halte du soir se fait à Regensburg, magnifique ville, dans laquelle nous partons à la découverte, pris sous le charme du style. Un Allemand nous dit que la maire de la ville avait des relations avec les Anglais durant la guerre, raison pou laquelle la ville a été épargnée. Cela ne me paraît pas très plausible. Cela n'empêche pas la réflexion. Quand on pense à tout ce que les êtres humains se sont évertués à détruire chez leur voisins et même chez eux, on imagine la liste immense des chefs d'œuvres engloutis et perdus à tout jamais. Un vieux pont de pierre est le point de focalisation des touristes étrangers.
La nuit ne sera pas très bonne. En effet d'une part la densité de tentes est conséquente et un ronfleur à proximité agrémentera le calme nocturne, d'autre part une sensation de culpabilité à cause de ce voyage de deux mois sans ma compagne crée en moi un malaise. Si l'on s'écoutait, ou plutôt si l'on tenait compte des comportements que notre société veut nous imposer, on ne ferait pas grand chose. En effet, il y a toujours une, voire plusieurs, raisons pour rester chez soi. On part toujours malgré. Et ce malgré, il faut le gérer en son âme et conscience et ce n'est pas toujours facile. Mais ne pas assouvir ses envies, rester bridé, enfermé par les conventions n'est pas non plus une solution. En effet, c'est sans doute un très bon moyen pour que les relations de couple se détériorent aussi, car on risque de reprocher à l'autre cette forme d'enfermement. D'un autre côté je comprends très bien que l'on m'en veuille de partir seul si longtemps. Mais que faire? Sans doute ne pas trop penser et essayer de téléphoner tous les jours pour montrer que l'on part non par désintérêt de l'autre, mais poussé par ce besoin d'activité sportive intense et un grand besoin d'errance. Je me plonge dans «anatomie de l'errance» de Bruce Chatwin. Il essaie d'analyser pourquoi l'homme a ce besoin de vagabondage.
Je commence à roder mon mode de fonctionnement. Le rangement de mes affaires se fait de plus en plus vite. Tout est organisé autour de mes deux sacoches arrières, ma sacoche de guidon et mon sac north face que je mets sur le porte-bagages. Chaque chose doit invariablement avoir la même place et cela va du couteau en passant par la burette d'huile jusqu'aux plus volumineux objets. En gros l'une des sacoches abrite mes habits, la seconde tout ce qui concerne le couchage tente comprise, la sacoche de guidon le petit matériel que l'on peut utiliser sans préavis, cela va du petit outillage en passant par la brosse à deux, les lunettes, frontales etc. Dans le sac North Face les matériels autres, livres, canne à pêche, chargeurs, matériels de rechange vélo... En camping à vélo on est très vulnérable face à la pluie, donc toujours être en situation de mouiller le moins de choses possibles. Tout est réparti en une quinzaine de sacs congélation de tailles. Différentes. Pour renforcer la fermeture des sacs plastiques et diminuer l'encombrement, deux élastiques de bonne résistance autour de chacun. Une fois que la tente est montée le sac de couchage et le matelas installés, le reste restera prudemment à sa place dans sacoches et sac pour la nuit. Une sacoche à la tête une aux pieds, le sac sous le double toit. En cas d'intempérie tout est vite plié et ces manœuvres sont effectuées sous tente. Seul ce dernier élément sera plié sous la pluie, ce qui au demeurant n'est pas un problème.
Départ de Regenburg, la journée de vélo sera particulièrement agréable. Un bon vent nous pousse ce qui est très sensible sur la moyenne qui monte immédiatement autour des vingt-cinq kilomètres à l'heure. Sur une trentaine de kilomètres un Allemand en VTT nous accompagne et nous discutons à bâtons rompus. Ensuite nous mettons la tête dans le guidon, car nous devons impérativement être à Bratislava dans quatre jours et il nous reste à parcourir de l'ordre de cinq cents kilomètres. En effet nous avons rendez-vous avec un Slovaque, qui s'appelle Slavo. Il se propose de nous faire découvrir son pays au cours du week-end, car il travaille la semaine. Donc nous ne pouvons nous permettre de prendre un jour de retard si nous voulons que Slavo soit disponible. Jean l'avait connu deux ans auparavant au cours d'un voyage à vélo dans le nord de l'Albanie. Tous deux s'étaient promis de se revoir au cours d'un voyage futur. Le vent nous pousse toute la journée, cela procure un gros plaisir. J'ai plus l'impression de glisser que de rouler, et cela se fait avec assez peu d'efforts. A midi arrêt une fois de plus dans une superbe pâtisserie et nous mangeons chacun deux énormes gâteaux à la crème, très beaux et très bons. On les fait glisser avec un bon café. Que ces lieux sont agréables en Allemagne. Les serveuses sont toujours serviables et souriantes à l'instar de l'immense majorité des personnes auxquelles nous nous adressons. Comment un peuple si pétri de civisme et d'humanité a pu se laisser entraîner dans la deuxième guerre mondiale?
Le soir après une étape de plus de cent quarante kilomètres un camping sympathique nous accueille à quelques kilomètres de Passau. Quelques gouttes crépitent sur la toile de tente. Pour le moment rien de grave mais le temps semble vouloir changer.
Au matin visite de cette ville magnifique de Passau au confluent de trois rivières. Je fais mettre une béquille à mon vélo. Eh bien entendu c'est du matériel allemand, solide et bien conçu. Le mécano la fixe au niveau de la roue arrière et c'est vraiment mieux pour la stabilité. Encore quelques kilomètres et l'Autriche nous ouvre ses pistes.
Cette semaine passée en Allemagne nous donne vraiment envie d'y revenir. On s'y est senti très bien. Les automobilistes dans les villes, lorsque nous nous promenions à vélo ont toujours été d'un civisme et d'une prudence exemplaire, faisant particulièrement attention aux règles de circulation. De plus en une semaine nous avons vite pris l'habitude de nous arrêter quotidiennement dans de magnifiques pâtisseries, où bien installés nous faisions de longues poses. Les gens se sont toujours montrés très gentils et serviables. Et puis ces villes aux rues et aux maisons impeccables, souvent peintes de façon remarquable nous avons pris goût à nous y arrêter et à les contempler. C'est avec un peu d'appréhension que nous quittons ce pays qui nous a tant plu et si bien accueilli. Cependant en Autriche, nous ne nous attendons pas à trouver de grosses différences ce en quoi nous nous trompons un peu. Par contre les pays suivants nous nous attendons à tomber dans l'exotisme le plus total. Là encore nous nous trompons, n'oublions pas que tous ces pays font partie de l'Union Européenne et qu'il n'y a plus de frontière, plus aucun contrôle, ce qui implique une certaine homogénéité. Cependant nous allons vivre de belles expériences. Ces pays que sont la Slovaquie, la Pologne et les Pays Baltes, sont très différents dans leurs zones touristiques et dans celles qui ne le sont pas.
Autriche 3 août 6 août 400km
Notre dernière vision du Danube allemand, une énorme sirène en bronze avec un gros poisson dans les mains. Peu après, le panneau frontière nous invite à rentrer dans la deuxième nation de notre périple. Deux terres de langue allemande, j'ai l'impression de rester dans le même pays. Un groupe de jeunes filles pénètre au même instant que nous. Toutes poussent des cris de joie et applaudissent. Donc, nous arrivons bien dans un pays différent. Le Danube, depuis Passau, a encore pris de l'ampleur. Il devient majestueux. Alors qu'il creusait son passage de façon rectiligne à travers les plaines allemandes, il vient buter sur une zone montagneuse. De la résistance à la progression naissent de larges méandres enfoncés entre de grandes collines. D'immenses forêts couvrent le relief. Le temps n'est pas au beau, mais il ne pleut pas. Que ces grandes masses de végétation qui descendent jusqu'au fleuve donnent du cachet au site! Nous sommes en plein romantisme. Le gris prononcé du ciel se reflète sur l'eau, teintée d'un vert-gris indéfinissable, enserrée dans de sombres forêts. Cette portion de la piste cyclable dégage une impression d'esthétique absolue. Le contraste est étonnant entre l'herbe vert cru, presque fluorescente et le sombre de l'eau et des sapins. L'ordre et la propreté sont les mêmes qu'en Allemagne. Pas un papier ne traîne. Les maisons sont toutes entourées de magnifiques jardins envahis de fleurs bien ordonnées. Bien souvent, elles colonisent aussi les façades de leurs corolles multicolores. Les pelouses sont tondues avec rigueur.
La piste de notre côté s'interrompt. Un petit bac, conçu pour les vélos, permet une courte traversée originale et très sympathique pour un prix modique. À nouveau la piste au goudron impeccable, sans la moindre aspérité déroule son ruban sous nos roues. On a plus l'impression de glisser que de rouler. Que ce déplacement à vélo dans ce cadre grandiose est agréable. Les grandes courbes du fleuve provoquent des changements de perspective permanents, ce qui avive la curiosité. La partie de l'itinéraire avant Sigmaringen ainsi que l'étape de ce jour, sont les deux portions de nos 1200km le long du Danube que j'ai le plus appréciées. Chacune a son style très différent, mais toutes deux dégagent une grande beauté. Cela ne veut pas dire que le reste du parcours ne m'a pas plu, bien au contraire. Ce qui est absolument formidable, c'est de pouvoir rouler, pratiquement toujours, sur une piste sans voiture. Le retour aux routes encombrées à partir de Bratislava sera d'autant plus difficile. En effet en dix jours on prend ses petites habitudes, et la vigilance se relâche. Pas de gros camion à surveiller, qui arrive rapidement dans le dos. Facteur aggravant en matière de transition brutale, en Allemagne sur route, tous les véhicules respectent scrupuleusement le code et l'on ne se sent pas en danger. En Autriche déjà un peu moins, mais si toute l'Europe roulait comme eux ce serait déjà pas mal.
Nous arrivons à Linz vers les quinze heures. Je demande le chemin du camping à une femme. Bien qu'autrichienne, son accent est presque incompréhensible, à tel point que je lui demande sa nationalité. Du coup la conversation se poursuit en anglais, je la comprends un peu mieux. Elle part chercher des cartes et prospectus et me donne de grandes explications. J'ai l'impression que le repas de midi a été bien arrosé. En finale, elle me fait deux grosses bises bien appuyées. Elle a dû se piquer car cela fait quatre jours que je ne me suis pas rasé, et comme chez tout homme aux gènes méditerranéens ça pousse dru. Je lui dis que si nous ne trouvons pas nous revenons, ça la fait rigoler. Jean, qui a assisté à la scène en direct, propose de prendre ma place la prochaine fois qu'il faudra demander le chemin à une femme.
Malheureusement nous trouvons le camping, donc pas question de retourner, sniff! Au demeurant il est très bien organisé, même s'il est particulièrement surpeuplé. Ce qui est plus inquiétant, c'est que le temps se dégrade franchement et que nous allons, sans nul doute possible, vers la pluie. Nous dînons au restaurant et goûtons à la fameuse tarte de Linz.
Lever sous un ciel menaçant et très sombre, l'humidité a tout envahi, sol et ciel, ce qui laisse peu de doute sur la journée qui nous attend. En effet, dès les premiers kilomètres la pluie se met de la partie, et très vite elle devient violente. Je commence par maudire ce temps, d'autant plus que mes habits pluie ne sont pas performants et je suis rapidement trempé. Et puis, contre toute attente, le miracle se produit. Sous ces trombes d'eau, mon corps s'habitue et la température clémente et le rythme élevé me permettent de ne pas me refroidir. J'éprouve un immense plaisir à rouler à vive allure dans ces conditions en apparence hostiles. Nous perdons notre chemin à Mauthausen, nom tristement célèbre. À un feu rouge, je demande à plusieurs automobilistes la direction pour retourner au fleuve. Oh surprise! Pas un n'ouvre sa fenêtre, et tous tournent la tête, certains mettent même leur main pour encore moins nous voir et nous faire comprendre qu'ils ne veulent absolument pas nous parler. Nous restons interloqués après la gentillesse et la serviabilité allemande. Espérons que ce comportement n'est que local, et que tous les Autrichiens ne sont pas effrayés par deux pauvres Français perdus et complètement trempés. À l'instinct, nous prenons à gauche, et parcourons plusieurs kilomètres de route avant de renouer avec le Danube.
Nous faisons une première halte dans un superbe café en surplomb sur le fleuve. Comme d'habitude, nous engloutissons quelques gros gâteaux en contemplant de la véranda les eaux sombres . Le spectacle est impressionnant, le cours d'eau est devenu très large, et par ce temps il dégage une impression de puissance sauvage.
Puis après nous être bien empiffrés, c'est reparti sous des cataractes. La partie de l'itinéraire qui se présente se fera sur route. En effet, la piste est rive droite et j'ai peur de me refroidir en prenant le bac, ce serait dommage pour les gâteaux. Le temps ne s'améliore pas, on appuie d'autant plus sur les pédales. Vers les treize heures , Jean prend un coup de fringale et désire s'arrêter sur place pour faire chauffer quelque chose. Je l'en dissuade, en effet il tombe de véritables trombes, et cet arrêt serait, à mon sens, une vraie catastrophe pour le contenu de nos sacoches à ouvrir. Donc nous décidons de faire halte au premier lieu abrité. Un joli restaurant se présente une dizaine de kilomètres après. Nous profitons de ce gîte agréable et très joliment aménagé. Le moral reste bon, d'autant plus que nous avons déjà fait cent trois kilomètres ce matin. Je suis vraiment étonné d'avoir éprouvé un tel plaisir à rouler sous la pluie.
Bien rassasiés, avec ardeur nous reprenons la route. Le temps semble s'améliorer, les ondées s'espacent, cependant le ciel reste menaçant. De magnifiques vignobles développent leurs pieds de vigne le long des pentes dominant le fleuve en larges ondulations. Quelques villages en hauteur, en récompense des efforts pour les atteindre, offrent des points de vue de premier plan sur la vallée. Dommage que le temps ne soit pas plus clément, car la vue doit pouvoir porter plus loin. Vers seize heures la ville de Krems est atteinte. Encore une fois nous avons abattu plus de cent quarante kilomètres. Nous louons une caravane, car la pluie reste très menaçante. D'autres campeurs très bien équipés restent stoïquement dehors.
Le temps s'améliore au réveil. Ce matin j'ai une petite forme, je me ressens sans doute des efforts des jours précédents. D'ailleurs, on a peut-être un peu trop fêté notre étape de la veille, ça n'aide pas non plus. Nous arrivons au cœur de la ville de Vienne par une piste cyclable. Il est agréable et étonnant de rejoindre le centre d'une grande métropole sans avoir été confronté au danger du trafic routier, toujours bien réel dans nombre de capitales. Nous cherchons le camping en périphérie ouest, ce qui nécessite une dizaine de kilomètres. Ce dernier est immense, très populeux. Le vrombissement de l'autoroute proche tient lieu de bruit de fond, bien perceptible. Nous nous installons rapidement, puis retournons à la découverte du centre ville. Un bus dont l'arrêt se trouve à proximité nous conduit au métro, ce qui nous permet une balade très agréable dans le centre de la capitale autrichienne quelques heures dans la soirée.
Derniers kilomètres en Autriche, cet après-midi nous serons en Slovaquie. Nous commençons par errer au milieu des grandes îles sur le Danube, à la recherche de l'itinéraire. En effet, ce matin j'ai à peine pris la peine de consulter notre petit guide. Si je l'avais fait, l'itinéraire se serait présenté de façon évidente. Cette négligence nous a permis de prendre conscience de l'immensité de ce dédale au milieu du fleuve dans la périphérie de Vienne. Alors que nous continuons à nous enfoncer dans l'erreur, commençant à avoir de sérieux doutes, face à nous arrive un cyclotouriste lourdement chargé, pédalant pieds nus. Il s'agit d'un Hongrois qui rentre chez lui après une errance à travers l'Europe de plusieurs mois. Il nous explique que le chemin conduit à une impasse et de concert nous rebroussons chemin. C'est un véritable plaisir de l'interroger sur son périple. Encore un exemple démontrant que l'erreur s'avère payante et favorise les belles rencontres. Une fois de nouveau sur la bonne voie, dans une zone marécageuse, il nous faut enjamber de grands troncs d'arbres qui obstruent le chemin. De toute évidence les fortes pluies d'avant-hier ont engendré quelques inondations dans le coin. Puis sur plusieurs dizaines de kilomètres nous suivons une digue rectiligne. La frontière semble proche. En traversant le dernier village autrichien, son monument aux morts et disparus nous interpelle. Il a été érigé en 1921 à la mémoire des combattants de 14-18. Deux listes de même longueur ont été rajoutées l'une pour «Unsere Gefallenen »et l'autre pour « Unsere Vermissten» (nos morts et nos disparus) de la seconde guerre mondiale. L'impression produite est forte.
Slovaquie du 06/08 au 14/08 500 km
Le chemin a quitté le fleuve depuis quelques kilomètres. À travers champs nous nous dirigeons vers la Slovaquie. Sur une colline dans le lointain apparaît une agglomération comme perchée sur un monticule. De toute évidence il s'agit de Bratislava. Le grand bâtiment clair en avant de la cité est sans doute possible le château. Cette apparition nous motive, et nous appuyons sur les pédales. La frontière est là devant nous. Un immense poste frontière avec de grands parkings où les véhicules devaient s'amonceler des heures durant, peut-être plus, pour passer ce point de passage entre l'est et l'ouest. Aujourd'hui tout est désert, pas âme qui vive sur ces vestiges d'un passé récent. Le mur n'est tombé qu'en 1989, et l'ouverture généralisée s'est faite après.
En quelques kilomètres, le centre de Bratislava est atteint. Nous n'avons pas eu de circulation. En effet, la piste conduit sans transition des prés directement dans la vieille ville. Par contre, demain, pour quitter cette capitale, nous serons plongés dans un enfer de circulation. La ville historique est à dimension humaine, le trafic est bien organisé. La première impression parmi ces bâtiments aux belles couleurs est excellente. Nous sommes pressés de partir à la découverte des petites rues et prenons une chambre dans un hôtel en plein centre, afin de poser au plus vite bagages et vélos. La petite reine peut s'avérer un gros handicap lors de certaines visites, car il faut toujours sécuriser la monture et son chargement avant de les abandonner quelques heures. Notre hôtel est idéalement situé. La chambre pas donnée, 60 euros pour une petite pièce avec seulement une fenêtre ouvrant sur une cour intérieure. De plus la porte de la salle de bain me tombe quasiment dessus, lorsque j'essaie d'y pénétrer. Mais mon Dieu, ces contingences matérielles sont sans importance, et ne perdons pas de temps à aller nous plaindre, car nous n'avons qu'une demi-journée pour visiter cette charmante ville. Nous nous offrons une assiette de spaghettis, à un prix prohibitif. A plusieurs reprises nous aurons l'occasion de constater que dans chacun de ces ex-pays communistes, coexistent en réalité deux pays, le premier fréquenté massivement par les touristes occidentaux et le second en dehors des circuits touristiques. De l'un à l'autre les prix varient dans un rapport de un à quatre, voire de un à six.
Vers les seize heures, Slavo nous rejoint. En guise de bienvenue, il nous offre un bel atlas routier au 1/100 000 de son pays, cadeau précieux qui va nous permettre de profiter au maximum des petites routes slovaques. Il nous entraîne à travers la ville, dont il nous commente l'historique. Ensuite, le soir il nous fait découvrir un restaurant traditionnel en dehors des circuits classiques. En effet, uniquement des Slovaques sont attablés. Les grandes salles ont vraiment du cachet. Tout est en bois, pas très entretenu, cela donne un côté rustique du meilleur effet. Une spécialité bien consistante à base de choux et de charcuterie nous est servie, conseillée par Slavo. Le dessert est lui aussi conséquent. Nous sortons bien calés, et pour trois cela n'a coûté que 18 euros boissons comprises. Ce prix est à comparer avec les 15 euros par assiette de pâtes mangée à midi, certes accompagnée d'une bière, d'un peu d'eau et d'un café.
Départ matinal de Bratislava, la vieille ville est calme. Très vite, dans la partie moderne de la cité, un fort trafic nous engloutit et nous tâtonnons quelque peu pour sortir de l'agglomération. Nous prenons une direction nord-est pour rejoindre le village de Drietoma, où habitent les parents de Slavo. Ce dernier nous a conseillé un itinéraire en sous-estimant la distance. Il a annoncé 115 kilomètres alors qu'il s'agit de 145. De plus, les côtes sont raides, longues et nombreuses. Il faut ajouter à cela une chaleur étouffante et un trafic routier dense. De nombreux camions, ne respectant absolument pas les distances de sécurité, nous donnent bien du souci sur des routes relativement étroites. Nous finissons par faire une erreur en loupant un embranchement. Vers les seize heures, après plus de cent kilomètres, un joli lac nous invite au camping sauvage. Juste au-dessus, un restaurant permet de sa terrasse un magnifique panorama sur la campagne environnante. Les clients sont tous autochtones et la serveuse parle très mal l'anglais. Cependant, par gestes nous nous comprenons, en particulier en montrant du doigt ce que les autres ont dans leur assiette. La nourriture est très correcte pour un prix dérisoire, moins de dix euros à deux. L'ambiance n'a vraiment plus rien à voir avec Bratislava et ses cortèges de touristes occidentaux.
Au réveil, surprise! Les toilettes du restaurant sont fermées, donc pas d'eau. Nous n'avons pas pris la précaution de faire le plein la veille au soir. Jean propose de prendre de l'eau dans le lac pour faire un café. Vu la couleur, je ne suis pas enthousiasmé, et nous partons à jeun avec l'intention de nous arrêter à la prochaine ville. Tôt le matin, aux environs de 6 heures, la route est déserte. Nous atteignons Nove Mesto. Un café agréable nous accueille. La ville est en émoi, car il s'y déroule une course de motos. Tout un tas de vieilles pétoires de toutes les cylindrées sont lancées dans une sarabande, pas vraiment folle, je la qualifierais plutôt de poussive et pétaradante. Le spectacle n'en est pas moins intéressant, et en me délectant d'un gros chocolat bien crémeux je regarde ces antiquités rivaliser sinon de vitesse, au moins de bruit. Le spectacle est vraiment cocasse. L'un des compétiteurs est énorme et chevauche une frêle cinquante centimètres cubes. Nous prenons tout notre temps, car l'étape de ce jour n'est que de 45 kilomètres, et la moitié est déjà effectuée. Nous sommes attendus vers les onze heures chez les parents de Slavo, et il n'est pas neuf heures.
Que c'est bon de prendre son temps. Je réalise que depuis notre départ le 27 juillet à Mulhouse, nous avons surtout passé nos journées à rouler et ne pas prendre de retard sur la programmation. Le voyage à vélo, il faut faire attention lorsque on est dans la phase conception de ne pas programmer une compétition genre tour de France. Le meilleur moyen à mon sens, c'est justement de ne rien programmer et de rouler au jour le jour sans se mettre d'échéance. Mais, ce n'est pas si facile à faire, on a toujours la manie de planifier. S'affranchir de la notion de temps est presque impossible pour nous, Occidentaux. Nous avons tellement été formatés à vivre au rythme de notre montre, quand ce n'est pas au rythme de notre chronomètre.
Comme prévu, nous arrivons dans le petit village où habitent les parents de Slavo. Ils nous accueillent avec gentillesse. La maison est belle, bien entretenue, le jardin magnifiquement soigné. J'ai presque honte en pensant à la mienne de maison, que je laisse presque à l'abandon. Ces gens qui sont fonctionnaires d'un pays, certes de l'Union Européenne, ne roulent manifestement pas sur l'or. Ils mettent sans doute un point d'honneur à embellir leur lieu d'habitation.
Nous passons 24 heures très agréables. Slavo et sa compagne, tous deux ayant une bonne maîtrise de l'anglais, servent d'interprètes avec son père. Par contre, sa mère parlant un peu l'allemand nous nous comprenons sans intermédiaire. La discussion va être animée, son père était officier dans l'armée tchécoslovaque à l'époque du Pacte de Varsovie et moi officier dans l'armée de l'air française. Je me souviens des nombreuses alertes à trois heures du matin dans le cadre de l'entraînement à une réaction immédiate pour contrer l'avance des forces communistes. Les temps ont changé rapidement. Maintenant il est civil, mais travaille au ministère de la défense et s'occupe de l'intégration des forces slovaques aux standards OTAN. Son point de vue sur cette évolution m'intéresse au premier chef. Ayant déjà travaillé au sein d'un état-major d'un ex-pays communiste, l'Albanie, la comparaison d'un pays à l'autre me captive. Le père de Slavo ressent une certaine nostalgie, toute relative cependant, d'une armée autrefois équipée de nombreux matériels et qui aujourd'hui se trouve confrontée aux prix prohibitifs de matériels hautement technologiques, le tout dans le cadre de restrictions budgétaires sur fond de crise, dans un Occident qui ne met pas l'entretien de ses armées en toute première priorité . Slavo nous emmène visiter la jolie ville de Trencin, surmontée d'un magnifique château. Ces vingt quatre heures nous marqueront d'un souvenir inoubliable de gentillesse et d'hospitalité.
Le lendemain nous reprenons notre chemin vers l'est en direction des Tatras. Slavo et sa compagne nous accompagnent à vélo sur une trentaine de kilomètres. Ils nous laissent à l'entrée d'un petit chemin très raide en nous assurant que c'est le plus court pour rejoindre notre destination de la journée. Très vite, nous nous retrouvons à pousser les vélos dans une pente de plus de vingt pour cent. Et ça se corse encore. Le chemin disparaît dans la forêt. Rapidement nous n'arrivons plus à pousser, même à deux, tellement la végétation devient touffue. Donc nous portons d'abord les bagages, puis les vélos. Après trois heures totalement exténuantes, nous arrivons enfin sous une route. Le dernier remblai, à franchir pour la rejoindre, est d'une pente redoutable et constitué de terre, dont les grains ressemblent à des roulements à bille. Ces vingt derniers mètres nous demandent un effort violent, où nous devons bien nous coordonner pour faire passer vélos et bagages. On s'initie au jeter de sacoches.
Une fois sur le goudron, que cela paraît facile de pédaler. Mais, nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Vingt cinq kilomètres plus loin, la route vient littéralement mourir dans une petite vallée profonde. Nous distinguons un sillon blanc, qui escalade la montagne directement sur plusieurs centaines de mètres. Pas de doute, c'est pour nous. Et c'est reparti, d'abord chacun pousse son vélo, mais c'est exténuant. Alors on se met tous les deux, l'un poussant le guidon, l'autre arque bouté derrière les bagages. Ensuite nous redescendons chercher le deuxième vélo, et réitérons l'opération. Après une grosse heure d'efforts soutenus dans la poussière, enfin la pente s'adoucit et nous rejoignons un petit col dans un cadre d'une grande beauté. Le chemin part quelque temps à niveau et nous pouvons enfourcher nos vélos. Arrive une longue descente, mais pas aussi confortable que nous l'espérions. En effet, elle est raide et caillouteuse. Les poignets sont fortement sollicités. Il serait dangereux de dépasser les 10 kilomètres à l'heure, donc les doigts sont crispés sur les freins.
Enfin de retour dans la vallée, des recherches nécessitent quelques détours, pour raison de carte non à jour. A la tombée de la nuit nous arrivons au camping de Turcianske Tepelice. L'étape aura été de 11 heures pour cent trois kilomètres. Nous sommes les seuls campeurs. Une équipe de foot fête probablement une victoire, et les gros bocks de bière défilent à vive allure. Ça chauffe dur!!!
Départ tardif, vers les dix heures trente, l'étape de la veille a laissé quelques traces. Aujourd'hui encore, des passages sportifs nous attendent. Après une belle côte de quinze kilomètres, rendue très désagréable du fait des camions lancés à vive allure qui nous frôlent, un chemin de terre, parfois meuble, entre 12 et 15 %, nous demande à nouveau de rudes efforts sur plus de cinq kilomètres. Cette portion exigera une bonne heure de suée à appuyer sur les pédales, à la limite du dérapage de la roue arrière. Enfin, un col à 1075 mètres met un point final à cette montée infernale. La moyenne de la journée ne sera pas très élevée, étant donné le terrain et les chemins que nous empruntons.
En fin d'après-midi, nous cherchons dans un village une épicerie. Les gens ne semblent parler aucune langue étrangère, et subitement une femme qui nous regarde d'un balcon, dans un anglais parfait nous indique le lieu où se ravitailler. Le temps semble au beau, la forêt et la montagne sont accueillantes. C'est l'occasion d'un beau camping sauvage. Nous prenons pas mal d'eau et de jus d'orange et nous repartons à l'escalade d'un col qui n'en finit pas. La traversée de Liptovska Luzana est incroyable, village tout en longueur dans une montée de six ou sept kilomètres.
Enfin, la dernière maison dépassée, nous commençons à rechercher un coin où se cacher de la route. Un petit chemin à gauche, nous le prenons et demandons à un berger si nous pouvons nous installer pour la nuit. Nous essuyons un refus catégorique et nous partons plus haut. Que l'endroit est sauvage! Il paraît qu'il y a des loups et des ours. Les tentes sont installées à la lisière d'une forêt de sapins, leurs silhouettes masquées par les premiers arbres. Un joli petit ruisseau fait une multitude de méandres dans la prairie, juste devant notre lieu d'implantation. De magnifiques chardons, de grande hauteur, lancent leurs nombreuses têtes mauves à l'assaut du ciel.
Cette soirée sera, par sa simplicité et le cadre grandiose qui nous entoure, l'un des souvenirs marquants de notre vagabondage. Bien souvent, on se souvient avec émerveillement et nostalgie de ces instants un peu en dehors du temps, que l'on a vécus comme par hasard, en prenant le risque de passer une nuit de galère. En effet dans le village précédent nous aurions pu être logés convenablement à un prix ridicule, mais nous avons fait le bon choix. A ces moments j'ai vraiment l'impression de vivre. Sans doute cela provient du contact simple avec la nature, dans un endroit privilégié. Et je me dis que les expériences les plus intenses et les plus enrichissantes, sont justement celles qui ne se monnaient pas.
Les loups et autres ours ne se sont pas montrés. Un ciel blafard accompagne le lever du jour. Le petit déjeuner pris nous plions rapidement. Une course de vitesse s'engage, et avec les derniers rangements la pluie arrive. Ce n'est pas une surprise, car depuis un moment nous la regardons monter à l'assaut des hauteurs, sur les quelles nous sommes perchés. Très rapidement elle est forte. Nous commençons à pédaler sur une côte raide, menant à un col à plus de mille mètres d'altitude. La route est déserte. Il fait froid. Mes habits de pluie ne sont pas efficaces. Malgré l'effort que nécessite cette montée sévère, je n'ai pas chaud. Arrive le col, nous nous engageons dans une longue descente. La température de mon corps descend aussi. Avec le froid, cela devient vite un calvaire. Mes doigts s'engourdissent et j'ai du mal à serrer le guidon, encore plus à freiner. Mais il n'y a pas d'alternative, la seule option descendre. Quitte à le faire, autant y aller le plus vite possible. En serrant les dents j'appuie au maximum sur les pédales sous des trombes d'eau glaciales.
Après vingt kilomètres d'un vrai calvaire, le village de Partizanska apparaît. Un bar sur la gauche, ouvert à cette heure matinale, sans hésiter je m'y précipite grelottant, me tenant les mains toutes blanches presque insensibles. J'ai subi une grosse déperdition de chaleur. Mes habits ne sont vraiment pas performants, pourtant jusqu'à présent, ma Patagonia je n'avais jamais eu à m'en plaindre. Mais en vieillissant elle a dû devenir poreuse, en effet depuis quatre ans elle sert intensivement. En matière d'imperméable, j'ai aussi pris un vieil habit, que mon père a utilisé pendant plus d'une décennie. Je m'en veux, car j'ai à la maison du matériel efficace contre la pluie. Comment ai-je pu sous-estimer à ce point les conditions météorologiques qui nous attendaient dans cette partie de l'Europe?
Après une heure et deux gros chocolats bien crémeux, la pluie n'a pas faibli. Jean a été moins atteint que moi. Cependant, l'un comme l'autre nous n'envisageons pas de repartir dans ces conditions. On nous indique un particulier louant des chambres. Le lieu est superbe, les chambres vastes et la douche bien chaude. Pour couronner le tout, chacun ayant sa pièce en demi-pension, cela nous revient à 11 euros chacun. Il n'est que 10 heures du matin. Une grande journée de farniente se profile, ce qui n'est pas pour me déplaire. Ayant terminé les deux livres que j'ai emportés, j'entame la lecture de l'ouvrage que Jean vient de me prêter, «Solos d'amour» de John Updike. Je lis rarement ce genre de littérature, décrivant les relations hommes femmes, mais je suis immédiatement très intéressé, et de plus l'auteur a un style qui invite à la lecture.
Nous passons une partie de l'après-midi à affiner nos plans pour le mois à venir. Le programme concocté par Jean prévoit la traversée des Tatras dans toute leur longueur, et elles s'étendent sur trois pays, Slovaquie, Pologne et Ukraine. Cela m'inquiète un peu, car le kilométrage est très conséquent et les dénivelés affolants. De plus aux environs du 15 août, nous sommes le 11, le temps n'est pas toujours formidable en montagne. Les conditions que nous subissons, alors que nous ne sommes qu'en périphérie du massif montagneux, laissent présager des journées de souffrance. Je sais bien que Kasantzakis a écrit «Un jour où je n'ai pas souffert est un jour où je n'ai pas vécu». J'aime bien cette maxime, mais pas trop quand même! Sans proposer de décision radicale, je pressens qu'il nous faudra apporter des aménagements à ce programme très chargé. Dans un premier temps, nous comptons rejoindre le «Tatransky Narody Park», et de là grimper au moins un joli sommet.
Le repas du soir est copieux et l'ambiance chaleureuse. Cela est d'autant plus remarquable, que les personnes, qui nous accueillent, ont eu un décès. À midi ils accueillaient tous les membres de leur famille, pour la réunion habituelle lors de ces tristes circonstances.
Nuit très agréable, mais au matin un brouillard épais empêche toute visibilité. L'idée de repartir et de subir les intempéries de la veille ne m'enthousiasme pas. Mes habits ne sont pas tout à fait secs, je les mets cependant en espérant qu'au moment du départ, ils le seront. Va-t-on partir? L'inaction prolongée n'est jamais très bonne conseillère. Cependant, en repensant à Nicolas Bouvier qui était resté un hiver complet à Tabrize, je relativise nos petits ennuis. Nous descendons déjeuner, nos hôtes sont très agréables, de plus ils parlent bien allemand, ce qui facilite grandement la conversation.
A huit heures et demie nous reprenons nos vélos, le temps semble assez beau, le brouillard se déchire. Notre route contourne le joli et grand lac de Liptovska. Dans le lointain de hautes montagnes commencent à se dessiner. Arrêt dans la ville de Liptovsky Mikulas, car Jean doit racheter un cale-pied. Le magasin est tout neuf, Sport 2000 ou Décathlon, je ne sais plus. Cependant, je me souviens que les prix pratiqués sont les mêmes que ceux pratiqués en France. Le contraste est saisissant lorsqu'on compare avec les onze euros de la demi-pension de la nuit dernière. Les clients ne semblent pas très nombreux. Ces grandes chaînes occidentales se positionnent probablement sur le marché slovaque en vue d'être rentables dans quelques années lorsque le niveau de vie moyen aura augmenté. Le cale-pied, il le trouvera un peu plus loin chez un marchand de cycles.
A la sortie de la ville, nous faisons nos courses, pour midi, dans un super marché. Tout au long de notre périple, nous n'aurons pratiquement jamais eu la moindre difficulté d'approvisionnement. Au cas où nous l'aurions oublié, nous sommes dans l'Union Européenne, et on le ressent bien, la logistique est sans grande surprise. A l'heure du déjeuner, nous nous arrêtons dans un petit abri en bordure de route sous une légère ondée. Les montagnes ont pris de l'ampleur et nous comptons rejoindre la station de Stabske Pleso, qui se situe à 1346 mètres d'altitude. Il s'agit d'un point de départ réputé, permettant d'accéder à de magnifiques randonnées conduisant à de nombreux sommets, culminant entre 2300 et 2600 mètres. La côte se fait raide et le temps menaçant. Une pluie orageuse violente nous surprend. Un grand sapin, en lisière de forêt, nous offre sa protection. L'intensité de l'ondée diminuant, nous repartons. Entre les nuages apparaît un magnifique sommet pyramidal, le Krivan, dominant la vallée du haut de ses 2500 mètres. Pyramide majestueuse, symbole des Tatras slovaques, au point que l'une des pièces d'euros du pays en porte l'effigie. Je tombe instantanément amoureux de ce petit Cervin. Notre occupation pour demain est toute trouvée.
Nous prenons l'option de l'hôtel, car le premier camping est très éloigné du départ de la balade envisagée demain, de plus le temps reste très incertain.
Lever cinq heures du matin, ciel rouge, prémisse de très mauvais temps. Le départ est décidé dans les plus brefs délais. Nous espérons prendre le mauvais temps de court. 1200 de dénivelé, en trois heures cela ne devrait pas poser de problème, même si la randonnée commence par une marche à niveau de quatre ou cinq kilomètres. Mais à peine sommes-nous partis que la pluie nous rattrape. Tant pis nous n'aurons pas l'occasion de revenir de sitôt dans les Tartras, on persévère. Une fois arrivés au pied de la montagne, un joli chemin empierré monte le long d'une arête. La pluie s'intensifie, et le brouillard se met de la partie. Nous sommes seuls , l'ambiance devient farouche. Au détour du chemin, deux chamois, ombres furtives, disparaissent dans la pente. Le sentier devient plus raide. Il est nécessaire de mettre les mains pour progresser. Nous sommes à la limite de l'escalade. La visibilité est réduite à cinquante mètres. Il ne faudra surtout pas se perdre à la descente. Le Krivan se défend et ne veut pas de nous. Le vent se met à son tour de la partie. L'endroit devient très inhospitalier. Je sens le sommet tout proche, mais là c'est franchement de l'escalade, certes pas difficile. Mais trempé, peu couvert, sous des trombes d'eau, sans visibilité, avec un vent rafraîchissant très sérieusement, le thermomètre indique trois degrés, de plus en chaussures de cycliste avec lesquelles il faut faire attention aux parties métalliques qui ripent sur le rocher mouillé, cela devient particulièrement pénible et dangereux. L'altimètre indique 2485 mètres, le point culminant se situe théoriquement dix mètres au-dessus. L'absence de visibilité nous empêche de le discerner. D'un coup, le froid me submerge, il faut impérativement que je m'enfuie immédiatement sous peine de problèmes graves. Jean a moins froid que moi. Je sors la veste que j'ai dans le sac et l'enfile entre mon tee-shirt et ma patagonia. Je mets mes gants avec difficulté. Je sens mon corps se raidir. Je n'avais jamais eu cette sensation. Attention à la déescalade, surtout ne pas chuter, mon corps ayant perdu toute souplesse. Rapidement le terrain devient plus facile. Le rythme s'accélère, en conséquence la température du corps augmente, et son agilité revient. Une fois de plus, je suis allé un peu loin, sur ce que je considérais comme une simple balade. On comprend facilement que des gens meurent de froid en montagne. Le moindre petit incident ou retard dans ces conditions limites, et cela peut tourner au drame. Je m'en veux un peu de mon imprudence et de mon manque de prévoyance. J'aurais pu m'habiller plus, mais j'espérais mouiller le moins de vêtements possibles en prévision des jours à venir. De toute évidence, c'était un mauvais raisonnement. Avoir fait 1500 kilomètres à vélo ne rend pas invulnérable au très mauvais temps en montagne, il me faut m'en souvenir et savoir rester humble.
En redescendant, nous croisons quelques personnes, qui envisagent d'effectuer la randonnée que nous venons de réaliser. Elles nous demandent si nous sommes allés au sommet. Notre réponse affirmative les rend admiratifs, et ils retrouvent le moral. Retour à l'hôtel vers midi, le temps se calme un peu. Nous nous posons la question de savoir si nous restons un jour de plus pour randonner, car il y a d'autres très beaux sommets. Les prévisions météo sont assez mauvaises, en particulier la visibilité devrait rester faible, ce qui est frustrant sur une belle montagne. En conséquence, nous décidons de mettre le cap sur la Pologne dès demain.
Au lever du jour, le temps est acceptable, pourvu que cela tienne. Nous prenons la direction de Zakopane, le Chamonix polonais. Une route à flanc sur les vingt premiers kilomètres nous conduit à travers des zones touristiques fréquentées surtout par des nationaux. On voit très peu de ressortissants étrangers hormis des Polonais. La route rejointe se dirige droit sur la frontière. Le pourcentage de la pente est important, parfois supérieur à 12%. Après 54 kilomètres nous pénétrons en Pologne. Beaucoup de voitures sont garées de part et d'autre de la limite de ces deux pays. Une petite rivière matérialise la démarcation, mais bien entendu pas un contrôle et même pas un panneau annonçant « Polska». Nous sommes frustrés, pas moyen de faire la classique et traditionnelle photo avec les vélos appuyés au panneau frontière lors d'un changement de pays.
Pologne 14 août 01septembre 1250km
Encore vingt kilomètres et la jolie ville de Zakopane déroule sa magnifique architecture de bois. Nous sommes à la veille des fêtes du 15 août, une foule immense a envahi le lieu. Après nous être installés dans un camping vraiment bondé, nous partons à la découverte de ce lieu réputé. La rue principale est envahie d'une masse humaine compacte. De nombreux groupes folkloriques locaux chantent sur les places. Certains ont du succès car leurs représentations sont mélodieuses. La Pologne est le premier pays depuis notre départ qui n'est pas à l'euro. Nous devons donc nous préoccuper de nous pourvoir en zlotis, ce qui ne pose aucun problème, les distributeurs automatiques étant nombreux. L'ambiance dans cette petite ville de montagne est sympathique malgré l'affluence. La soirée nous laisse un souvenir délicieux.
Au matin, du fait de la densité dans le camping, nous n'avons qu'une envie, vite partir. A la sortie de la ville je demande un renseignement à une vieille dame, qui parle un allemand parfait. Nous nous arrêtons devant une grande église à l'architecture originale. Une foule compacte s'y presse pour l'office qui va commencer. Sur le parvis est érigée une imposante statue à la mémoire de Jean Paul II. Cette région a un charme fou, du fait de la beauté de la nature et de son architecture. En particulier le village de Chocholow est une splendeur, ensemble de maisons dont les murs sont constitués de grosses poutres à section carrée.
Nous perdons vite de l'altitude. Aujourd'hui j'éprouve un grand plaisir à pédaler. Notre destination est la petite ville de Makow. Après quelques détours et erreurs d'itinéraire sur des petites routes, nous y arrivons. Le camping est particulièrement agréable, très peu cher, 2,5 euros par jour et d'un calme absolu. La tenancière gentille, parle correctement l'allemand. Ce sera notre plus grande halte de notre voyage. Le séjour se prolongera trois jours et quatre nuits.
En effet cette petite ville fournit un point de départ idéal pour visiter Cracovie et Auschwitz. Ces visites, nous les ferons en prenant le car , ce qui nous évitera des déplacements à vélo dans des lieux où le trafic est très important, tout en conservant notre logement à prix modique.
Cracovie, très pittoresque ville au passé riche. Elle exerce une telle séduction que souvent les multiples envahisseurs ne l'ont jamais détruite. Ils ont préféré s'y installer. Durant la deuxième guerre mondiale, le gauleiter tristement célèbre Frank avait élu domicile dans le château de Wawel. Notre visite de la ville commence par un café pris sur la place centrale d'où nous pouvons assister à l'appel au clairon qui ponctue chaque heure du haut de l'horloge. En effet cette tradition remonte à plusieurs siècles, depuis que le guetteur de la ville s'était fait surprendre par des envahisseurs, qui de ce fait avaient pris la ville par surprise. Nous déambulons à travers les vieilles rues, visitons une multitude de magnifiques églises ainsi que deux musées et allons déjeuner dans un petit restaurant un peu en retrait du flot touristique très important en ce mois d'août. En fin d'après-midi nous reprenons le bus pour Makow, situé à 60 kilomètres.
Le lendemain de la même façon nous partons pour Auschwitz et Birkenau. Nous participons à la visite guidée avec un groupe de Français. Ce site est le symbole le plus connu du régime nazi et de sa folie d'anéantissement. Mais aussi impressionnant que soit le lieu, la médiatisation importante, bien compréhensible, il faut que tout le monde se souvienne, j'en garde malheureusement presque le souvenir d'une place qui doit faire partie du programme d'un voyage touristique au même titre que d'autres curiosités. La grande cohorte de touristes, dont nous faisions partie, désacralise en quelque sorte le lieu. Je serai beaucoup plus touché par d'autres lieux, en dehors des circuits classiques, donc moins fréquentés comme Majdanek ou Tréblinka.
J'ai profité de ces trois jours d'arrêt à Makow pour aller aux champignons dans les forêts polonaises. Une matinée seul à arpenter de grandes futaies me procure un réel plaisir. La récolte n'est pas fabuleuse, cependant quelques ceps, giroles et russules verdoyantes donneront matière à une excellente omelette. Au camping un groupe de Lyonnais se sont installés pour une quinzaine de jours et rayonnent en voiture dans les environs. Je me propose de les inviter à mon retour en France.
Avec une petite pointe de mélancolie je quitte ce lieu qui nous a été si agréable. Mais rapidement les mollets vont parler, ne laissant plus de place aux états d'âme . En effet pour éviter la circulation nous partons par de petites routes à travers les derniers contreforts accidentés avant les grandes plaines polonaises. Quelques côtes carabinées exigent des efforts soutenus et violents. Logiquement, en contre-partie les descentes apportent quelques moments de réjouissance, dont il faut goûter avec modération. En effet le revêtement de la route n'est pas mauvais, mais dans ces coins reculés, on n'est jamais à l'abri d'une surprise dans un virage. Dans ces cas là, il est indispensable d'être en mesure de réagir avec célérité. Et justement la vitesse avec plus de vingt kilogrammes de bagages entraîne une immense inertie sur l'action des freins. Cependant malgré ce danger, je ne résiste pas au plaisir d'appuyer avec ardeur sur les pédales, grand braquet engagé dans une forte descente. Je bats mon record de vitesse, atteignant 74,18km/h. A cette allure, il est étonnant de ne pas avoir vraiment une sensation de vitesse. Les sacoches rabaissant le centre de gravité doivent stabiliser la monture. Cependant, ne pas se laisser griser, sur cette petite route de montagne au milieu des sapins, un virage serré sur la gauche m'attend au bas de la côte. Prudemment j'anticipe et me mets en posture de l'engager en toute sécurité.
La Pologne, sera le pays dans lequel nous séjournerons le plus longtemps. Nous allons en effectuer la traversée du sud au nord. Ces grandes plaines que nous abordons, même si elles ne présentent pas de caractéristiques, propres à attirer un tourisme de masse, il s'en dégage un charme fou. Le temps pratiquement toujours clément et la gentillesse des habitants rendent ce passage attrayant et agréable. Pédaler dans de grands espaces plats à vive allure procure une espèce de béatitude. Tous les soirs regarder la carte et constater que la distance se creuse, futilité démontrant une certaine vanité, mais tant pis cela procure un grand plaisir.
Parfois il nous arrive de nous retrouver durant de longues distances sur des routes au fort trafic. De gros camions lancés à toute vitesse nous frôlent. Pour abréger le calvaire, le réflexe est d' appuyer encore plus sur les pédales. Cependant, souvent des petites routes nous conduisent à travers la campagne paisible. Cette campagne ressemble généralement à ce que l'on pourrait rencontrer en France, mais la curiosité n'en est pas moins avivée. Et puis les Polonais sont tellement serviables. On nous avait toujours vanté leur gentillesse. Nous la constatons chaque jour. Si nous nous arrêtons sur le bord de la chaussée dans un village, immédiatement la première personne croisée s'empresse de nous demander si nous cherchons notre chemin. Sous l'impulsion de Jean nous apprenons quelques mots dans la langue de chaque nouveau pays que nous abordons. D'être capable de dire bonjour, merci et au revoir, déclenche toujours un sourire amical. Les Polonais n'en sont vraiment pas avares.
Et puis cette grande plaine est ponctuée de lieux particuliers, naturels ou non. De jolies villes, je pense à Sandomiers et Lublin, de beaux fleuves comme la Vistule ou le Niemen et beaucoup de grands lacs tout particulièrement en Masurie. Et bien évidemment les traces de la deuxième guerre mondiale sont prégnantes.
Sur notre route nous avons croisé Majdanek, le plus vaste camp de concentration, le choc fut à la hauteur du spectacle. Par un dimanche après-midi pluvieux, sous un ciel bas uniformément sombre, au détour de la banlieue de Lublin, sans transition cet immense espace s'est ouvert, un peu en contre-bas dans une petite dépression. D'un regard nous avons une vue d'ensemble de ce paysage de mort. Un immense champ clos par des barbelés entouré de miradors. A l'intérieur se blottissent les baraquements, le tout bien mouillé par la pluie. La couleur noire est de loin celle qui prédomine. Un côté presque artisanal de cet ensemble, est la première chose qui nous frappe. De toute évidence, il fallait faire vite, la population concentrationnaire augmentant de façon exponentielle en fonction de l'expérience acquise par les nazis en matière de rafle. La quasi absence de touristes, seulement quelques Polonais, accentue la sensation de malaise face au caractère lugubre et inquiétant du lieu. Cette vision me choque à tel point que ma gorge se serre et mon rythme cardiaque se modifie. Je respire comme dans un étau, à inspirations mesurées. Cette émotion me surprend, me fauche littéralement dès le premier contact, je suis interloqué. Ce choc je ne m'y attendais pas, car ayant visité Auschwitz et Birkenau, je pensais m'être un peu blindé face à ces horreurs de notre histoire européenne récente. Eh bien non! Comme médusé je m' avance sur l'esplanade supportant le monument commémoratif. Il est gigantesque, massif, très sombre, de forme tarabiscotée. Il s'en dégage de l'effroi, une tristesse infinie. Je me demande s'il ne s'agit pas des portes de l'enfer. Comme ayant pris un coup de massue sur la tête, le regard presque hagard je contemple apathique, le cerveau en léthargie, les deux cent soixante dix hectares de ce lieu concentrationnaire. Les faubourgs de Lublin dominent cette place de mort. Si à l'époque la ville avait déjà cette configuration, tout ce qui se passait dans ce camp d'extermination était visible de l'extérieur, même avec un périmètre de sécurité. Lentement nous descendons l'escalier de l'esplanade, puis toujours sous le coup du saisissement nous entreprenons le tour du réseau barbelé à vélo. Cette impression de construction artisanale, précaire constituée de matériaux légers, est vraiment troublante, bouleversante. Nous pénétrons ensuite dans le camp, dans un baraquement où s'entassaient de cinq à huit cents personnes, on a du mal à s'imaginer la scène. Ensuite nous nous enfonçons dans le bloc crématoire constitué de ses pièces aux fonctions bien déterminées, la salle douche où l'on entassait les victimes pour les soumettre au ziclon B, les fours crématoires, les pièces de dépeçage. Puis nous allons visiter les derniers bâtiments hors des barbelés, où se situe le musée retraçant l'histoire du camp. Cette visite de plus de deux heures, nous laissera un véritable traumatisme. Même maintenant plus de deux mois après, alors que je couche cette expérience sur le papier, j'ai encore le cœur qui change de rythme et je déglutis avec difficulté en me remémorant ce spectacle d'apocalypse.
Treblinka, autre lieu témoignant de la folie des hommes, m'a laissé un sentiment quelque peu différent. Des infrastructures concentrationnaires,il ne reste rien. Seule une immense clairière porte témoignage de ce qui s'est passée dans ce recoin de forêt caché. Le premier nom qui me vient à l'esprit c'est celui de Martin Gray et son livre qui a fait sensation il y a une trentaine d'années «Au nom de tous les miens». Je me remémore aussi le terrible livre « Treblinka», qui relate la révolte du camp, qui a conduit à sa destruction par les SS. Il s'en était fallu de peu qu'elle ne réussisse. Une ligne téléphonique non coupée a permis au commandant du camp d'appeler de l'aide extérieure.
On y accède par une route pavée. Le lieu est paisible. Une contribution faible est demandée pour se rendre dans la clairière. Là des milliers de pierres levées symbolisent et appellent à pas oublier les femmes, les enfants et les hommes qui furent exterminés ici. Certaines grosses pierres, et elles sont nombreuses, portent le nom de villes où d'importantes rafles furent conduites. En ce lieu aucun bruit ne trouble le silence du souvenir. De loin en loin, furtivement quelques personnes se recueillent. En lisière de forêt quelques grands panneaux explicatifs complétés de photos d'époque retracent l'histoire du lieu. Les photos des tortionnaires, figés dans leur conviction de mort, jettent un regard éternel sur la scène de leurs montreuses exactions. Cette symbolisation à travers cette foule de pierres pointues levées, figées dans l'éternité de leur nature minérale, apporte comme une rédemption, qui à travers ce spectacle apporte un apaisement de l'âme face à la lourdeur du passé.
En quittant ce site, nous tombons sur un immense chantier de construction de route qui nous oblige à un détour de plusieurs dizaines de kilomètres. Cet immense travail en cours, sur fonds européens est tout un symbole. En effet nous longeons une voie ferrée renversée, qui va disparaître à jamais sous peu; il s'agit des rails qui conduisait les trains de déportés au camp. Impression étrange que de longer cette voie ferrée renversée sur le bord du talus en attente de sa destruction. Au cours de ce détour à travers de petits chemins, un bruit attire mon attention, un bruit de réacteur, mais je ne vois rien dans le ciel, pourtant ce sifflement caractéristique d'avion de combat persiste. Je m'arrête et scrute avec attention le ciel. Je découvre deux F16 qui s'entraînent très haut en altitude. Là aussi le symbole est fort, l'armée de l'air polonaise s'exerçant au-dessus de ces régions.
Le dernier lieu ayant trait à la deuxième guerre mondiale que nous avons visité, le repère du loup en Masurie. Le PC d'Hitler caché au fond de la forêt polonaise. Un amoncellement incroyable de gros bunkers, dans lesquels Hitler et ses principaux collaborateurs sont restés cachés pendant plus de trois ans. Le lieu est austère. Le bunker dans lequel habitait Hitler dégage une impression de folie. Bormann, son ange noir était localisé juste à côté. Le lieu est visité par beaucoup de monde. Nous y avons vu principalement des Polonais et des Allemands. Très impressionnant de voir les ruines de la salle dans laquelle l'attentat du mois de juillet 1944 contre le dictateur échoua, ce dernier étant été de façon incroyable seulement légèrement blessé.
Mais heureusement la Pologne, ce n'est pas uniquement les traces de ce passé douloureux. Ce sont ces deux belles villes que nous avons visitées, Sandomierz et Lublin.
La première de ces localités est perchée sur une colline. Une magnifique place centrale en pente, c'est assez rare. Nous nous y sommes installés un long moment profitant de la quiétude du lieu et de l'esthétique de l'architecture environnante où différents styles se côtoient. Un peu plus loin, un joli point de vue permet un panorama étendu sur la Vistule. Plus loin, nous serons amenés à traverser ce fleuve sur un bac archaïque dans un lieu improbable et nous serons les seuls passagers.
La seconde Lublin, dénommée la Jérusalem de la Pologne est une ville magnifique, où le centre historique est de toute beauté. Les façades peintes donnent un cachet remarquable à cette cité. Nous n'y avons effectué qu'une visite rapide en soirée après une étape de plus de cent vingt kilomètres. Après des parcours de cette longueur, bien que je n'éprouve pas de grande fatigue, je ne suis pas totalement disponible pour arpenter et visiter un lieu aussi intéressant soit-il. Cela fait partie des contraintes du voyage à vélo, qui par ailleurs présente beaucoup de points positifs;
La Pologne c'est aussi ces nuées de lacs, immenses pour certains. La Masurie en compte des centaines. Ils sont reliés les uns aux autres par un réseau de canaux et d'écluses, ce qui donne un côté très pittoresque au paysage. Cette magnifique région nous y avons séjourné cinq jours. Sur certaines portions de route, nous pensions à la course cycliste Paris-Roubaix, car la chaussée est pavée. A vélo avec les sacoches, l'expérience prend des allures d'aventure!On essaye de rouler en bordure de route, car souvent une étroite bande de sable de quelques centimètres de large s'est créée entre les pavés et l'herbe. Il n'en faut pas plus pour limiter les vibrations qu'occasionne ce type de revêtement. Les campings en bordure d'étang sont adorables, certains étant littéralement cachés dans la forêt, d'autres s'étalant sur de belles prairies. On peut même pour un prix dérisoire louer un bungalow, ce que nous faisions les jours pluvieux. Ces petites constructions de bois ont beaucoup de charme. Souvent ils sont implantés un peu en hauteur. Il en découle une spectacle magnifique sur les plans d'eau petits ou grands. Tout particulièrement je pense à la jolie petite ville de Mikolajki.
La Pologne c'est surtout la gentillesse des gens. Comme je l'ai déjà mentionné dès que nous nous arrêtions dans un petit village, on venait à votre aide. A vélo aussi, plusieurs fois nous avons été accompagnés par des personnes qui nous ramenaient sur notre itinéraire ou nous conduisaient à un camping ou un hôtel. C'est aussi toutes ces petites épiceries dans de minuscules villages où bien que le contact ne soit pas évident du fait de la barrière de la langue, tout se passe avec des sourires.
A plusieurs reprises le soir nous avons mangé au restaurant. Généralement nous étions les seuls clients, ce qui était étonnant. Là aussi pour un prix faible la prestation était généralement de qualité.
Nos derniers kilomètres en Pologne nous les parcourons en longeant l'enclave russe de Kalingrad. Bien que dans ces paysages campagnards nous ne distinguions rien d particulier, cela donne un petit côté mythique. Et puis après 18 jours dans ce beau pays, arrive un matin où il faut le quitter. Par un chemin de terre nous entrons en Lituanie. Une vieille barrière tordue et jetée à même le bord de la chaussée nous rappelle qu'il y a eu une frontière. Un peu plus loin un vieux réseau électrifié à l'abandon remémore qu'ici commençait l'Union Soviétique. Aujourd'hui par une jolie matinée, seul ce petit chemin désert nous invite à pénétrer en Lituanie.
Lituanie du 01 au 11 septembre 700km
Dès que nous passons la frontière, la route après le premier virage devient excellente. Un magnifique panneau de l'Union Européenne indique que c'est elle qui participe aux financements. Mais quelle est notre surprise de constater que cette chaussée de toute beauté ne dure que cent mètres, et manifestement il ne s'agit pas de travaux qui viennent de commencer, car il n'y a plus aucune trace d'engin ou de matériau. Après quelques kilomètres effectués sur un chemin de terre nous rentrons dans la première petite ville lituanienne, Lazdiai. Elle est très propre, les maisons sont magnifiquement peintes de couleurs vives, où le jaune moutarde et le vert dominent. Que cela est joli, et comme cela donne de la gaîté aux habitations. Première opération , retirer de l'argent local. Chacun des trois pays baltes a sa monnaie, donc il nous faudra jongler les jours à venir avec les taux de change. Contrairement à ce que nous lisons dans notre guide, les autres pays baltes n'acceptent généralement pas la monnaie du troisième. Par contre, il est souvent possible de payer en euros en particulier pour le logement, et même aussi au restaurant. On est cependant loin de l'Albanie où j'ai vu à Tirana dans un restaurant la note qui était exprimée en leks albanais, en euros et en dollars, il n'y avait que l'embarras du choix. Donc cette première petite agglomération nous fait le meilleur effet sur ce nouveau pays que nous abordons. Nous poursuivons en direction de Vilnius. Nous empruntons une route de toute beauté au goudron de belle qualité. La circulation y est très faible. Le vent dans le dos, notre vitesse se situe aux environs des trente à l'heure. Les côtes sont quasi inexistantes. Les kilomètres défilent à vive allure, le grand braquet en permanence enclenché, le plaisir est immense. On est vraiment dans une belle séance de ce que Jean appelle la vélothérapie. Le corps chauffé par l'effort et caressé par l'air du déplacement, la sensation est très agréable. Ce rythme nous le soutenons plusieurs heures.
Nous parvenons dans une grande ville et allons faire nos courses pour midi dans un centre commercial. Il est tout neuf et de belles dimensions. Le pays comme ceux que nous avons traversés et ceux que nous allons rejoindre est en plein développement. Ce qui est étonnant dans ce grand magasin, il n'y a pratiquement que des femmes et jeunes entre 15 et 40 ans. La gente féminine slave ne laisse pas insensible, attention de ne pas avoir de regards trop insistants. Les commissions faites, comme chaque midi rituellement nous cherchons le premier banc afin de déjeuner. Il nous faut aujourd'hui plusieurs kilomètres pour arriver à nos fins. Nous traversons les faubourgs de la ville et nous jetons notre dévolu sur un banc devant un arrêt de bus. Plusieurs chauffeurs en redémarrant nous gratifient d'un signe amical. Une babouchka s'approche et cherche à entamer la conversation, mais elle ne parle que le russe. Nous n'arrivons pas à nous comprendre. Comme il est dommage que nous passions à côté de cet échange. Lorsque nous lui disons «fransouski», elle pousse des petites exclamations d'étonnement. On sent dans son regard qu'elle regrette autant que nous cette impossibilité de communiquer.
Nous traversons la ville qui semble comme endormie, il est treize heures. En quittant Alytus, nous traversons un pont. Il s'agit d'un fleuve mythique que nous retrouverons plus loin, le Niemen. Notre but pour le moment est Vilnius. La capitale. Cette
dernière, est la seule des trois capitales des pays baltes, éloignée du bord de la mer Baltique. De ce fait nous allons faire un parcours assez long dans ce pays qui pourtant n'est pas très grand.
Le vent nous est toujours favorable et la vitesse toujours importante. Notre itinéraire suit une route départementale, qui chemine à travers champs en jachère et petites forêts de conifères. La luminosité, douce, donne des teintes pastel à la nature. Il en ressort une sérénité à évoluer dans ce paysage. De temps à autre un petit village aux maisons de bois multicolores, avec une multitude de pommiers chargés de gros fruits à la teinte en harmonie avec les murs peints. Cette première journée en Lituanie nous donne une sensation de bonheur comme j'en ressens rarement. Et les kilomètres défilent. Vers quinze heures nous avons dépassé les 130 kilomètres . Un petit magasin dans un village, nous y achetons des gâteaux. Ils ne sont pas aussi bons que les grosses pâtisseries allemandes , et la marchande n' a pas l'air de vouloir rigoler. Elle ne répond ni à notre bonjour ni à notre au revoir, pourtant nous avons été très polis. C'est sans doute cela le froid balte. Mais cela ne nous coupe pas l'appétit. Nous nous installons et dévorons nos friandises en nous désaltérant d'une énorme bouteille de banga local, bien pétillant et bien chimique; mais c'est très énergétique, en fournissant un apport immédiat de sucre; en effet notre journée est loin d'être finie. Notre point de chute est la petite et magnifique ville de Trakai. Encore une trentaine de kilomètres pour l'atteindre, et une fois sur place, ce n'est pas encore fini, le camping est à sept kilomètres. Vers les dix neuf heures nous l'atteignons bien contents de nous arrêter après cent soixante kilomètres. Ce sera notre plus longue étape. L'endroit est charmant et presque désert, quelques Allemands. Mais premier petit désagrément, le gérant essaie de nous rouler en ne nous rendant pas la monnaie. Devant mon insistance, il feint l'oubli et nous tend un billet.
Visite de la ville le lendemain matin. Elle est magnifique à plus d'un titre, toujours cette architecture de bois peints avec des couleurs vives, un lac immense et un superbe château sur une petite île. L'endroit dégage une telle quiétude que nous resterions bien quelques jours à ne rien faire, simplement errer nonchalamment dans les rues, sur les terrasses de cafés perchées sur l'eau et nous balader le long de la grève du lac.
Mais voilà nous courons après le temps, dans vingt jours c'est le retour et nous avons encore trois pays à traverser. Certes ils sont de petites dimensions, mais ils recèlent de multiples beautés qu'elles soient naturelles ou artificielles, je pense en particulier aux trois capitales que sont Vilnius, Riga et Tallinn.
Nous mettons donc le cap sur la première de ces capitales celle de la Lituanie. La distance à parcourir n'est pas très importante, quelques quarante kilomètres, mais essentiellement en zone urbaine ou péri-urbaine, rien de très agréable. Nous avons rendez-vous avec Paulus, membre de «Warm Shower», organisation d'entraide par le net entre rando-cyclistes. L'arrivée dans la périphérie est assez pénible et dangereuse.
Nous assistons à plusieurs accrochages entre véhicules, dont un camion qui a sérieusement bousculé une voiture. Donc cela nous incite à la plus grande prudence, souvent sur les trottoirs, mais parfois nous sommes dans l'obligation d'emprunter des tronçons de voie rapide, expérience très déplaisante. Moins on y traîne et mieux c'est, donc j'appuie sur les pédales comme un fou. Puis enfin nous parvenons dans le centre ville. Bien que le trafic reste conséquent, la vitesse est moindre et de ce fait l'impression d'insécurité diminue nettement. Des rues bien pavées sont agréables à la roue du vélo, rien à voir avec les pavés du nord de la Pologne. Il nous faut trouver où habite Paulus. Plusieurs personnes soit en allemand soit en anglais nous renseignent et nous voilà partis longer le fleuve en direction du nord . Une piste cyclable le long des quais nous permet d'avancer en toute sécurité tout en ayant un joli point de vue en découvrant cette ville. Après quelques péripéties nous arrivons devant un ensemble de blocs à l'aspect délabré. Nous avons des difficultés à nous repérer, dues à une anomalie d'indication du numéro de bloc. Enfin après quelques indications des voisins et avoir pris le temps de caresser un gros chat au pelage et aux yeux superbes, nous voyons Paulus arriver avec sa copine. Nous rejoignons son petit appartement. Il veut nous céder sa chambre, nous refusons et nous nous mettons tous les deux dans un petit bureau. Le premier contact est sympathique, et nous allons passer deux nuits chez lui. Je crois que lui comme nous nous en avons tiré une riche expérience. Heureusement il a une très bonne maîtrise de l'anglais ce qui nous permet de nous lancer dans des discussions de bon niveau, histoire de la Lituanie, relations Russie Lituanie, géopolitique internationale actuelle avec le basculement d'une partie des pays de l'est et d'une petite partie de l'URSS dans l'Union Européenne, comparaison Pacte de Varsovie OTAN, technologie et gestion des guerres modernes, adaptation de la société lituanienne au changement de régime...
Nous passons une soirée charmante à visiter la vieille ville et nous les invitons dans un restaurant de leur choix, fréquenté par la jeunesse de la capitale. Le lendemain Paulus nous fait faire une visite marathon de la ville commencée tôt le matin et terminée à la nuit tombée. Entre autres nous visitons le musée du KGB, très impressionnant, et dire qu'il n'y a pas très longtemps ces locaux étaient toujours activés dans le cadre de la lutte contre les indépendantistes. Nous garderons de cette journée et demie passée dans la capitale lituanienne un excellent souvenir, et cela grâce à notre guide bénévole. C'était la première fois qu'il hébergeait des personnes dans le cadre de «Warm Shower», et manifestement il n'a pas fait les choses à moitié. Jamais, si nous avions été seuls avec tous les guides du monde nous n'aurions eu en si peu de temps une vue aussi complète de la ville. Un grand merci à Paulus.
Le jour du départ arrive, il pleut fort, le quartier avec ses vieilles façades de blocs communistes est lugubre, mais l'accueil a été si formidable que le moral reste au beau fixe. Pour la première fois nous avons l'intention de prendre le train pour Kaunas, ville située à une centaine de kilomètres à l'ouest de Vilnius. Nous prenons un dernier petit déjeuner dans la minuscule cuisine de Paulus. Il nous confectionne des crêpes aux allures de gros mattefins que nous couvrons copieusement de sucre. Avec un petit pincement au cœur nous disons au revoir. Immédiatement la réalité du moment nousrattrape, les sept kilomètres pour se rendre à la gare sont effectués sous de véritables trombes, à tel point qu'en finale nous roulons dans de grosses flaques. Les billets sont vite pris, nous les trouvons assez chers pour le pays, pas loin de ce qu'on paie avec la SNCF. Il faut reconnaître que le train est des plus modernes, un peu dans le style des nouveaux TER panoramiques. Pour les vélos pas de problèmes, on les monte tels quels et ce sera le cas aussi en Lettonie. Là, par contre, les trains seront beaucoup moins modernes. D'ailleurs les Baltes privilégient le car au train. Le contrôleur tout fier de son train discute un long moment avec nous. Lorsque nous lui disons que nous sommes français, il s'exclamera sur la beauté et la vitesse du TGV.
Le train après un parcours, court dans l'absolu, mais relativement long pour la distance parcourue nous dépose à la gare de Kaunas. Elle se situe en périphérie de la ville, mais nous ne savons pas de quel côté. Une dame parlant un français remarquable, après nous avoir entretenus un long moment, sa conversation étant très intéressante, nous induit totalement en erreur. Peut-être nous sommes-nous mal exprimés sur nos intentions. Cela se termine à la boussole. La Mer Baltique se trouve à l'ouest, donc cap au 270. Nous ne traverserons jamais le centre ville, mais serons entraînés le long de grandes rocades. De toute évidence Kaunas est une grande ville, la seconde de Lituanie. Les faubourgs sont interminables, la circulation désagréable ralentissant l'écoulement du temps. Après une dizaine de kilomètres, nous arrivons sur un immense pont, sous lequel coule le fleuve au nom mythique le Niemen. Rejoindre la berge n'est pas aisé. Il nous faut faire demi-tour descendre de grands escaliers et enfin nous voilà à pédaler le long de ce fleuve qui a laissé son nom dans l'histoire.
La première chose à laquelle je pense c'est le Normandie-Niemen, fameux escadron de chasse envoyé par de Gaulle combattre sur le front de l'est aux côtés des Russes et qui inscrivit de très belles pages de gloire de l'aviation française.
Il est aux environs de midi, nous avons plus envie de flâner le long du fleuve que de rouler. À petit rythme, nous suivons un semblant de piste cyclable en contemplant le fleuve. Il n'est pas très rapide, de nombreux pêcheurs attrapent des poissons blancs à la canne à bouchon. Nous nous arrêtons pour déjeuner sur un banc. Ensuite nous nous enfonçons dans de petits chemins boueux qui se perdent au milieu du fleuve. Après d'innombrables détours dans des zones de marais et de broussailles nous sommes acculés à une impasse. Nous nous trouvons sur une pointe de sable, le Niemen à gauche et un immense marais que nous avons longé sans nous en rendre compte à notre droite. Les petites sentes boueuses et très glissantes nous les parcourons en sens inverse. Vers les quinze heures trente, nous retrouvons le bitume et nous n'avons fait que 35 kilomètres en tenant compte des 7 kilomètres de la traversée de Vilnius. Cela me donne un petit coup au moral. Un café sur le bord du fleuve, nous y dégustons un café, avec le temps perdu nous ne sommes plus à une demi-heure près. La serveuse est le type même de la beauté slave totalement envoûtante, trente cinq ans, l'allure svelte, la chevelure abondante, des traits de visage austères comme ciselés par un sculpteur au burin précis. Il nous est difficile de ne pas la regarder.
Il nous faut bien repartir. La route est très passante. Les premiers coups de pédale sont pénibles, puis le rythme est pris. Une vingtaine de kilomètres plus loin, le gros du trafic quitte le Niemen. Nous nous retrouvons sur une route magnifique presque déserte avec le fleuve en toile de fond. Le plaisir arrive et en se relayant nous pédalons à vive allure. Il est tout à fait étonnant, je dirais même étrange de constater que l'on passe sans transition d'une envie modérée de pédaler pour ne pas dire moins, à un véritable enthousiasme. Les conditions extérieures y sont pour beaucoup. Cette route excellente longeant le fleuve dans une campagne vallonnée et le beau temps de retour dans cet après-midi finissant sont les éléments qui se conjuguent et nous plongent dans cet état de grâce générateur de bonheur. Nous roulons à vive allure, comme lancés à la poursuite l'un de l'autre. L'envie d'appuyer sur les pédales jusqu'à la nuit tombée me motive. Vers les dix neuf heures trente un panneau de camping, que Jean a vu, nous stoppe dans notre élan. Un peu à regret je m'arrête. Après un départ pour le moins lent et commencé sous des trombes, la fin de l'après-midi se sera déroulée à vive allure et le compteur affiche plus de cent kilomètres pour aujourd'hui.
Le camping est désert. Vaste champ où nous sommes seuls. Il est tout neuf. Le propriétaire est en train de finir d'aménager les sanitaires. Sa fille part dans le bois d'à côté et revient avec un seau de champignons. Il s'exprime assez bien en anglais et vient nous parler de son métier. Il est apiculteur. On lui achètera un pot de miel excellent. La soirée est paisible le long de la vallée du Niemen. Dans quelques années il n'est pas impossible que ce type de parcours devienne beaucoup plus touristique. En particulier une piste cyclable est en construction. Une fois finie, il est fort probable que les amateurs de descente de fleuve à vélo soient nombreux à y venir. L'automne commence à se faire sentir, surtout à ces latitudes, la chaleur des six premières semaines est passée. Le soir nous nous habillons, bien que l'on ne puisse pas encore parler de froid. Une de nos grosses craintes concernant ce voyage résidait dans la foule de moustiques aux piqûres desquels nous pensions être soumis durant de longues périodes. Eh bien nous n'en avons pratiquement pas rencontré. En Masurie on nous avait tout particulièrement mis en garde. Maintenant que nous sommes à des latitudes nord, il semblerait que la saison ne soit plus très propice à ces intrus. Je me souviens avec une certaine terreur d'avoir été soumis en Écosse aux terribles midjes, petits insectes de la grosseur d'un grain de poivre, attaquant par milliers. Heureusement nous n'en avons pas vu un seul.
Il nous faut trois jours pour atteindre le delta du Niemen, car nous allons être immobilisés par le mauvais temps trente six heures dans la petite ville de Pagegia. Les Lituaniens semblent ignorer la pluie, ils se déplacent sous des trombes sans parapluie comme s'il faisait beau. J'ai vu un homme et une femme sous un déluge, chacun avec un gros seau de pommes de terre ne se souciant absolument pas de ce qui leur tombait dessus. Les patates ont dû être bien lavées!!!
Bien logés chez l'habitant nous avons tout loisir de profiter de cet arrêt imposé. J'en profite pour lire un livre en allemand trouvé dans un petit salon. Et je suis tout content de n'éprouver aucune difficulté. Il faut dire que durant deux mois utiliser des langues étrangères, anglais et allemand en ce qui nous concerne, renforce la capacité
d'expression et remémore des tas d'expressions apprises mais enfouies quelque part dans le cerveau.
Les derniers kilomètres avant le delta sont parcourus sur un tronçon de route en terre, pour le moins pas très carrossable. Avec 20 kilogrammes de bagages la conduite n'est pas confortable. Le lieu n'est plus beaucoup fréquenté à cette époque. Le site est immense. C'est un paradis pour les pêcheurs. Le fleuve se déverse dans cet immense estuaire, plutôt un gigantesque lac, coupé de la mer par un très long ruban de sable, dont la moitié sud se trouve en Russie dans l'enclave de Kaliningrad. Les dimensions sont impressionnantes, à peu près cinquante kilomètres de long et une vingtaine de large. C'est aussi un paradis ornithologique. Des quantités d'oiseaux volent en tous sens. Nous voyons des cigognes, qui ne semblent pas farouches du tout. Sur les fils électriques les premiers regroupements d'hirondelles se forment en prévision des migrations hivernales. Elles s'échelonnent en petits points noirs sur plusieurs niveaux, telles des notes sur des portées. En effet l'hiver la glace emprisonne cette immense étendue d'eau et les températures descendent bien en-dessous de zéro.
Nous passons la nuit dans un endroit charmant, Vente, nom évocateur des tempêtes qui doivent sévir dans les parages. Le bungalow de bois que nous occupons est très agréable et permet une belle vue sur l'ampleur de l'espace lacustre. Devant nous un petit port assailli de dizaines de mouettes et de quelques groupes de canards qui glissent tels des skieurs nautiques sur l'eau. Dans les branches au-dessus de nous des quantités d'oiseaux se déplacent en bande. On a l'impression qu'une agitation s'empare de tous ces volatiles, qui se préparent à prendre leurs quartiers d'hiver plus au sud.
Ce delta du Niemen dégage une impression de qiuétude. Des petits villages s'allongent le long des berges de canaux. Des multitudes de bateaux sont amarrés le long de berges à peine aménagées. L'état de beaucoup d'entre eux laissent à désirer, comme s'ils n'étaient pas vraiment entretenus. De nombreux ronds dans l'eau attestent la présence de poissons. Ce sont, assurément, des lieux dans lesquels j'aimerais m'arrêter plusieurs jours, prendre le temps de pêcher et de rêver face à l'étendue liquide.
Mais nous sommes câblés pour avancer et bouger. Comme si le mouvement et l'effort nous donnaient l'illusion de vivre. Donc nous remontons la côte de la Mer Baltique vers le nord, par de petites routes et chemins qui sont indiqués comme pistes cyclables. Le pays est en évolution rapide, ce qui fait que des modifications d'itinéraire récentes ne sont pas prises en compte sur le guide que le propriétaire apiculteur du camping nous a gentiment donné quelques jours auparavant. Ces topos sont faits exactement sur le modèle de ceux du bord du Danube. Cela s'explique facilement, car un Allemand que nous avons rencontré à Vilnius, travaille à la description des voies cyclables des pays baltes. Il s'inspire tout simplement de ce qui existe dans son pays. Pour le moment, ce n'est qu'un balbutiement, mais les choses avancent à grands pas ou plutôt à grandes roues.
Parfois la piste est sablonneuse et cela nécessite des efforts pour extraire les roues qui
ont une fâcheuse tendance à s'enfoncer profondément dans un sable fin. Jean lève une importante compagnie de bartavelles. Ces beaux oiseaux décollent des herbes et vont se poser un peu plus loin. J'essaie de les retrouver afin de les photographier, mais malgré une fouille minutieuse je n'y arrive pas.
Après quelques hésitations sur l'itinéraire à suivre, nous pénétrons dans la ville de Klaipéda, grande station balnéaire. La cité est immense, il nous faudra plus de 10 kilomètres pour la traverser. Nous nous arrêtons sur une pelouse au pied d'une haute barre d'immeuble et nous déjeunons. La circulation des vélos est bien organisée, une large piste cyclable sur laquelle piétons et vélos se déplacent, nécessite de l'attention, cependant permet de ne pas être soumis au danger du trafic automobile assez dense.
Nous cédons au rite du café, dans un bistrot sur une petite place en centre ville. Oh surprise! Le propriétaire est suisse.
Notre but de la journée est la station estivale de Palanga, réputée pour ses plages de sable fin et son musée de l'ambre. Arrivant trop tard, nous ne pouvons le visiter le jour même, ce que nous ferons le lendemain. Nous sommes abordés devant le syndicat d'initiative par une jeune femme qui loue une chambre. Nous la suivons et pour un prix dérisoire de l'ordre de 15 euros à deux nous obtenons un hébergement avec toutes les commodités en pleine ville.
La visite du musée de l'ambre est particulièrement intéressante. Une multitude de pièces sont exposées, avec des incrustations d'insectes de toutes sortes. Des systèmes de loupe permettent de visualiser dans des conditions excellentes l'ensemble des pierres exposées.
L'ambiance dans cette petite station balnéaire sans grande caractéristique est agréable. Au mois de septembre il n'y a plus grand monde. Le soir la promenade est quasiment déserte. J'en profite pour accomplir une longue promenade à pied, en nocturne le long de la grève, les pieds presque dans l'eau. La mer est calme, de petites vagues entretiennent un léger bruit de fond.
Le lendemain avant de mettre le cap vers l'intérieur du pays, nous effectuons à nouveau une promenade le long de la mer, mais cette fois à vélo. Rouler sur la partie humide du sable léché par les vagues procure un grand plaisir. Le sable mouillé devient suffisamment dur pour résister à la pression des roues, il faut faire attention de ne pas se laisser surprendre et rouler dans l'eau, car le sel pour la mécanique ce n'est pas l'idéal, le sable n'étant pas conseillé non plus. Ce qui m'a frappé dans cette petite ville de villégiature, c'est qu'en bord de mer, il y a de nombreux sièges disposés comme dans une salle de cinéma de part et d'autre de la chaussée perpendiculaire au rivage. Là de nombreuses personnes viennent s'assoir à toute heure de la journée et fixent la mer, dans une parfaite immobilité.
Nous mettons le cap plein est dans les terres et nous rendons à Paliedai, magnifique village en bordure d'un immense lac, noyé dans une forêt gigantesque. Nous allons y demeurer deux jours. Les conditions de logement sont très agréables chez des particuliers, le tout pour 9 euros la nuit chacun. Le site est magnifique, on pourrait se croire quelque part au fond de la Finlande. L'endroit est tellement isolé, que les
Russes y avaient installé un site de fusées nucléaires pointées vers l'Occident. Les Lituaniens ne
l'ont découvert qu'en 1992, bien que les Russes l'aient désactivé en 1978, après qu'il ait été découvert par un satellite espion américain. Nous partons le visiter. En pleine forêt, nous prenons nos billets et sommes les seuls touristes qu'une charmante lituanienne emmène dans un dédale de sous-terrains. Nous explorons différentes pièces dont le PC de conduite de tir et un silo de stationnement de l'un des quatre missiles balistiques qui étaient mis en œuvre au fond de cette forêt. Lorsque nous ressortons un groupe de touristes allemands commence la visite. Nous reprenons nos vélos et nous enfonçons dans la forêt en contournant le très grand lac qui fait la réputation du lieu. Nous n'y croisons pratiquement personne. Les cèpes et les girolles y pullulent, ce qui nous permet de faire une magnifique récolte. Cette journée en forêt entre la visite de cette infrastructure de mise en œuvre de fusées et cette superbe cueillette de champignons me laissera l'un de mes plus beaux souvenirs de ces deux mois d'errance. Le soir nous offrons une bonne partie de notre butin à nos hôtes. Les cèpes nous les cuisons en fines lamelles à même la poêle à frire et les girolles nous les utilisons dans une magnifique et grosse omelette, que nous dégustons installés confortablement dans un jardin charmant entretenu au cordeau. Je me promets de revenir dans ces contrées pour y séjourner plus longtemps, me consacrant à la pêche à la cueillette des champignons et la balade en forêt.
Mais hélas, nous sommes déjà le 11 septembre et nous voulons aller encore en Lettonie et Estonie, alors que notre avion décolle le 21 de ce mois, de Riga. Donc nous reprenons la route. Ce matin aube pas très engageante,la pluie nous accueille au réveil de cinq à sept heures, puis le temps sans réellement se dégager nous permet de partir sur une route presque sèche. Sous cette atmosphère menaçante les grandes forêts ont perdu leur aspect riant et l'austérité règne, heureusement il ne fait pas froid, bien que nous soyons loin des températures du mois d'août en Allemagne. De plus nous avons un vent contraire , mais ne nous plaignons pas car jusqu'à présent il nous a souvent été favorable. Dernière ville frontière Ezere, nous faisons une dernière halte en Lituanie et vers les midi nous franchissons la frontière.
Lettonie Estonie du 11 au 21 septembre 300km
Durant cette dernière partie de notre voyage, nous allons utiliser assez souvent le bus et le train, le vélo assez peu. En effet au cours de ces dix derniers jours nous ne parcourrons que trois cents kilomètres à deux roues.
Nous pénétrons donc en début d'après-midi en Lettonie. Les traditionnelles photos sont prises. Elles représentent nos vélos appuyés sur les petites bornes matérialisant la limite de chacun des pays. Notre destination est la ville de Saldus qui se situe à une quarantaine de kilomètres de la frontière.
Un peu avant d'entrer en ville nous sommes intrigués par un cimetière militaire, le premier que nous voyons. Il s'agit d'une nécropole allemande, qui a été érigée récemment entre 1996 et 1999. Ces travaux ont été rendus possibles lorsque la Lettonie a recouvré son indépendance au début des années 1990. En 1944, de très importants combats ont opposé dans le Courlande trente deux divisions allemandes à des forces russes colossales. Les Soviétiques ont essayé d'enfoncer les lignes allemandes au cours de six attaques majeures, qui occasionnèrent 400 000 tués dans leurs rangs et 50 000 chez les Allemands. Actuellement les restes de 22 000 soldats des armées de l'Axe reposent en ce lieu. À terme, il est prévu d'en regrouper trente mille. Ces cimetières militaires allemands sont toujours d'une grande austérité, les croix, contrairement à ce que font la plupart des nations, sont faites de pierre de couleur sombre, presque noire.
L'arrivée dans la ville se fait par une piste cyclable, et rapidement nous nous retrouvons au centre. Au syndicat d'initiative, une jeune femme très compétente nous fournit une foule de renseignements qui vont nous être très utiles par la suite. Nous nous installons dans un hôtel qui de toute évidence date du temps de l'Union Soviétique. Bien qu'il soit immense nous avons bien le sentiment d'être les seuls clients. Cependant les chambres sont confortables pour la somme de douze euros chacun. Nous partons faire un repérage de la gare, car demain tôt nous comptons prendre le train jusqu'à Riga, et de là partir le plus rapidement possible en bus vers Parnu, en Estonie. Ce travail effectué, nous nous dirigeons vers une grande surface pour quelques emplettes. Les magasins sont nombreux dans ces pays, il n'y a pas de dépaysement. La différence provient seulement du fait que les caddies sont beaucoup moins pleins que dans les pays occidentaux.
Réveil de très bonne heure, notre train partant à 6h30. Au moment de sortir la porte d'entrée est verrouillée et nous ne voyons personne. Je pense tout d'abord que nous sommes seuls enfermés à l'intérieur, et essaye de sortir par une fenêtre. Mais avec les bagages et les vélos cela s'avère très compliqué voire impossible. En désespoir de cause on arpente tout l'hôtel en appelant. Je commence à me dire, que notre train nous allons le louper. Alors miracle, une femme encore toute endormie descend l'escalier et vient nous délivrer. La gare est rejointe dans les temps. La montée dans le wagon avec armes et bagages est sportive, mais à deux cela se passe très rapidement. Seul, cela aurait sans doute été plus délicat.
En deux heures nous sommes à Riga. Nous n'avons pas l'intention d'y rester. Notre désir est de trouver un car pour rejoindre au plus vite l'Estonie. Nous gagnons rapidement la gare routière qui n'est pas très éloignée et nous mettons à la recherche du moyen de transport désiré. La chance nous sourit, un autocar d'Eurolines pour Tallinn part sous peu. Le chauffeur nous demande de démonter nos vélos et de les bâcher. Il nous presse, de peur de prendre du retard. Mais non, tout se passe au mieux et il démarre à l'heure prévue. Trois heures plus tard nous atteignons la jolie ville de Parnu, dans laquelle nous allons passer deux nuits. Le chauffeur très gentiment nous indique le camping, d'ailleurs qui se trouve à proximité de l'arrêt. Nous y louons une chambre, car les nuits commencent à être longues et la température descend,
ce qui n'est pas très confortable pour manger dehors.
Le lendemain à nouveau par bus nous rejoignons Tallinn, qui est distante de 120 kilomètres. Puis-je vraiment parler d'une cité, où nous ne nous sommes promenés que quelques heures dans la vieille ville? Je donnerai les quelques impressions ressenties au cours de ce bref séjour. Le bus nous a laissé dans un quartier récent, à une vingtaine de minutes à pied du cœur ancien de la capitale estonienne. Nous sommes arrivés en pleine course populaire. Des centaines de concurrents rivalisaient de vitesse à travers les rues.
Le cœur historique de cette cité n'est pas très grand. L'absence de véhicule laisse tout loisir de flâner le long de ses ruelles et sur ses places. Les styles s'y mélangent au gré du passé très riche de la région. Les influences multiples en ont fait un bijou sculpté aux multiples facettes. La déclivité rajoute au charme du lieu . En effet la ville originelle se serre autour d'un petit promontoire fortifié, dont il reste de belles traces. Le cachet d'une ville est toujours rehaussé par la présence d'une colline. Pour le Lyonnais que je suis, cela est très important. Une ville doit nécessairement comporter à mon sens au moins une rivière et un tertre. Lyon s'est bâtie à la confluence de deux cours d'eau et sur deux collines, celle qui prie et celle qui travaille. Cette situation géographique exceptionnelle fait de la capitale des Gaules la plus merveilleuse ville que je connaisse. Mais je m'égare je parlais de Tallinn. Du haut de son promontoire, on peut contempler la vieille ville juste en dessous, et plus loin la récente qui s'étale jusqu'à la mer. Ces quelques heures de promenade sont un vrai régal dans une atmosphère paisible, bien que nous soyons des hordes de touristes. La cathédrale qui s'élance d'un jet d'une petite place offre une perspective époustouflante. Nous allons sentir l'âme de la cité en allant nous installer à la terrasse d'un restaurant sur la place centrale. Moment agréable, mais quelques centaines de mètres plus loin, dans un décor certes moins esthétique nous aurions mangé presque la même chose pour quatre ou six fois moins cher. Mais l'ambiance se paie et il est vrai que cette architecture baroque et ces églises magnifiques il faut essayer de s'en imprégner durant le court moment que nous consacrons à l'endroit.
Retour à Parnu, promenade le long de ses plages au sable un peu noir. Je ne sais pas si je suis difficile ou trop critique, mais l'esthétique d'une plage, je ne peux m'empêcher de la mesurer à l'échelle de la Gironde et de ses immensités de sable clair, face à un océan qui envoie ses vagues en toute liberté depuis les côtes américaines. Mais attention, je suis bien conscient qu'il n'est pas question de juger un lieu parce que l'on y a passé quelques heures, voire moins. Je peux juste dire que ce jour au bord de cette plage je n'ai pas ressenti ce que je ressens parfois du côté de Lacanau ou Mimizan. Mais essayons de ne pas comparer.
Oh surprise! En arrivant à notre camping, le champ qui était complètement désert est absolument rempli de camping-cars. Il s'agit d'un groupe d'Allemands, en vadrouille à travers l'Europe, qui fait étape pour la nuit. La moyenne d'âge est pas loin des
soixante dix ans, ça ne les empêche pas d'attaquer vaillamment la route avec leurs escargots blancs.
Le lendemain nous amorçons notre dernier fragment d' itinéraire qui inexorablement nous conduira dans quelques jours à l'aéroport de Riga. Le voyage sans contrainte financière au gré de ses envies et agrémenté d'un bel effort physique enlève toute envie de rentrer. Mais les êtres chers qui souffrent en vous attendant, vous rappellent que vous avez un chez vous. Dilemme insoluble, partir ou ne pas partir. Paradoxe de la vie, se savoir entouré vous donne assurance et confiance. Et cette confiance en soi vous donne le courage d'affronter une vie un peu plus hypothétique et d'abandonner temporairement ceux qui vous ont donné ce courage. Mais la vie est ainsi faite!
Le temps n'est pas très clément, il bruine doucement. Nous enfourchons nos vélos et l'étape commence par une route nationale très passante. Les Allemands du camping nous doublent en plusieurs vagues et nous adressent des signes amicaux. Puis nous prenons des routes de plus en plus petites pour finir par des chemins de terre. Dans un village, nous faisons quelques courses. Sensation étrange, nous sentons bien que ces gens n'ont pas notre histoire. Je reste cependant admiratif quant à leur capacité d'adaptation. J'imagine ce que devait être leur vie il y a vingt ans en Union Soviétique, alors que maintenant ils ont rejoint la grande famille de l'Union Européenne.
Le chemin devient très difficile car un engin, genre gros scraper, vient de le retourner et la terre est meuble. Nos roues enfoncent profondément, ce qui demande des efforts importants pour contrer la résistance due au frottement. Comme lorsque nous étions sur les pavés au nord de la Pologne nous essayons de viser le bord du chemin à la limite de l'herbe, afin de retrouver un peu d'appui. Cette piste, ainsi labourée, nous fait peiner sur une trentaine de kilomètres. Une voiture passe en sens inverse, et nous profitons de ses empreintes sur le sol, pour rouler sur un terrain plus consistant. Dans ces pays on passe, encore pour combien de temps, de la civilisation au bout du monde en un rien de temps. Arrive le point de délimitation entre l'Estonie et la Lettonie. Ce sera notre dernier passage de frontière. Une petite maison de bois abandonnée, entourée de pommiers dont les fruits tombent au gré de leur mûrissement est la seule trace de civilisation.
Peu de kilomètres après, nous arrivons dans un village tout droit sorti du communisme avec ses restes de kolkhozes bien géométriques, laissés à l'abandon. Et au beau milieu de cette agglomération un improbable hôtel, au confort appréciable et au prix minime. La tenancière ne parle pas un traître mot, ni de français ni d'anglais ni d'allemand . Nous communiquons par gestes et choisissons nos plats au hasard sur la carte. Je trouve cela très amusant de ne pas savoir ce que nous allons manger et de le découvrir lorsque les assiettes arrivent sur la table.
Dans ce village, qui se nomme Mazalaca perdu au milieu de nulle part, à la frontière de la Lettonie et de l'Estonie nous avons vraiment l'impression d'être très loin. C'est peut-être l'endroit où je me suis senti le plus distant au cours de ces deux mois.
Encore quelques tours et détours nous conduisent, deux jours durant, à la découverte de la Lettonie profonde. Sur les marchés on trouve des quantités de girolles magnifiques à des prix dérisoires. Au hasard d'une route, un château nous interpelle. Sur son seuil, un vieux monsieur parlant allemand, nous raconte la suite ininterrompue de guerres que le lieu a vécue depuis deux siècles. Nous demandons, si la visite en est possible. Il nous conduit à travers quelques pièces. Nous réalisons qu'il s'agit d'une maison de retraite. De toute évidence, le pays, bien qu'il ait rejoint l'Union Européenne, par le spectacle qu'il nous offre dans cette grande bâtisse, nous laisse penser qu'il y a encore beaucoup à faire dans certains domaines. Encore quelques dizaines de kilomètres à travers de belles forêts, au fond desquelles se cachent des lacs tranquilles et nous mettons un terme à notre déplacement à vélo.
En effet, nous rejoignons Riga en train. Dans cette magnifique ville nous séjournons trois jours, étant logés au centre de la ville historique. Parmi les trois capitales baltes, toutes très belles et originales, c'est cette dernière qui m'a le plus plu. Son immense marché à proximité de la gare est un lieu où nous irons flâner à plusieurs reprises, parmi les innombrables accumulations de fruits et légumes et champignons, de poissons séchés et autres marchandises. Le quartier art nouveau, où la plupart des ambassades sont implantées, nous nous y promenons longuement en admirant une multitude de belles façades aux couleurs vives. La «Petite Russie», quartier délabré, respirant la pauvreté, comme oublié par la rénovation qui bat son plein dans le pays, donne une touche étrange. Et puis la vieille ville, et tout particulièrement sa place centrale, dominée par la maison des Têtes Noires, avec en arrière-plan l'époustouflante église Saint-Pierre, je ne me lasserai pas d'aller m'y promener de jour comme de nuit. Et bien entendu, les drames de l'envahissement, aussi bien russe qu'allemande sont remarquablement abordés dans le très pédagogique musée de l'occupation. Pour vraiment en profiter, il est nécessaire de le visiter en plusieurs fois tellement l'information délivrée est dense. Les commentaires très complets sont accompagnés de photos d'époque faisant bien prendre conscience des méthodes employées par les régimes totalitaires pour briser et essayer de faire disparaître tout esprit national.
Au moment de notre départ, alors que nous retardions désespérément le moment de rouler vers l'aéroport, nous flânions à travers la ville. Au cours d'un dernier arrêt sur cette place des Têtes Noires, cœur et symbole de Riga, nous fûmes envoûtés par un trompettiste, dont la mélodie grave roulait le long des façades. C'est la dernière image qu'il me reste de ces deux mois d'errance, et peut-être la plus forte, du fait de la conjoncture de la féerie du lieu et de la profondeur de cette musique, sur sentiment de vague à l'âme du fait d'une fin imminente de vagabondage.
10:26 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vélo, danube, allemagne, autriche, voyage
12/06/2009
Premier voyage à vélo, tour de Corse et de Sardaigne
Corse Sardaigne à vélo
Un mois à vélo à travers ces deux îles, projet très tentant que j'ai tout de suite accepté. Il faut dire qu'avec Jean on est sûr que ça va «rouler», en effet il a une très bonne expérience des grands voyages à vélo, tour de l'Adriatique, tour de Turquie etc... Le plan est simple: en partant de Bastia remonter le Cap Corse puis descendre la Corse par sa côte ouest, prendre le bateau à Bonifacio pour Santa Teresa, puis longer la côte ouest de la Sardaigne jusqu'à Oristano, mettre le cap sur le centre de l'île, grimper le point culminant au passage, rejoindre la côte est et la remonter jusqu'à Santa Teresa, rejoindre à nouveau Bonifacio, d'où direction Porto Vecchio et de là attaquer directement à travers les montagnes jusqu'à Bastia par Zonza, Ghisoni et la Castagniccia en escaladant une multitude de cols. Le tout devant durer à peu près mois. Les deux parties du trajet en Corse seront effectuées à deux et le parcours en Sardaigne à quatre. Les deux autres protagonistes arriveront et partiront de Porto Torres. La longueur des étapes, en fonction des conditions météorologiques, des dénivelés et autres facteurs variera de 50 à 110 kilomètres. L' hébergement sera principalement effectué en camping. Autant les côtes sont assez bien pourvues en terrains de camping, autant le centre des îles n'en possède pas beaucoup, surtout aux mois d'avril et mai beaucoup ne sont pas encore ouverts. En effet le départ de Bastia est fixé le 26 avril et l'arrivée à cette même ville est prévu aux environs de la dernière semaine de mai.
C'est mon premier voyage à vélo. Pour le matériel, celui que j'emporte pour de grandes randonnées à pied devrait suffire. Pourtant, malgré ce principe de base simple, au lieu des 10 kilogrammes habituels, je me retrouve avec plus du double. Deux sacoches arrières sur lesquelles je pose mon sac north face, une petite sacoche de guidon et tout tient sans problème, mais l'ensemble dépasse largement les 20 kilos. Mon vélo un trek cadre alu, sur lequel le vendeur de cycles m'a mis un très bon matériel en particulier des roues particulièrement solides aux pneus de petite section mais renforcés kévelar, avec des roulements performants. Dans les descentes mes camarades pédalant je me contenterai souvent de me laisser aller en roue libre. Je précise que ce vendeur de cycles sur les quais de la Saône à Lyon j'y suis allé grâce à une question posée sur Voyage Forum.
Rendez-vous fixé avec Jean le 24 avril chez ma cousine à Nice. Le lendemain nous rejoignons le bateau qui part à 14heures30. Pour la première fois de ma vie je pilote un vélo avec sacoches. Au cours des premiers kilomètres pour se rendre au port en pleine ville, je donne sans doute l'impression d'être un peu éméché, en effet la maîtrise de l'engin avec quelques 25 kilogrammes sur le porte-bagages n'est pas innée. Sans incident cependant nous atteignons le point d'embarquement. Heureusement que nous voyageons avec Corsica Ferries car la compagnie française concurrente est en grève. La traversée s'effectue sans encombre par beau temps, mais un peu couvert en arrivant, prémices de mauvais temps pour les jours à venir. Débarquement de nuit, je ne trouve pas ma frontale et je n'ai pas d'éclairage, mes roues sont sous-gonflées, toutes les erreurs basiques du néophyte! Les 6 premiers kilomètres en direction du Cap Corse sont un calvaire, je ne vois pas les trous et aspérités sur la chaussée, de plus ma jante cogne en écrasant la chambre à air. Heureusement le supplice ne dure pas, car un camping nous accueille exactement à 5,5 kilomètres de notre point d'arrivée. Pas grand monde, nous passons une bonne nuit après avoir avalé notre ration de pâtes. Première nuit d'une longue série au cours desquelles les oiseaux nocturnes puis les diurnes au lever du jour nous régaleront de leurs chants aux multiples modulations. Pas un éveil au cours de ce mois sans ces concerts quotidiens, certains même pour ne pas se réveiller dès cinq heures mettront des boules quiès!
26 avril
Un jour blafard se lève, bien en accord avec les prévisions météo des plus pessimistes. Nous avons le temps de plier nos affaires avant la pluie, mais tout juste. En effet dès que mon vélo est prêt je cours me mettre à l'abri en le poussant. Après quelques mètres la roue arrière est bloquée. Que se passe-t-il? Aïe! Un tendeur accroché dans les rayons, le crochet aux trois quarts arraché, le tout enroulé plusieurs fois autour des pignons. Le métier de cyclotouriste rentre par ce genre de petites erreurs. Un tendeur qui pend ça ne pardonne pas.
L'étape prévue est conséquente, en effet nous espérons rejoindre Saint-Florent en passant par le Cap Corse, une bonne centaine de kilomètres. La température est fraîche, idéale pour le vélo. La végétation est luxuriante, signe qu'il a beaucoup plu cette année. Le bord des routes aussi bien en Corse qu'en Sardaigne sera un enchantement permanent du fait des myriades de fleurs qui tel un tapis merveilleux nous accompagneront au cours des 1900 kilomètres de notre périple. La route domine la mer, ce qui permet un joli spectacle sur les flots gris couleur de plomb, ponctués de temps à autre de touches vert pâle trahissant la présence de bancs de sable. Les premières gouttes ne tardent pas à faire leur apparition, mais notre moral n'est pas entamé. Les sacoches et mon sac sont étanches, tout du moins c'est ce que je crois, et je n'ai pas pris la précaution de répartir mes affaires dans des sacs plastiques. Eh oui! Il faut que le métier rentre. Nous passons une magnifique crique au sable noir, dominée d'un joli village aux couleurs vives, qui rehaussent la grisaille de ce premier matin d'un mois d'errance. La pluie se renforce. On s'arrête dans un bistrot , boire un café et faire le point. Deux couples de Canadiens aux vélos bien équipés passent et ne semblent pas perturbés par le temps, à entendre leurs éclats de rire. On ne va peut-être pas pousser jusqu'au Cap Corse dans ces conditions. Nous coupons par le col de Santa Lucia, à peu près aux deux tiers de la distance du cap. Première montée, 380 mètres de dénivelé. Malgré les 25 kilogrammes de bagages ça se passe bien, petit plateau grand pignon, tranquillement à 8 à l'heure le terrain défile. Mais je n'ai pas vraiment le loisir de contempler le paysage, j'ai comme on dit la tête dans le guidon. Le col atteint, une belle descente nous attend, mais la pluie guette aussi, et le froid se fait tout de suite sentir avec la vitesse. Une fois sur la côte ouest, le spectacle est magnifique. La pluie, les nuages accrochés, les rochers frangés d'écume et la mer sombre donnent une touche d'austérité au paysage. A midi complètement trempés nous effectuons une halte dans un restaurant suspendu au-dessus de la mer, qui possède une salle voûtée de belle facture. Un bon steak nous réchauffe. Retour sous la pluie qui diminue et s'arrête lors de notre arrivée à Saint-Florent. Cette première étape de 85 kilomètres n'a occasionné aucune fatigue. Mon vélo me semble très bien , souvent j'ai plus l'impression de glisser que de rouler tellement le mouvement est souple. Installation dans un camping à l'entrée de la ville, à cette époque les clients ne se bousculent pas encore . Notre arrivée est l'occasion d'une bonne rigolade. En effet l'homme à la réception me demande ma carte d'identité, en lisant ma nationalité française, il me regarde et dit « Vous êtes français comme moi» et il rit franchement. Je reste dubitatif ne sachant pas si c'est du lard ou du cochon (un comble en Corse). Cependant lorsque je relate l'anecdote à Jean on se marre un bon coup. Sans bagage, donc très légers, nous partons visiter la ville. La citadelle, grosse bâtisse circulaire, qui domine le golfe,permet une belle vue circulaire. Construite en 1440, elle fut au gré des périodes génoise, aragonaise, française, anglo-corse, italienne et aussi bien sûr corse. Comme la plupart des villes de Corse et de Sardaigne que nous allons visiter, nous constatons que ces régions étaient très convoitées et que de nombreux peuples se les sont disputées, chacun les possédant de temps à autre en fonction des fortunes de guerre et des alliances. Qu'il est doux de déambuler à vélo par un temps somme toute redevenu clément, bien que de gros nuages sombres rôdent encore sur les reliefs. Revenons à des questions plus terre à terre, avec quoi notre repas du soir sera-t-il arrosé? Jean a la bonne idée d'acheter du Patrimonio au détail, mais n'ayant pas de bouteille, il met ce magnifique vin rouge dans son bidon. La soirée et le dîner sont agréables et le litre de Patrimonio passe de vie à trépas.
27 avril
Après une bonne nuit, le réveil aux chants des oiseaux est un régal, de plus il ne pleut pas. Aujourd'hui début de parcours par la traversée du Désert des Agriates. En montant le premier col, Bocca di Vezzu, qui culmine à 311 mètres une bruine légère commence à tomber. Progressivement elle évolue vers le déluge. Moi qui pensais qu'un désert était garant de sécheresse! La descente sur Île Rousse est un supplice face à un vent violent, cinglés par des gouttes énormes. 50 kilomètres à l'heure sur chaussée détrempée nécessite de l'attention, mais une seule idée me hante, que ce calvaire s'arrête le plus vite possible. Le froid me tétanise, on est beaucoup plus sensible à ces variations de température à vélo qu'à pied, tout particulièrement en descente. Les derniers kilomètres avant la ville en bord de mer sont éprouvants, arque boutés sur les pédales, complètement essorés nous nous traînons lamentablement à 10 à l'heure tellement les rafales de vent et de pluie sont puissantes. Au centre du village arrêt d'urgence dans un petit bar qui nous fait à manger. Les rues se sont transformées en rivières et aucun signe d'apaisement n'est en vue. L'étape d'aujourd'hui s'arrête ici avec seulement 47 kilomètres enregistrés au compteur. Nous prenons une chambre d'hôtel et faisons sécher nos affaires. Je constate que mes sacoches et mon sac ne sont pas totalement étanches, et il va me falloir revoir ma stratégie de conditionnement de mes habits et de mon matériel de couchage, le métier rentre doucement, les petits revers sont formateurs. Les Corses au cours de cet après-midi de fin du monde nous diront qu'ils n'ont jamais vu un temps pareil. Il pleut maintenant depuis six mois. Si ça doit continuer on a du souci à se faire pour notre balade. De plus le tonnerre s'y met! Nous nous endormons bercés par les gouttières qui débordent.
28 avril
Il ne pleut pas. La journée commence bien, le patron très gentiment nous offre le café. L'étape de ce jour sera musclée. Il nous faut récupérer la distance non faite hier, donc au programme arriver à Porto. Rapidement Calvi est atteinte. Nous prenons le temps de visiter cette magnifique cité. La citadelle haut perchée sur son rocher offre une vue époustouflante. Après un pique-nique rapide 85 kilomètres nous attendent, constitués de beaucoup de côtes et en prime avec le vent dans le nez. Nous optons pour les petites routes et prenons la D81, serpentant au-dessus de rochers acérés qui plongent dans la mer. Ce vent qui nous freine, ce qu'il est bon de le sentir sur son visage, ses bras et sur tout le corps. Le voyage en s'exposant aux aléas du climat apporte réellement une dimension de plus à l'expérience. Il n'y a pas que l'effort physique qui procure du plaisir mais aussi ce contact sensuel avec les éléments. Il faut garder toute sa vigilance pour résister aux coups de boutoir du vent, qui arrivent de façon aléatoire. Derrière une vitre de voiture le spectacle est le même mais il manque ce tutoiement avec la planète et ses caprices. Les lendemains de tempête, l'air a une limpidité qui fait ressortir les couleurs et accentue leurs contrastes. En particulier, les très nombreuses fleurs dans ce décor encore tout humide brillent de mille feux, où domine le jaune ponctué des tâches rouges des coquelicots. Cette départementale, très sauvage et peu parcourue à cette époque longe la mer puis s'enfonce dans les terres. Elle est en permanence coupée de petits ruisseaux, conséquence des très fortes précipitations de ces deux derniers jours. Ce qui est extraordinaire sur ces routes corses, c'est que tout en longeant la mer, on peut contempler à proximité de belles montagnes enneigées, qui se découpent sur le ciel.
A 15 heures, nous arrivons à proximité de Galéria qui se situe dans un cul de sac. Le chemin pour Porto est encore long. Une grimpette de 11km pour quatre cents mètres de dénivelé nous fait peiner. Ensuite il reste plus de quarante kilomètres à parcourir qui ne sont pas uniquement en descente. Alors que nous sommes encore à trente deux kilomètres de Porto, son petit golfe semble tout proche. C'est compter sans les interminables détours le long des courbes de niveau. C'est digne du nord de l'Albanie, et si moi je ne l'ai parcouru qu'en voiture, Jean lui a circulé dans ces contrées reculées à vélo. Un peu avant d'arriver à Porto la route passe entre de grandes falaises de roche rouge, du porphyre, permettant par endroits des points de vue vertigineux sur une côte déchiquetée et frangée d'écume. Le gros avantage du vélo sur la voiture, le long de ces routes très étroites et tortueuses, consiste dans le fait que l'on peut toujours s'arrêter pour profiter d'un beau point de vue. Les derniers kilomètres nous donnent bien du mal en nous opposant des pentes rudes. Enfin la petite ville de Porto se trouve à nos pieds. Qu'elle est belle avec sa baie envahie de grosses vagues et sa tour sarrasine sur son éperon rocheux! L'étape a été de 109 kilomètres et le plaisir d'être arrivés est évident. Dernier supplice, rejoindre le camping par un chemin de grande raideur, je pousse le vélo. Soirée agréable, comme précédemment, à cette époque les campings sont presque déserts. Juste au-dessus de nous le Capu d'Ortu, culminant à 1294 mètres pratiquement sur la mer, nous laisse admirer sa vaste face ouest éclairée par le soleil couchant.
29 avril
Durant la nuit il a un peu plu, pourvu que le déluge des premiers jours ne fasse pas un retour. Le ciel reste chargé mais aucune goutte ne se fera sentir de toute la journée. Le départ est brutal et sans mise en jambe. Au cours des six premiers kilomètres la route s'élève de cinq cents mètres, mais petit plateau et grand pignon, tranquillement ça monte. Le lieu est l'un des plus touristiques de l'Île de Beauté, les fameuses Calanches de Piana. Beaucoup de monde, motos, voitures et cars ainsi que deux autres vélos. Je décide de m'arrêter pour faire une photo, je n'arrive pas à décliper mes pédales et je fais ma première chute. L'arrivée au sol est violente, mais heureusement les bagages amortissent en partie le choc, cependant je me blesse légèrement à la jambe avec les plateaux. Je n'arrive pas à me relever car mon pied reste rivé à la pédale. Un grand balèze qui a assisté au spectacle, me prend dans ses bras et me remet sur pieds, mais il manque me lâcher avant que ma chaussure soit décoincée, donc il était moins deux pour que je remette cela. Je le remercie en lui disant «Comme il est bon de se trouver dans les bras d'un grand costaud». Tout le groupe qui l'accompagne éclate de rire. Le site est splendide, d'immenses parois nous surplombent alors que celles situées sous la route dominent la mer de plusieurs centaines de mètres. Des rochers aux formes étranges ajoutent au pittoresque du lieu.
Le parcours jusqu'à Ajaccio se passe sans encombre sur une route toujours splendide. L'arrivée dans la ville est rébarbative à cause d'une circulation dense. Nous fuyons et rejoignons, par une route à circulation rapide très désagréable, un camping à proximité de l'aéroport. L'étape de ce jour est de 92 kilomètres.
30 avril
Aujourd'hui encore une très belle étape par une petite route peu fréquentée nous attend. Dans ces conditions le vélo est un sport très agréable et un moyen de voyager génial, même s'il ne procure pas le degré de liberté de la marche, qui elle s'affranchit de la route. Grosse forme, je pars comme un «calu», Jean qui a l'expérience sait que cela n'aura qu'un temps. Je découvre le plaisir de pédaler à un bon rythme, et de voir défiler les kilomètres. Ce matin cette vitesse est d'autant plus agréable, que nous avons un vent favorable et que la route longe le bord de mer depuis Porticcio. Nous quittons le bord de l'eau et une première côte sévère bloque net le mouvement. Puis contre toute attente nous entamons une descente raide et assez mal pavée, et nous voilà de nouveau sur la plage. Interrogation? Nous nous sommes trompés dans la montée du col de Cortonu. Que faire? Remonter? Ma carte au 100 000, datant de 1985, indique qu'un chemin contourne par l'ouest le col et conduit de nouveau sur la D55a un peu plus loin. Après tout, nous cherchons les petites routes et bien allons-y! Jean est toujours fana pour ce genre de variantes, ça lui rappelle ses virées dans des contrées lointaines. Oui nous le trouvons notre chemin, mais depuis vingt ans le progrès est passé par là et il est goudronné. Cependant son tracé est resté le même, et souvent les chemins ça ne cherchent à faire des détours, il attaque tout droit dans la pente à plus de 10%. Jean s'envole, je mets un point d'honneur à ne pas mettre pied à terre et appuie sur les pédales. Ne pas tomber en dessous de six à l'heure car la limite de l'équilibre se situe à 5,5 voire cinq, et un déséquilibre avec les pieds rivés j'en connais le résultat! Là les 25 kilos de bagages je les sens. Je n'en reviens pas, pourquoi je suis capable de traverser les Pyrénées à pied avec moins de 10 kilos et que je me retrouve ici chargé comme un camion? Les besoins sont presque les mêmes à pied et à vélo, le couchage et les habits le reste c'est du superflu. Il faut peut-être dire que j'ai de quoi pêcher ainsi que masque et tuba, et aussi plusieurs livres. À pied on restreint le matériel de façon plus drastique. De petites dérives en petits excès on se retrouve accablé comme une mule. Le plus cocasse c'est que pour la norme cyclotouristique je ne suis pas tellement chargé.
Enfin nous voilà de retour sur la route initialement prévue, mais que ce détour était joli. Là, à vélo et à pied je fais la même constatation, au cours des erreurs d'itinéraire on voit généralement de très belles choses et on ne regrette surtout pas de s'être trompé. Une belle descente se présente, logique le col est derrière, et c'est reparti grand braquet, que du plaisir. Nous arrivons à Acqua Doria toute petite localité perchée. Une épicerie bar nous accueille, quelques achats et un café pris sur la terrasse offrant un panorama vaste dans toutes les directions. Je découvre sur une étagère de cette petite échoppe un vin qui m'intrigue tellement que je fais la photo de l'étiquette. Sur cette dernière on peut lire: vin de Merde, le pire... cache le meilleur. On y croit pas à la première lecture et donc on recommence! Mais si c'est bien écrit cela. Pour compléter, des fois que l'on ait pas compris, dans le coin droit de l'étiquette se trouve une belle grosse mouche bleue sans doute du meilleur et non du pire effet! Un peu plus loin nous faisons une halte et pique-niquons bien installés au soleil, moment très agréable passé à se raconter une multitude d'histoires. En effet si nous pratiquons des sports généralement différents actuellement, nous sommes tous les deux alpinistes au départ, et plusieurs dizaines d'années d'escalade ça formate. Nous repartons par de minuscules routes à travers une campagne verdoyante, on ne se fait pas cette idée de la Corse. Les pluies qui s'abattent sur l'île depuis des mois lui donnent un côté luxuriant et partout de grandes herbes bien vertes envahissent les espaces libres et les champs. Retour en bord de mer, Propriano apparaît au fond de sa baie turquoise au sable clair, entourée de montagnes. Que ces grands espaces sont jolis lorsqu'ils sont presque déserts. A l'entrée de la ville nous trouvons un camping en hauteur. Pour rejoindre notre emplacement 500 mètres d'une raideur extrême, ces derniers coups de collier sont un vrai supplice, bien que le compteur ne comptabilise que 62 kilomètres pour la journée. Comme toujours pas grand monde , nous sommes presque seuls à part quelques chats affamés qui viennent quémander. J'évalue le niveau de faim d'un chat, outre sa maigreur, au fait qu'il mange ou non le pain. Pas de doute ceux-là ont très faim. En tout cas ils ne sont pas farouches l'un d'eux escalade mes sacoches comme s'il désirait continuer avec nous. Les bagages posés, une descente en ville nous permet de découvrir une petite cité agréable surtout par ce temps presque estival.
1 mai
Aujourd'hui l'étape sera moins sympathique. En effet, la seule route pour Bonifacio, c'est la nationale, ce qui est toujours un peu stressant et souvent ça ne sent pas bon. Ça commence dur, une belle montée jusqu'à Sartène et tout les jours ne se ressemblant pas je me sens un peu fatigué, donc avec la chaleur je souffre. Il me suffit de penser à Kazantsakis et sa formule que j'ai faite mienne: un jour où je n'ai pas souffert est un jour où je n'ai pas vécu. Un raccourci dans la ville elle-même est très raide, une erreur de pignon m'est fatale. Je mets pied à terre et, mon Dieu que le vélo est lourd à pousser dans cette côte qui affiche au moins 12 ou 13 %. Le reste de l'étape ne me laisse pas de souvenir précis, si ce n'est le moment où dans un virage nous avons vu surgir la Sardaigne, que nous rejoindrons demain. Un autre détail me revient en mémoire, nous avons croisé un groupe de Ferraris en vadrouille, elles étaient quatorze, et même si les voitures ne vous intéressent pas c'est pas mal à regarder passer. Après 60 kilomètres, sur les hauteurs de Bonifacio nous nous installons dans un camping agréable dominé de jolis monticules granitiques qui donnent envie de faire de l'escalade. Sans charge la descente est amorcée pour visiter la cité, qui est très pittoresque. Sa citadelle colonise un magnifique promontoire permettant une vue de tout premier plan sur la Sardaigne et le détroit qui protège le port de la pleine mer. Je me souviens y être venu en voilier il y a bien longtemps lors d'une magnifique navigation d'une quinzaine de jours.
2 mai
Ce matin branle-bas très tôt, nous devons être au port au plus tard à 8 heures pour un départ à huit trente. Les cinq kilomètres du camping au port sont exclusivement en descente. Qu'il est bon de se laisser glisser comme cela de bon matin. Les roulements à billes de mes roues sont si performants que j'ai plus l'impression de glisser que de rouler.
Les passagers ne sont pas très nombreux sur le bateau, quelques voitures et motos. Ces dernières tout au long de notre périple nous en verrons des meutes plus ou moins importantes, sauf en finale dans le centre de la Corse en Castanicca, coin enchanteur dont je reparlerai et qui nous fera regretter de mettre fin à notre voyage, comme attirés par une envie d'errance sans fin. Le départ le long de ces grandes falaises blanches, au sommet desquelles se serrent des maisons toutes en hauteur est d'une saisissante beauté. Les goélands, qui planent derrière le navire à la même vitesse, semblent immobiles. Les bateaux m'ont toujours procuré une forte impression de départ vers des contrées lointaines, même si aujourd'hui le trajet n'excède pas une vingtaine de kilomètres et ne dure que cinquante minutes. Cependant pour un prix de vingt euros, j'ai vraiment la sensation de partir.
Après cette traversée agréable nous débarquons en Sardaigne. Cela me fait quelque chose car il y a plusieurs générations déjà, par ma grand-mère paternelle j'ai des gènes qui proviennent de cette île. Nous commençons avec un petit café sur le port. La vie est délicieuse lorsqu'on n'est pas dans l'urgence et autonomes, pas de contrainte concernant le point de chute, tout petit recoin discret peut faire l'affaire, si à huit heures du soir on n'a pas trouvé de lieu d'arrêt dit autorisé.
Cette première étape doit nous conduire à Castelsardo, jolie petite ville chargée d'histoire posée sur un magnifique tertre pyramidal qui s'avance sur la mer. Le relief sur la côte ouest nous semble presque débonnaire après la descente de la Corse. La circulation n'est pas très importante et le déplacement à vélo est agréable. La campagne sarde est un festival de fleurs, qui déroulent leurs corolles par millions à notre passage. Au bout d'une ligne droite quelques centaines de mètres devant, nous voyons deux cyclotouristes. La chasse est lancée, je réussis à m'approcher à une cinquantaine de mètres puis je me fais décrocher. Jean ne semble pas s'être intéressé à la course. Ils reprennent le terrain perdu et finissent par disparaître. Une quinzaine de kilomètres plus loin, nous les retrouvons devant une échoppe de fruits et légumes sur le bord de la route en pleine campagne. Nous en profitons pour faire la halte de midi. Il s'agit de deux Allemands engagés sur le tour de Sardaigne en douze jours avec points de départ et d'arrivée à Olbia, aéroport desservant l'île par des vols low costs. Nous rencontrerons de nombreuses personnes qui utilisent ce point d'entrée. Les Allemands partent avant nous, mais ayant fait un petit détour par une crique qui les a un peu retardés, pour un temps nous les retrouvons. Cela nous donne l'occasion de nous «allumer» sérieusement le long d'une grosse bosse, et je ne suis pas le premier à craquer. Quand on est bête c'est pour la vie, et ça ne risque pas de s'arranger après cinquante ans!
Castelsardo apparaît au détour d'un virage, véritable splendeur que ce tertre qui s'avance sur la mer, coiffé de sa citadelle centenaire au pied de laquelle de petites maisons multicolores serrées les unes contre les autres essaient de monter à l'assaut. Pris par la beauté de ce spectacle je freine et m'arrête, mais je ne pense pas à mes pieds et rebelote deuxième chute, cependant l'expérience aidant je ne me fais cette fois aucune égratignure. Pourtant on n'est jamais à l'abri d'un poignet cassé, il faudra que ça rentre. Ne devient pas cyclotouriste qui veut! Nous montons visiter cette petite cité, c'est raide à vélo, vieille ville charmante aux ruelles calmes et colorées, haut perchées au-dessus de la mer. Mais il n'y a pas de logement hormis les hôtels, il nous faut pousser jusqu'à Porto Torres à une trentaine de kilomètres plus au sud. Cette décision ne soulève pas l'enthousiasme, mais quelle autre alternative? Rapidement nous reprenons plaisir à pédaler, la route domine la mer avec de belles perspectives sur de petites criques, et de plus le vent nous pousse. À une moyenne supérieure à vingt à l'heure nous atteignons notre but, ce qui fait pour la journée 105 kilomètres, mais ils comptent moins que les kilomètres corses. Installés au camping, nous partons faire les courses au supermarché situé à trois cents mètres. Devant le magasin je freine et dix de der, je n'ai pas vu que mes pieds sont clipés. La chute est plus brutale car je n'ai plus de bagage pour amortir. Je suis bien secoué mais une fois de plus rien, cependant il faut que je réagisse cela fait la troisième depuis le départ et la seconde aujourd'hui, à ce rythme les statistiques me disent que je vais finir au mieux avec un plâtre. Retour au camping et qui voyons-nous en train d'arriver? Nos deux Allemands , Josef et Wolfgang. Ils viennent s'installer à côté de nous et ce sera l'occasion d'une soirée sympathique à nous raconter des histoires de vélos. Ce sont de gros rouleurs qui n'hésitent pas à traverser les USA. Demain ils partiront tôt, par contre pour nous ce sera repos car nous devons récupérer deux compagnons qui arrivent par bateau et qui vont nous accompagner durant le tour de Sardaigne. Eh oui! VF a encore sévi.
Nous roulons depuis une semaine, cela me permet de me faire une première idée de cette façon de voyager que je n'imaginais pas utiliser, encore récemment. Le vélo ne donne pas cette impression de liberté que procure la marche, car on reste, sinon prisonnier, tout au moins dépendant de la route. Parfois la circulation est dense et ce n'est pas très agréable, cependant on s'accoutume assez vite. Nous avons franchi 550 kilomètres, cela fait beaucoup plus qu'à pied. On éprouve toujours un certain contentement en regardant une carte sur laquelle on a parcouru de grandes distances à la seule force de son corps, à pied ou à vélo. C'est sans doute un peu puérile mais c'est cependant un petit plaisir et une vie heureuse, paraît-il, est constituée d'une somme de petits plaisirs. Il est vrai qu'en soi la distance ne signifie pas grand chose, donnée relative en fonction de la difficulté ou du mode de déplacement. Que dire d'un parcours en kayak ou de la montée d'une face qui fait «seulement» un kilomètre? Même si le kilométrage n'est qu'un accessoire du voyage, souvent on s'imagine qu'en allant loin on voyage vraiment. Forcément ce genre de conditionnement joue et voilà pourquoi on est tout content de regarder sur la carte une grande distance que l'on vient d'accomplir. Le vélo a un autre gros avantage, il est beaucoup moins traumatisant que la marche à pied. Bien sûr l'effort musculaire a été intense au cours des innombrables montées de la côte ouest de la Corse, mais les contraintes et les chocs sur l'ossature sont moindres. Le soir à l'arrêt la fatigue est différente de celle ressentie à pied, bien moins traumatique, vraie source de bien-être. Je n'en reviens toujours pas, pourvu que cela dure. Il y a maintenant une semaine que je suis rentré chez moi, après un mois de vélo et 1900 kilomètres, et je n'éprouve aucune douleur nulle part. Juste avant de partir, une épaule me faisait mal depuis plusieurs années avec des fourmis dans la main. L'ostéopathe que j'ai vu trois jours avant de rouler m'a dit de partir quand même, et il a eu bien raison. Cet effort présente un véritable effet curatif sur les douleurs articulaires. Donc le voyage à vélo présente indéniablement des avantages et des côtés très agréables, bien que toutes les dimensions de liberté ne soient pas réunies, tout du moins en Europe. J'imagine que dans certains pays lointains sur des pistes peu ou pas fréquentées le vélo devient l'outil le plus sublime pour voyager.
3 mai
Ce matin pas d'impératif, nous voyons les Allemands partir et nous petit-déjeunons tranquillement. Cette journée d'arrêt est la bienvenue car je sens une légère fatigue. Nous devons nous rendre au port attendre Evelyne et Rafik à 19h. En début d'après-midi nous partons pour un tour en ville et la reconnaissance du port. De nombreux restes archéologiques subsistent dans cette ville de 20 000 habitants. En outre, elle est très industrialisée. Le hasard fait bien les choses, nous tombons sur une procession religieuse. Un cortège immense suit la statue de la vierge, comme si toute la cité s'était donnée rendez-vous. Les autorités en premier, maire et autres autorités civiles puis, policiers, carabinieri, pompiers, militaires ouvrent la voie à cette foule interminable qui monte à l'église. En fin d'après-midi nous nous rendons sur le port. Bizarre pas de bateau prévu à 19heures, il y en a bien un à 20 heures mais en partance.
En définitive, ils débarquent bien mais à vingt et une heures. Les dix kilomètres pour rentrer au camping se feront de nuit. Moment d'angoisse avec seulement une frontale qui ne permet pas de bien visualiser la route et ses à-côtés. On m'avait dit que les phares n'étaient pas nécessaires car on roule toujours de jour et on ne se laisse jamais prendre par la nuit. Cela fait déjà deux fois en une semaine. Dès que je rentre chez moi je ferai équiper mon vélo du système d'éclairage adéquate. Là encore c'est le métier qui rentre. Nous leur avons préparé un petit repas d'accueil, simple mais consistant, purée saucisses. Nous faisons connaissance, Evelyne est une coureuse à pied reconvertie au vélo et Rafik est un athlète de haut niveau qui a terminé 17ème au championnat du monde de cross. Première soirée très agréable, et durant les 15 jours l'ambiance restera au beau fixe. Manifestement ce sont des clients de haut niveau. Moi le novice du vélo je n'ai qu'à bien me tenir! Le bilan kilométrique de cette journée se monte à trente, une broutille tandis qu'à pied cela représente une belle étape.
4 mai
Aujourd'hui, il est prévu un trajet de rodage à quatre. A travers la campagne sarde par de petites routes nous comptons rejoindre le Cap Caccia, qui est la pointe sud d'une longue et étroite presque-île bordée de falaises qui dominent le mer d'environ 200 mètres. Cinquante kilomètres sans voiture ou presque dans des paysages paisibles ou le vert des prairies et les couleurs vives des fleurs dominent. Qu'il est paisible de faire ce type de randonnée, là le vélo est un merveilleux moyen de locomotion. Nous rejoignons le bord de mer, et prenons la direction du cap précité. Quelques raidillons carabinés nous permettent d'accéder à un belvédère remarquable, d'où la vue sur d'énormes rochers émergeant de l'eau est saisissante. Un groupe d'Allemands devant leur car nous applaudit dans notre effort final. En remerciement je leur récite les premiers vers de la Lorelei: Was soll es bedeuten, dass ich so traurig bin...
Mais au fait sur ce rocher s'avançant sur la mer nous ne voyons pas de camping, alors qu'il était prévu de s'y arrêter pour la nuit. Un petit sigle triangulaire sur la carte avait été mal interprété. De notre magnifique point de vue dans le lointain après un grand cap blanc se dévoile la ville d'Alghero. Nous comprenons tout de suite que c'est reparti pour trente kilomètres. Après quelques bosses, nous rejoignons des zones plates. Un léger vent arrière transforme les vingt derniers kilomètres en une promenade de plaisir à vive allure. Le premier camping rencontré est fermé, le second se cache sur la plage pratiquement dans la ville. Nous finirons par le dénicher après plusieurs passages et les renseignements des autochtones. Le kilométrage pour ce jour s'élève à 77km. La ville a du cachet avec ses fortifications qui donnent directement sur la mer. On les suit par de larges esplanades. De nombreuses armées d'invasion ont laissé des traces dans cette cité, qui a été convoitée et conquise au cours des siècles par les Italiens, les Carthaginois, les Phéniciens, les Byzantins, les Arabes les Catalans et sans doute d'autres.
5 mai
Ce matin petite forme, deux d'entre nous ont des symptômes concordants, mal de tête et nausées. Avons-nous mangé quelque chose qui n'était pas frais? Nous passons la matinée tranquillement. Le départ a lieu à 11heures 30, l'état des deux malades s'améliorant. Le but de la journée se trouve à 48 kilomètres, il s'agit de la petite bourgade de Bosa. Même si la distance n'est pas très importante, l'étape nous marque d'une part du fait de sa beauté, route en hauteur au-dessus de la mer, et d'autre par à cause de ses pentes particulièrement longues et raides. Enfin après avoir bataillé plusieurs heures, une immense descente nous tend les bras. Elle doit nous conduire au point d'étape prévu. Mais le plaisir sera gâché, car l'orage s'invite à la fête et il est particulièrement violent. Nous ne trouvons pas le moindre abri, et stoïquement nous pédalons sous des trombes d'eau. L'absence de construction le long de cet itinéraire est totale, et sous la pluie cela se remarque d'autant plus. Après une petite heure de grosse rincée, le beau temps revient aussi vite qu'il avait été chassé. L'arrivée dans Bosa se fait au milieu des mares laissées par l'orage.
Nous sommes hébergés à l'auberge de jeunesse, spartiate mais fonctionnelle, une chambre à quatre avec lits superposés. Rafik et moi partons pêcher. Outre le goût prononcé pour le sport et la course à pied, nous avons d'autres points communs. Lui est d'origine tunisienne et mon père est né en Algérie, certes de père ardéchois, mais cela n'empêche que nous venons du même creuset de la Méditerranée et que tout nous attire en elle, en particulier la pêche. La petite baie de Bosa est abritée par une large digue sur laquelle viennent se fracasser de grosses vagues. Au débouché d'un petit estuaire aux eaux très remuées, les pêcheurs s'agglutinent, taquinant la dorade et le loup. Pour notre part nous n'attrapons qu'un petit sarran, joli poisson de roche bariolé. Je le décroche avec précaution et le remets à l'eau. Certains pourraient me dire pourquoi embêter les poissons, voire plus, si ce n'est que pour le plaisir de les attraper. Sans doute toute la tradition communiquée par mon père qui me racontait avec une passion non assouvie les pêches merveilleuses qu'il faisait dans son enfance sur les côtes algériennes. Dans ces régions méditerranéennes je me sens bien, ce qui peut paraître un peu paradoxal car je ne rêve que de montagnes et de parois raides. En Corse j'ai plutôt tendance à regarder du côté de la montagne, qui jaillit partout, tandis qu'en Sardaigne mon regard va naturellement vers la mer, même si les reliefs sont parfois escarpés et présentent de belles falaises. La Corse pour moi est une extraordinaire montagne dans la mer, et la Sardaigne consiste en une succession de magnifiques sites côtiers tout du moins sur son versant ouest, la côte est étant plus accidentée. Cependant en Corse, même sa côte plate est dominée de magnifiques pics, enneigés plus de la moitié de l'année. Je ne dis pas qu'elle est plus belle que la Sardaigne, ce type de comparaison n'a pas de sens. Je reprendrai seulement les mots d'un grand navigateur qui a arpenté le monde sous toutes ses coutures et qui déclare « de toutes les contrées dans lesquelles j'ai navigué, les deux plus belles sont la Corse et la Bretagne » et il est breton, alors pensez ce que vous voulez de la Corse!
6 mai
Très beau temps, le petit déjeuner servi à l'auberge de jeunesse est frugal, mais heureusement nous ajoutons le complément. De petits ennuis techniques nous retardent. Le départ a lieu vers midi. Le démarrage est brutal, une rampe particulièrement raide ouvre le bal. Halte repas très plaisante sur la place du village de Sennariolo, et nous ne dérogeons pas au rite du petit café final, surtout qu'en Sardaigne il est moins cher qu'en France, généralement 80 centimes. La montée reprend jusqu'au village suivant Cuglieri. Ensuite le parcours est un enchantement, une succession de faux plats en descente avec le vent dans le dos. Je m'en donne à cœur-joie sur le grand braquet, une vingtaine de kilomètres parcourus entre 40 et 55 kilomètres par heure en permanence. Le vélo procure dans ces moments un plaisir intense. L'expression filer comme le vent décrit bien la situation. J'ai vraiment la sensation de vitesse, et je m'y connais un peu ayant conduit de grosses motos de façon souvent déraisonnable. Un arrêt est improvisé à S'Archittu, tellement ce petit golfe couleur turquoise entouré de falaises est magnifique. Nous repartons sur un bon rythme. La grande ville approche avec son cortège habituel, constructions plus nombreuses, route plus large et un trafic toujours plus dense. Nous n'entrons pas dans Oristano mais partons à l'ouest camper à Torre Grande. Aujourd'hui le compteur marque 72 kilomètres, dont pas mal furent un véritable régal. En particulier les dix derniers kilomètres, vent dans le nez, bien abrités derrière Jean qui comme un tracteur maintenait un bon vingt-cinq de moyenne, on ressent tout le bien-fait de l'effort soutenu au bon niveau sans que cela fasse mal. Il faut dire qu'entre lui et Rafik nous avons deux gros costauds du vélo. Evelyne , toute menue qu'elle est, dans les côtes quelque soit leur inclinaison et leur longueur, elle appuie de façon régulière sur les pédales et je la vois systématiquement disparaître, j'en ferai encore l'expérience au cours des jours à venir dans les montagnes. Mon arme secrète pour refaire mon retard c'est de mettre le grand développement dans les descentes et de forcer comme une brute. J'atteins régulièrement les 60 à l'heure, voire parfois beaucoup plus. Cette sympathique émulation se passe dans la bonne humeur et la décontraction.
Nous envisageons de rester deux nuits sur place afin de visiter tout à loisir les environs demain . En effet à une dizaine de kilomètres à l'ouest se trouve le magnifique site archéologique de la ville de Tharros. Cette dernière il y maintenant deux millénaires était la capitale de l'île. Notre camping est «bunkérisé» par de grandes grilles et un haut mur sur le devant, mais agréable une fois à l'intérieur. Comme d'habitude pas d'affluence, cependant un peu plus de monde que les jours précédents, en particulier des groupes de motards. Un cyclotouriste allemand nous aborde et nous narre son périple commencé cinq semaines plus tôt en Allemagne par une traversée des Alpes jusqu'à Nice.
7 mai
Comme prévu départ pour Tharros, mais les petites routes nous conduisent sur les bords d'un immense étang utilisé pour la pisciculture. De toute évidence les poissons grouillent, mais nous sommes perdus parmi les hautes herbes, notre chemin ayant subitement disparu. Nous ne restons pas longtemps seuls. Des gardes forestiers équipés d'un 4x4, nous ayant repérés de loin, nous prenant peut-être pour des braconniers, s'arrêtent à notre hauteur. Nous leur expliquons notre situation. Ces derniers très gentiment nous proposent de les suivre et par un véritable labyrinthe de petits chemins en sous-bois ils nous remettront dans la bonne direction. L'itinéraire n'est pas évident, car à plusieurs reprises à la croisée de sentes nous les voyons hésiter. Ensuite, la route sur une dizaine de kilomètres est une splendeur, entre plans d'eau et explosions de fleurs sur des hectares.
Enfin nous atteignons la très belle église San Giovanni. Tharros est à proximité. Une piste en terre conduit à l'extrémité du cap. Le lieu est magique. On imagine facilement la scène, lorsque les premiers Phéniciens abordèrent ce site sept siècles avant notre ère. Ils en évaluèrent tout de suite le potentiel. En effet jusque vers la fin du premier millénaire après Jésus-Christ, le port fondé prospéra et donna cette très belle cité. Mais les corsaires sarrasins devenant de plus en plus menaçants, un repli vers l'intérieur des terres fut amorcé et la ville périclita. Il en reste des ruines superbes dans un cadre enchanteur, envahies au mois de mai, d'une incroyable densité de fleurs, qui montent à l'assaut du pied de la grande tour ronde bien campée sur la plus haute colline du cap. Site exceptionnel particulièrement surveillé, nous y croisons outre les gardes qui nous ont indiqué notre chemin, des policiers, des carbinieri et des gardes côtes. Je déconseille formellement à quiconque d'avoir l'idée d'y envisager le camping sauvage.
Nous décidons ensuite d'aller visiter Oristano, jolie petite ville au centre très pittoresque. De belles places dallées aux formes inhabituelles font la meilleure impression. En ce début d'après-midi les rues sont désertes, sieste oblige et nous avons l'impression d'avoir la cité pour nous seuls.
Journée agréable de visites, nous avons tout de même parcouru 62 kilomètres, mais sans bagage nous n'avons pas l'impression d'avoir roulé. A croire que la déformation du cyclotouriste arrive plus vite qu'on le pense!
8 mai
Aujourd'hui départ matinal, car l'étape prévue est conséquente. Plus de 100km ponctués de gros dénivelés, avec pour but Fonni, station estivale au pied ou presque de la Punta Marmora, point culminant de l'île. Le mot Punta n'est pas très bien choisi, car si vous imaginez trouver un beau pic vous serez déçu. Il s'agit plutôt du point le plus élevé d'une crête massive, qui pourrait ressembler au Honneck vu sous un certain angle. Donc c'est une belle montagne, en effet je vis avec une Vosgienne, évidemment le Honneck est forcément à l'égal du Daulaghiri, magnifique pyramide qui culmine presque à 8200 mètres!
Nous mettons donc le cap sur le centre de l'île avec la ferme intention d'en atteindre le sommet, qui culmine, certains diront seulement, à 1834 mètres. Cependant se rendre au départ d'une balade à pied en utilisant un vélo ce n'est pas comme s'y rendre en voiture. Cela participe aussi au charme du voyage à bicyclette (je ne sais pas si ce terme fait partie du vocabulaire du cyclo?). Au nord d'Oristano nous ne trouvons pas la petite route repérée sur la carte, c'est donc par une voie à la circulation relativement importante que nous commençons. Rapidement nous réussissons à nous en échapper. Première localité relativement importante, Busachi, les choses sérieuses n'ont pas vraiment débuté. Premier gros incident technique, le dérailleur de Rafik se prend dans les rayons, d'où blocage de la roue et de nombreux dégâts, rayons complètement pliés dérailleur très endommagé. Rafik est un magicien de la mécanique, en une petite heure il remet tout cela d'équerre, et fait notre admiration. La chaleur devient suffocante et la pente raidit. Nous commençons à avoir des doutes quant à la possibilité de rejoindre Fonni ce soir.
Arrêt à l'ombre d'un petit village pour le repas de midi. Comme toujours l'ambiance est très agréable, peu de monde, quelques autochtones attablés sur les minuscules terrasses des débits de boissons. Nous aurons l'occasion de constater aussi bien en Corse qu'en Sardaigne, que les routes côtières sont beaucoup plus fréquentées par les étrangers que les routes intérieures. Ce qui à vrai dire fera notre bonheur. Retour sur les pédales, ça chauffe dur. À la sortie du village de Sorgono nous faisons un arrêt au cimetière pour nous ravitailler en eau. Nos derniers espoirs pour atteindre Fonni ce soir se sont évanouis définitivement. Teti sera notre lieu d'arrêt. Il s'agit d'un magnifique petit village de montagne. Les habitants très gentiment nous permettent de camper sur le terrain communal dédié aux fêtes du village. Ils viendront même nous brancher l'eau.
L'étape du jour ne s'élève qu'à 85 kilomètres mais la forte proportion de côtes raides et la chaleur nous laissent une impression de journée fatigante et très bien remplie. Cette sensation de bonne fatigue, les muscles un peu endormis, et pas ce sentiment de squelette martyrisé que j'ai après une grosse étape à pied, procure un réel bien-être. Jean parle de vélo-thérapie, et c'est exactement cela. Rassurez-vous, je ne cherche pas un prétexte pour laisser tomber les longues marches. Probablement j'intégrerai plus le vélo dans ma manière de voyager, mais certains grands projets qui me tiennent à cœur ne s'envisagent pas à vélo, comme la Haute Route Pyrénéenne ou terminer la traversée des Alpes, et il m'en reste un grand morceau à parcourir, Chamonix à Trieste.
Une fois de plus la soirée se déroule dans la meilleure convivialité, agrémentée d'un décor superbe au milieu de ce terrain accidenté où la vue porte loin de crête en crête. Mes compagnons de voyage ont tous des expériences sportives et de voyages particulièrement intéressantes, et de plus l'humour, la simplicité et la rusticité font partie de leur qualités. Ce sont les ingrédients assurés d'une bonne partie de rigolade sans jamais à avoir à se tracasser quant aux conditions que l'on rencontrera. Il est étonnant de constater, comme dans certaines conditions une relation intime peut s'établir rapidement. J'ai l'impression sinon de toujours les avoir connus, au moins de les connaître de longue date.
9 mai
Aujourd'hui direction Fonni et cet après-midi l'escalade de la Punta Marmora est prévue. La journée commence par une belle descente, mais ça ne dure pas. Il nous faut enchaîner avec la raide route de Fonni, heureusement presque déserte. Le décor est splendide, grands espaces verts, un lac de barrage magnifique. Sous le pont qui l'enjambe une multitude de gros poissons fait des ronds à la surface.
La ville est à mille mètres d'altitude, de ce fait la chaleur n'est pas trop forte. Pour la seule fois de notre périple nous faisons appel à l'agritourisme. Une jolie demeure bien positionnée un peu au-dessus de Fonni en direction de la montagne que nous voulons gravir. Si le site est joli, le prix l'est tout autant. Une chambre à quatre lits pour la modique somme de 140 euros, certes avec le petit-déjeuner. Malgré des tentatives de négociation, rien n'y fera. Le prix annoncé sur le petit futé est moindre. Cette augmentation est la conséquence probable d'une publicité avantageuse. Nous ne sommes pas en mesure de trop insister ou de chercher une autre solution, si nous voulons suivre le programme. Les bagages déposés, nous reprenons nos vélos pour une belle grimpette jusqu'à l'altitude de 1500 mètres. A partir de ce point le sommet s'atteint à pied. Quelques névés subsistent, que nous nous empressons de fouler. Une première crête est atteinte, de laquelle une descente permet d'en rejoindre une seconde qui conduit au point culminant de l'île. Malgré sa faible altitude la vue porte loin sur les plaines environnantes, mais nous n'arrivons pas à distinguer la mer. Cette région montagneuse est austère, elle me fait un peu penser au Mont Lozère, par la couleur sombre de la roche, ses grandes pentes herbeuses et sa désertification. La redescende est effectuée au pas de course. Il ne faut pas grand chose pour qu'avec Rafik, nous courrions comme des dératés. La vigilance est de mise, car mes chaussures de cycliste, de temps à autre du fait des parties métalliques du système d'accrochage ont une fâcheuse tendance à déraper sans prévenir sur le rocher. Rafik possède un coffre invraisemblable, certes il a 10 ans de moins, mais ses références en matière de course à pied en font un véritable OCNI (objet courant non identifié). Le plaisir de me défoncer physiquement restera, tant que mon état le permettra, une source de joie immense. Nous retournons dans notre agritourisme, où l'ambiance n'est pas franchement chaleureuse, et en guise de représailles nous préparons notre popote dans la chambre bien que ce soit interdit. Ayant été pris au dépourvu pour les courses, quelques lyophilisés en secours nous permettent un repas somme toute bon et suffisamment copieux.
L'étape de ce jour se monte à 54 kilomètres à vélo, dont une bonne quarantaine en montée raide, plus deux heures de presque course en montagne. Seul soir où je sens un peu mon dos, preuve que le déplacement à pied, certes en courant, traumatise plus que le vélo.
10 mai
Aujourd'hui nous retrouverons le bord de mer sur la côte est. Nous commençons la journée par un petit-déjeuner original dans une belle salle circulaire surmontée d'une charpente en forme de tente indienne, ce qui donne à la pièce beaucoup de volume et du cachet. Peut-être pour contrebalancer les relations quelque peu conflictuelles de la veille, l'hôtesse nous sert, outre les ingrédients habituels, une magnifique part de ricotta bien nappée de miel, un pur régal!
Nous sommes en pleine forme, pas de doute un lit de temps à autre, cela fait du bien. Après une descente sur Fonni, la route part à l'assaut d'un col sur 15 kilomètres et 300 mètres de dénivelé, presque une formalité. Au col du Monte Pipinari à 1246 mètres il fait frisquet. Nous ne traînons pas et entamons une longue descente. A quelque distance Rafik crève, son pneu est endommagé ainsi que sa gente. Pour cette dernière il s'agit des conséquences de l'incident de l'avant-veille, quand il a du détordre des rayons en forçant.
Nous arrivons sans autre incident après une magnifique étape à un camping idyllique à Tortoli. Les tentes sont installées sur de petites terrasses juste au-dessus d'un golfe à l'eau d'un bleu profond, avec en deuxième plan de grands rochers, plutôt de petites montagnes qui de par leur positionnement donnent toute sa profondeur à cette baie de grande beauté. Pour agrémenter l'ensemble, une magnifique tour sarrasine est érigée juste en face. Elle sera la toute première à recevoir le soleil du matin. Le lieu nous plaisant, et Rafik ayant des réparations importantes à effectuer sur son vélo, nous décidons de passer la journée du lendemain dans cet endroit.
11 mai
Lever 6 heures et c'est parti pour une partie de pêche. Je ne choisis pas tout de suite le meilleur endroit, mais pour le petit déjeuner nous aurons droit à quelques magnifiques poissons de roche, girelles dont une royale de belle taille et sarrans. Si l'idée semblait surprendre au départ, tout le monde a bien apprécié la chair très fine et ferme de la girelle au petit déjeuner, et contre toute attente, cela passe très bien. Nous ne poussons cependant pas le plaisir jusqu'à arroser cette friture d'un coup de blanc! Journée de farniente sauf pour Rafik qui, ayant acheté pneu, gente et chambre à air, remet tout en état, en particulier le dérailleur qui occasionne quelques difficultés de réglage. La réparation sera efficace car il en sera définitivement fini de ses ennuis mécaniques. En fin d'après-midi nouvelle séance de pêche, et petite friture au dîner qui passe aussi bien que celle du matin. Cette journée dans ce camping est d'autant plus agréable que le personnel est très gentil et particulièrement serviable.
12 mai
Nous démarrons tôt, l'étape sera longue et agrémentée de nombreuses montées. Avec regret nous quittons ce camping où il fait si bon séjourner. Après avoir fait quelques détours pour quitter Tortoli, le ton est donné, ça monte et ça dure! Au village de Baunel, un premier arrêt ravitaillement est effectué. En 15 kilomètres l'altitude atteinte est de 480 mètres. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Le point de passage le plus élevé se situe à 1017 mètres, mais auparavant quatre cols intermédiaires jalonnent l'itinéraire. La route bien tracée permet une montée régulière sans forcer. Avec l'altitude la végétation change, on pourrait se croire quelque part dans le massif central. Enfin le Passo Gena Silana est atteint. Il nous aura fallu quatre heure pour une quarantaine de kilomètres. On s'attendait à plus difficile.
Au col casse-croûte copieux, des cyclistes de route assez nombreux sont montés par le versant opposé. Une très longue et magnifique descente nous procure un vif plaisir. Le cadre est magnifique, de grandes falaises calcaires étincellent de toutes parts avec la mer en toile de fond. Alors que nous avons quitté la montagne, la route serpente en faux plats descendants au milieu de bocages. Nous profitons de ces conditions très favorables pour se tirer une bourre pas possible, aidés d'un bon coup de vent dans le dos. Que c'est plaisant de débouler à vive allure en ayant mis le grand développement.
Avant d'arriver à Orosei, la route traverse d'immenses carrières de marbre, spectacle impressionnant. En voyant un ouvrier travailler, nous prenons conscience du gigantisme de ces chantiers. La ville d'Orosei, est manifestement très touchée par la proximité des carrières. Le premier camping se trouve à 12 kilomètres. Nous le rejoignons par des pistes, l'accès principal étant fermé à cause d'intempéries récentes. Encore un site étonnant au débouché d'une petite rivière sur une plage de sable blanc, baignée par une mer à l'eau émeraude. Pour ajouter au charme du lieu, le propriétaire est particulièrement accueillant et serviable. Le compteur affiche 106 kilomètres et encore le mien est le plus pessimiste. Nous aurions pu sans fatigue en faire beaucoup plus. C'est peut-être aussi cela le miracle du vélo? A moins que ce soit l'endorphine sécrétée qui commence son travail de fond contre la douleur et pour le bonheur!
13 mai
Lever aux aurores, j'aimerais bien rapporter quelques poissons pour le petit-déjeuner. Avec Rafik, nous partons ramasser quelques appâts le long des rochers. J'ai le plus grand espoir de faire une belle pêche. Mais contre toute attente pas une seule touche, comme si les poissons désertaient certains endroits. Je suis d'autant plus surpris, que j'avais trouvé quelques escavennes, oubliées par un pêcheur. En effet ces vers sont infaillibles, les poissons se jettent généralement dessus, mais pas ce matin. Cela ne nous empêche pas d'assister à une très jolie apparition du soleil sur une mer et des rochers déserts.
Départ à dix heures, une fois de plus le lieu était très agréable et calme avant les vacances. L'étape du jour ne présente pas de difficulté, et une fois de plus nous avons le vent comme allié. Les 56 kilomètres qui nous mènent à San Teodoro sont un vrai plaisir. Dans ces conditions, on a plus l'impression de pratiquer un sport de glisse que le vélo. Les tentes sont montées en bordure de plage, le vent souffle, des surf-skates font des acrobaties et montent très haut. En arrière plan sur la mer se découpent deux petites îles, Molara et Tavolara. La seconde est très impressionnante, elle jaillit des flots à la manière d'une flamme et culmine presque à six cents mètres. Comme toujours les oiseaux sont nombreux et nous gratifient d'une multitude de chants très différents, dont le mélange est un régal pour l'oreille.
14 mai
Ce matin réveil en fanfare par une multitude de corbeaux, et ça dure. Enfin ils décident de s'éloigner et les chants beaucoup plus mélodieux habituels envahissent l'espace. Aujourd'hui, malgré un vent encore favorable, la première partie du trajet sera désagréable. En effet nous approchons d'Olbia et le trafic s'intensifie. Nous avions perdu l'habitude des flots de voitures qui serrent parfois de trop près. La traversée de la ville est heureusement vite effectuée par une voie rapide. Dès la sortie de l'agglomération tout s'arrange, à part le temps qui devient menaçant. Quelques montées bien raides dans un joli décor d'aiguilles granitiques, auxquelles les nuages donnent un air austère du meilleur effet. Pique-nique à l'improviste sur la place du superbe village de San Pantaleo, parmi les maraîchers qui replient leur stands. Ce petit bourg a du cachet de par son architecture et du fait de la proximité d'aiguilles rocheuses, qui semblent émerger directement des toits. Il est des lieux comme celui-là, sans que je définisse très bien pourquoi, qui m' apportent une forme de quiétude ou de plaisir, l'esthétique du site seule ne peut en être la cause. Sans doute une conjonction d'éléments, le village avec ses maisons bien entretenues et le joli pavement de sa place qui est le point haut du bourg, les rochers environnants qui donnent envie de grimper, les maraîchers sympathiques, le temps certes couvert mais clément, ce que nous mangeons qui est très bon, un gros chien gentil un peu collant qui d'un regard concupiscent nous réclame les reliefs de notre repas, le petit bistrot à la terrasse coquette qui nous attend pour le rituel du café, et aussi pour finir cette saine fatigue que distille le vélo dans nos muscles. Le mélange de tous ces facteurs permet d'accéder au nirvana!
Le redémarrage, après cet arrêt de longue durée, n'est pas très difficile, car nous entamons une descente dans laquelle le grand braquet une fois de plus va faire merveille. Il faut rester très prudent car chargé, le vélo nécessite des distances importantes pour s'arrêter, les freins faisant l'effet de doux ralentisseurs. Les 15 derniers kilomètres sont une splendeur, le long d'une minuscule route qui se tient au plus près de très jolis golfes clairs, en enfilade pour le plaisir de la vue. L'étape se termine à Palau en milieu d'après-midi. Le lieu une fois de plus est merveilleux. Nous campons à quelques mètres de l'eau. En face l'île de la Maddalena coupe la houle. Ce bras de mer ressemble à un lac immobile, duquel surgissent par-ci par-là de gros rochers granitiques aux formes étranges. Cerise sur le gâteau, l'eau est bonne et j'en profite pour aller ramasser quelques douzaines d'oursins dont nous nous régalons sur le champ.
Le temps est à la pluie et les prévisions pour demain sont mitigées. Nous verrons bien, après les trombes corses nous restons sereins, cela ne pourra pas être pire. Une fois de plus, pris sous le charme du lieu, nous décidons de rester sur place un jour supplémentaire. Nous prendrons le temps de visiter le village, surtout que ce sera jour de marché. Un couple d'Allemands cyclotouristes vient s'installer à quelques mètres. La pluie nous chasse au restaurant, dans lequel la soirée sera exquise.
15 mai
Très tôt sur le coup des deux heures, je vais m'installer sur le rocher juste à côté de ma tente. Le spectacle est féérique. La luminosité est suffisante pour discerner de façon précise le panorama qui s'offre au regard. La mer est d'huile, le mot est bien approprié, l'absence de toute ride la rend de consistance épaisse. Les lumières de Palau s'associent à celles de l'île de la Maddalena et dessinent les moindres recoins du rivage. Aucun bruit, sauf le va et vient de la navette reliant les deux îles. Même de nuit le trafic ne s'arrête pas, un bateau de taille conséquente au moins une fois par heure dans chaque sens. Que peuvent-ils transporter?
Ce matin pas de précipitation, au petit déjeuner nous dégustons quelques oursins. Ce subtile goût iodé au réveil excite les papilles et met en appétit. Nous partons visiter la ville et son marché. Il s'agit d'une petite cité balnéaire sans caractéristique architecturale spécifique. Les étals pour les touristes sont nombreux, qu'il s'agisse de vêtements, de colliers ou autres bijoux. Le rouge du corail est très présent. Je peux dire que la poste italienne tout du moins celle de cette petite cité sarde est digne de ce que nous vivons souvent en France. Ne trouvant pas de timbre, je me rabats tout naturellement vers le bureau de poste. Il est organisé exactement comme chez nous. Deux files sont formées devant deux employés, espacés d'un mètre sans séparation entre eux. J'en choisis une et attends. Le temps que les 6 personnes me précédant passent. Cela prend au moins vingt minutes. Arrive enfin mon tour, à ma demande de timbres l'employé me fait signe que c'est le guichet d'à côté, devant lequel stationnent maintenant une douzaine de clients. Si je veux des timbres je dois compter facilement une demie-heure de plus. Je remercie et quitte le lieu sans ce que je venais chercher. La standardisation de l'Europe c'est bien, au moins on ne perd pas ses repaires et ses habitudes, ni ses frustrations!
Retour au camping pour le repas, la pluie ne tarde pas à faire son apparition et dure tout l'après-midi. Nous tuons le temps à jouer à la belote. C'est une découverte pour Evelyne, mais elle se débrouille bien, puisque son équipe gagne. Je profite aussi de ce temps libre, pour avancer dans le livre que j'ai emporté, voyage au bout de la nuit de Céline. À plusieurs reprises dans ma vie je l'avais commencé, mais pour la première fois je vais le lire jusqu'au bout. Grande œuvre, on comprend que cet ouvrage ait fait couler tant d'encre. De cette lecture on ressort différent. On y trouve la même désespérance que dans Cioran, mais abordée, entre autre, sans concession sous l'angle de la condition physiologique de l'être humain, ce qui fait frémir d'horreur. Mais c'est tellement vrai, c'est justement cela le plus gênant.
16 mai
Le temps s'écoule rapidement. Cela fait maintenant vingt jours que nous sommes partis de Bastia avec Jean et 12 que nous arpentons la Sardaigne avec Evelyne et Rafik. Tout a une fin. Aujourd'hui sera notre dernier jour de voyage en commun. Demain matin nos routes se séparent. Nous retournerons en Corse et eux prendront la direction de Porto Torres pour rentrer sur Gênes, leurs vacances se finissant. En tant que retraités nous n'avons plus ce problème, bien que les errances ne peuvent se prolonger à l'infini, famille oblige. Je comprends très bien ceux qui partent sans idée précise de retour, ou ceux qui au moment final au lieu de rentrer repartent pour un tour. Ce qui me plaît dans le voyage, c'est de ne pas savoir où je vais dormir le soir. Surtout ne pas programmer et ne jamais réserver les points de chute. La recherche au dernier moment représente un véritable attrait, qui attise la curiosité et qui permet le contact. C'est une des raisons pour lesquelles je voyage souvent seul à pied. L'errance sans contingence donne à mon sens un vrai goût de liberté, ce n'est peut-être qu'une illusion, cependant la sensation ressentie est formidable. Cette liberté est exacerbée par le dépouillement. En effet, le voyage à vélo, et cela est encore plus vrai à pied, implique de limiter au nécessaire ce que l'on emporte. Le fait de vivre un mois avec un environnement matériel restreint tout en ayant une totale autonomie est très reposant. On prend d'autant plus conscience des masses d'objets, souvent plus que superflus que l'on amasse dans nos maisons et qui nous rendent esclaves. Mon père avait l'habitude de dire que la possession est un asservissement, comme je comprends ses mots en voyage à vélo, et encore plus à pied lorsque tout ce que je possède n'excède pas les 10 kilogrammes.
Revenons au 15 mai. L'objectif du jour est la petite ville de Tempio Pausania. Elle se situe à l'intérieur des terres. Nous allons renouer avec les bonnes grimpettes. Mais avant de démarrer, une visite un lieu très pittoresque qui domine notre camping s'impose. Il s'agit du site de Roccia dell'Orso. Énormes rochers posés au sommet d'un tertre, offrant un large point de vue sur les environs, en particulier sur les îles faisant face à Palau. Les formes de ces blocs géants rappellent différents animaux, ours, dinosaure et autres monstres plus ou moins préhistoriques. Comme ils sont très visibles de la mer, ils ont toujours servi de repère aux marins de l'antiquité. De ce fait, ils sont mentionnés dans des écrits anciens . Nous y montons tôt et sommes seuls. Lorsque nous en descendons les premiers cars déversent leurs flots de visiteurs pour la plupart allemands.
Il est temps de mettre le cap sur Tempio. Effectivement ça grimpe dur, mais la route est agréable, pas trop de trafic, chaleur tempérée et cette verdure qui nous entoure de toutes parts. Vers les treize heures nous effectuons quelques courses et mangeons à l'entrée de la ville. Cet après-midi nous aurons tout loisir pour visiter. Cette cité possède un joli centre, bien regroupé autour d'une petite place. De nombreuses constructions, palais églises en granit donnent du caractère à l'ensemble. Nous déambulons dans des ruelles ombragées, enserrées entre des maisons toute en hauteur, un peu à la manière des villes de montagne, comme dans le Dévoluy par exemple. Le nombre d'édifices religieux est important et leurs dimensions souvent imposantes. La promenade est instructive et fort plaisante.
De toute évidence à part l'hôtel il n'est pas possible de trouver de quoi passer la nuit. Nous reprenons la route vers le village d'Aggius, qui se trouve dans un lieu charmant, verdoyant et vallonné. Deux beaux dômes granitiques dominent les maisons. A la sortie du bourg, juste à côté du cimetière sous une futaie, un coin discret et pratique nous permet de nous installer en toute quiétude, après 67 kilomètres pour ce jour.
La proximité du cimetière est très pratique pour l'eau. Evelyne va s'y laver sommairement. Pour ma part je n'ose pas, ayant peur de déclencher la colère, si je me fais découvrir dévêtu dans ce lieu. Cette dernière soirée a des petits relents de nostalgie. Alors que les pâtes cuisent Rafik découvre une sente, qui monte à l'assaut de l'un des dômes granitiques, en courant nous nous y engouffrons. Très vite cela devient raide, mais une main courante aide au déplacement et assure la sécurité. Une centaine de mètres sous le sommet le terrain se redresse et le chemin équipé prend fin. Devant nous une belle dalle en granit fauve inclinée à 60 degrés, parcourue d'une large fissure à la prise franche nous invite à poursuivre. Nous n'hésitons pas longtemps et la remontons les pieds en adhérence les mains bien calées en empoignant son rebord tranchant. Sur ce granit bien rugueux, à gros grains, qu'il est bon se mouvoir. Bien entendu il est préférable de ne pas glisser, donc garder un peu de vigilance et ne pas succomber à l'euphorie du mouvement et à la sensualité du contact. Je me surprends à imaginer que cette dalle fissurée s'élance sur mille mètres, hélas non! Rapidement le rocher se couche et les mains ne sont plus nécessaires, et après quelques contours le sommet est atteint. Une vue magnifique s'étend sur la région, rochers qui pointent au milieu de zones vertes avec des villages disséminés au gré des mouvements de terrain. Mais au fait, il ne faut pas traîner, nous nous sommes enfuis en cachette à deux, alors que le repas était presque prêt. Vite nous repartons et dévalons ces dalles, sur lesquelles de gros blocs sont disposés en équilibre. Evelyne et Jean nous attendaient patiemment pour notre dernier repas en commun. L'endroit est bien choisi, non seulement il est très discret, mais en plus il offre une table et des bancs, le grand confort!
17 mai
Lever matinal, petit déjeuner gai, nous savons qu'une expérience de deux semaines particulièrement enrichissante dans de nombreux domaines arrive à son terme. Nous réalisons tout étonnés, que cela fait déjà quinze jours que nous roulons ensemble. La fin de cette aventure à quatre est imminente. Pour trois kilomètres, et de plus en descente, notre chemin est encore commun. Ça y est, le voilà le carrefour de la séparation. Nous nous arrêtons, quelques photos sont prises, on se fait tous une grosse bise. Evelyne et Rafik prennent la route de Castelsardo tandis que Jean et moi partons plein nord pour traverser la région de la Gallura par son centre. Un peu tristes, mais ne pas se poser de question, le voyage continue. Dans un paysage de campagne ponctué de gros rochers de granit fauve puis de porphyre rouge nous retombons rapidement sous le charme de cette nature riante. La Gallura est très jolie en son centre, ce que nous n'avions pas perçu lorsque nous l'avions longée par le bord de mer sur la côte ouest. Une grande descente, grand braquet et nous appuyons à en être étourdis. Je bats mon record de vitesse, 73,5 kilomètres à heure. Le vélo reste bien stable et je n'ai pas vraiment une impression de grande vitesse. Cependant attention, il faut penser à freiner, je vais quasiment à la vitesse des quelques voitures qui me précèdent. Si elles freinent, je n'ai aucune chance d'en faire autant, donc il me faut relâcher. J'aurais peut-être pu gratter un petit quelque chose en plus! Nous rejoignons un peu plus tôt que prévu la grande route en bord de mer, suite à un croisement passé sans doute trop rapidement. Nous débouchons au moment où deux jeunes cyclotouristes allemands passent. Ça y est c'est reparti j'appuie à fond pour les poursuivre. Je faiblis, Jean passe devant et contre le vent garde une bonne vitesse, je m'abrite derrière et le nez dans le guidon je force. Ah là là!! Les vieux ça veut toujours avoir l'illusion que c'est encore jeunes!! J'en connais certaines, qui, si elles me voyaient, ne pourraient s'empêcher de dire que je suis toujours aussi c... que lorsque j'avais vingt ans. C'est peut-être ça le secret de la jeunesse, rester c...? Le trajet jusqu'à San Teresa est enlevé en un temps record. Nous débouchons sur le port vers midi. Le prochain bateau est à 15 heures30. Nous nous installons à l'abri de la chaleur sur le quai et faisons notre dernier repas sarde, avec notre dernière bouteille de vin rouge de l'île. La bouteille y passe aux deux tiers. Est-ce raisonnable? Nous avons encore une trentaine de kilomètres à parcourir en Corse, de Bonifacio à Porto Vecchio. Mais nous avons cinq bonnes heures pour digérer somme toute une quantité de vingt cinq centilitres par tête, même si je pense en avoir bu un peu plus que Jean! A 17 heures nous serons bien en-dessous des 0,5 fatidiques. En effet attention à vélo c'est le même tarif qu'en voiture en cas de dépassement, ce qui est normal. La police a constaté que de plus en plus de gens qui se rendent à des fêtes, sachant qu'ils allaient boire, utilisent un vélo. Ce qui tout naturellement a entraîné une recrudescence des accidents avec ce moyen de déplacement. Donc maintenant les cyclistes sont dans le collimateur, avis aux amateurs!
En attendant de traverser vers la Corse, nous discutons avec un couple qui vient d'effectuer en voiture un périple de 10 jours en Sardaigne. Ils sont enchantés de leur séjour, mais sont contents de rentrer, car ils en ont assez de trop manger dans les agritourismes. On en arrive à un véritable paradoxe en matière de voyage. Je réalise tout le bien-être que procure le voyage spartiate, en ayant un repas consistant par jour, généralement constitué de riz ou de pâtes. Même de riz de basse qualité, en effet il y a quelques jours une Allemande nous a proposé, car ses vacances arrivaient à leur terme, un paquet de deux kilos de riz de la pire qualité. Eh bien! Ces grains cassés qui cuisent mal je m'en régale, et ce n'est pas une histoire de radinerie, probablement le plaisir de la rusticité maximale.
La traversée a lieu à l'heure prévue. L'arrivée sur les falaises de Bonifacio dans l'après-midi alors que les rayons du soleil les frappent perpendiculairement, en les faisant resplendir, est un spectacle époustouflant. La vue de ces maisons toutes petites, serrées tout en-haut de ce mur blanc stratifié en surplomb donne presque le vertige. On s'attend à les voir basculer dans la mer. Les nombreux gros blocs empilés au pied de la paroi apportent la preuve évidente que la falaise est travaillée par la mer. La rentrée dans le chenal est spectaculaire. Les remparts de la citadelle défilent en nous dominant d'une belle hauteur. Un voilier de grande taille, aux proportions parfaites est à l'escale. Me déplacer en bateau me donne toujours une véritable impression de voyage, surtout lorsqu'on domine d'assez haut les flots. Sur le quai une meute de motos se tient prête à embarquer. Cela réveille chez moi de vieux souvenirs de folie, à l'époque où le permis moto était à seize ans. Dès cet âge mon père m'avait acheté l'une des plus puissantes motos du marché, une T500 Suzuki, gros deux temps, qui m'a donné des émotions dont je garde un souvenir précis presque quarante ans après. Mais et mais de taille, la contre-partie intolérable de cette époque, c'est que nombreux sont mes camarades d'alors, qui n'y ont pas survécu. Ce que l'on retient dans sa vie ce sont surtout ces moments où l'on ne sait pas très bien si on est encore parmi les vivants ou si on a déjà le billet pour l'au-delà en main. L'alpinisme m'a aussi procuré ce genre de sensations mais de façon moins actuelle, l'action étant plus lente, l'analyse de la situation, hors chute de pierres et avalanches, permet de mieux participer au devenir d'une situation qui s'avère hypothétique. En moto l'excès de vitesse est très difficile à gérer, car l'automobiliste, et c'est normal, n'est pas préparé à voir surgir des bolides à des vitesses déraisonnables. J'arrête sur le sujet, car maintenant je suis un adepte inconditionnel du respect de la vitesse sur la route.
Après ces errements philosophico-débiles revenons à la réalité du moment. Le débarquement effectué, nous prenons la direction de Porto Vecchio. Une fois passée la petite montée de sortie de la ville que nous connaissons bien, les vingt cinq kilomètres à venir sont une délectation. Un terrain peu accidenté, agrémenté d'un bon vent favorable, nous permet de filer, je dirais même de nous envoler à plus de vingt de moyenne. Dans les descentes le cinquante est fréquemment atteint et sans forcer, quelle jouissance! En un temps record nous rejoignons un camping à l'entrée de la ville. Le compteur pour ce jour affiche 85 kilomètres. Comme d'habitude l'installation prend quelques minutes, après plus de vingt jours, la manœuvre ne présente plus aucun secret. Et bien entendu encore une fois le site est presque vide. Le mois de mai est un mois idéal, des fleurs partout et presque personne.
Ensuite nous partons visiter cette ville balnéaire pleine de charme. J'y étais venu en novembre de l'année passée pour raison professionnelle et ce mélange des genres me procure une drôle de sensation.
Notre projet pour les jours à venir, est de traverser la Corse par son centre afin de rejoindre Bastia. Comme c'est étrange, depuis que nous avons quitté nos amis et la Sardaigne, j'ai vraiment l'impression d'être engagé dans un voyage nouveau complètement déconnecté de ce que nous venons de vivre. J'imagine facilement que de segmentation en segmentation, on puisse nomadiser un temps non déterminé de découvertes en expériences en perdant la référence au temps. Le secret pour durer et garder sa motivation au cours de ses errances, c'est peut-être de bien connaître son degré de résistance, et rester à un niveau où l'effort est plaisant sans être monotone et sans dépasser sa capacité d'endurance. Bien entendu cela n'exclut nullement un peu de souffrance, due à l'effort ou à la météo, afin de pimenter l'aventure. Alors l'alchimie de l'alliance du corps et de l'esprit, plaisir aidant, fait que l'on n'a plus envie de rentrer à la maison. Je pense au livre de Bruce Chatwin «Anatomie de l'errance»,dans lequel il aborde ce thème éternel du chez soi, qu'il est indispensable d'avoir, pour pouvoir le fuir. Paradoxe de l'être humain, peut-être plus présent chez l'homme que chez la femme, différence jamais facile à concilier dans un couple.
18 mai
Nous renouons aujourd'hui avec les étapes avec gros dénivelé. La route doit nous conduire à Zonza, puis au col de Bavella. En quittant Porto Vecchio devant un lycée des élèves attendent le début des cours. Que pensent-t-ils de ces deux individus lourdement chargés qui passent devant eux un lundi matin? Pour ma part en les regardant, je me rappelle ma rentrée en sixième au lycée Ampère à Lyon, il y a longtemps, et pourtant j'ai l'impression que c'était hier. La seule chose à en déduire, profiter du moment présent et ne pas hésiter à vivre, ça passe très vite une vie. Avec Jean au cours de nos discussions nous sommes arrivés à la même constatation: on part toujours malgré, car il y a une multitude de raisons pour ne pas partir, qui vont du mal de dos à la famille qui vit cela comme un abandon.
Très vite nous rentrons dans le vif du sujet. L'Ospédale, petit village perché, mille mètres de dénivelé en 15 kilomètres. L'effort se fait intense, la route semble escalader les montagnes jusque dans le ciel, mais le plaisir demeure. Arrivés au pied du village, je dis à Jean «Nous sommes bientôt arrivés». Alors une voix sort de derrière une haie et rajoute « Le dernier kilomètre vous allez voir, je ne vous dis rien». Nous ne voyons personne, les buissons parlent-ils? En Corse tout est possible. C'est bon, nous sommes avertis. Nous commençons par voir que le kilomètre en fait deux, et effectivement la pente est supérieure à 10% avec des épingles demandant de s'arracher. D'autre part la route est pleine de trous ce qui ne facilite pas l'effort. Et le bouquet, nous contournons le village sans rentrer dedans. Lorsque nous le réalisons il est un peu tard et l'idée de redescendre ne nous effleure pas. Nous arrivons au barrage qui porte le nom du village. Le lieu est magnifique. L'altitude fait que la température est agréable. Un peu plus loin nous décidons d'une halte afin de boire un café dans une buvette. Le gros de l'effort du jour est fait. Pour rejoindre Zonza, nous nous laissons glisser le long d'un itinéraire serpentant dans un décor de rêve, où les montagnes rivalisent de beauté. A un détour de la route, les aiguilles de Bavella apparaissent soudainement, je freine pour pouvoir les admirer. Mes pieds solidarisés à mes pédales sont le dernier de mes soucis, mais pas pour longtemps. Boum! Quatrième chute, et là je me luxe le pouce droit. Ce n'est pas dramatique, j'arrive toujours à tenir fermement mon guidon. Je ne sais pas si tous les cyclotouristes tombent à la même fréquence? Un peu avant Zonza, le camping municipal nous attend, lieu bucolique et accueillant au milieu d'une forêt aux arbres épars. Nous montons nos tentes, déposons nos bagages et partons faire des courses. Le déjeuner sera succulent, constitué de Lonzo et fromage corse, accompagnés de l'incontournable vin rouge corse. L'après-midi est consacré au farniente jusque vers cinq heures. Il est alors temps de s'attaquer au col de Bavella, une dizaine de kilomètres que nous grimpons à un bon rythme. Spectacle sublime que ces aiguilles d'une part granitiques et de l'autre porphyriques. Nous restons une demie-heure à profiter de l'ambiance du lieu. Puis le plaisir de la glissade rapide vers Zonza nous procure de bonnes et belles sensations. Nous avons décidé de revenir sur nos pas, car la descente sur Solenzara, si tentante qu'elle soit, nous aurait éloignés du cœur des montagnes où nous voulons rester. De nouveau à Zonza, l'attrait de la Pietra, la fameuse bière à la châtaigne, est irrésistible. L'étape de demain devrait être dure par des routes peu fréquentées. Nous demandons au barman si la route de Ghisoni est bien celle que nous voyons commencer à quelques mètres de la terrasse du café. Il nous répond surpris « Pas du tout Ghisoni ce n'est pas par là. Il faut passer par la côte». À mon tour d'être étonné. Je lui montre la carte et la route au milieu des montagnes qui passe par les cols de la Vaccia et de Verdé. Alors sa réponse est une répartie d'anthologie «Oh! Mais là c'est le nord, on y va jamais». Le tout avec un accent corse à couper au couteau. Le ton est donné, notre route ne sera pas fréquentée. En quelques kilomètres nous sommes de retour au camping. La nuit sera fraîche, j'aurai un peu froid car depuis notre départ j'ai pris l'habitude de dormir hors de mon sac de couchage. Ce jour nous avons fait 70kilomètres, ce qui semble peu, mais l'effort a été intense et la journée bien remplie.
19 mai
Lever matinal, il fait froid. Les habits sont les bienvenus pour démarrer. À nouveau la traversée de Zonza, puis nous empruntons la D 420 direction Quenza. Trois autres villages accrochés à la montagne sont traversés avant d'arriver à Aullène. De cet endroit une route minuscule monte en direction du col de la Vaccia. Régulièrement elle suit un fond de vallée puis escalade un pan de montagne à flanc, pour nous conduire vers les 1200 mètres d'altitude au col. Pratiquement personne, seule une moto passe. Nous faisons une pose pour photographier un gros cochon qui paît tranquillement, oui qui paît à la manière d'une vache! D'abord il se montre farouche et ne se laisse pas approcher. Puis de son plein gré, il se rapproche comme s'il avait compris que nous n'allions pas le transformer tout de suite en lonzo et autre coppa. La descente sur le versant opposé est en très mauvais état, goudron déformé et trous partout. Les mains crispées sur les freins, cela devient rapidement un supplice. La chaussée change, de toute défoncée elle passe à toute neuve. L'effet est presque le même, car la couche de gravillons est épaisse. Il est dangereux de rouler sur ce tapis instable, et il indispensable de se servir des freins avec agilité et tact. Tout a un fin, même les tapis de gravillons. Au cours de cette descente nous ne sommes pas allés beaucoup plus vite qu'à la montée. S'offre à nous le village de Zicavo. La halte est la bienvenue. Un groupe de randonneurs est engagé dans la traversée de la Corse d'ouest en est. Après avoir englouti quelques spécialités locales et avoir satisfait au rite du café, malgré la chaleur nous partons à l'assaut du col Verde. Comme pour le précédent, la route monte régulièrement et l'effort demandé n'est jamais brutal. Plus nous montons, plus la vue porte loin, immensité de verdure dans laquelle se cachent de petits villages aux maisons serrées, dominés de montagnes enneigées telles des sentinelles qui veillent et qui contribuent à donner à cette île son caractère unique. Les derniers kilomètres avant le col semblent ne jamais finir, surtout que suite à une mauvaise évaluation, nous nous sommes lancés dans un sprint sur ce qui n'était pas le dernier kilomètre. Enfin le voilà. Un groupe de cyclistes belges à vélo de course avec assistance logistique y stationnent. Nous entamons une discussion animée ponctuée d'éclats de rire. Traditionnellement à cette période de l'année ils partent pour une semaine de vélo. Jean leur indique une route qui les conduira au col de la Vaccia en évitant les gravillons puis les trous. Après avoir pris congé, nous nous laissons emporter dans une descente d'une vingtaine de kilomètres qui nous conduira à Ghisoni. Un peu plus loin nous renseignons deux jeunes cyclotouristes qui verraient d'un bon œil la fin de cette rampe, moment qu'ils attendent avec une certaine impatience. Comme quoi nous ne sommes pas les seuls fous dans ces contrées reculées. Après une bonne partie de plaisir Ghisoni est atteint. Très gentiment on nous autorise le camping sur un site laissé à l'abandon ou presque. Le cadre est magnifique. De belles aiguilles rougeoyant au soleil couchant nous offrent un spectacle de premier choix. Le compteur affiche 93 kilomètres pour la journée. Perchés sur notre petite terrasse herbeuse au milieu des arbres nous sommes seuls et nous nous trouvons royalement bien. Autour d'une grosse platée de riz et une bouteille de Patrimonio nous refaisons le monde. Ce type d'errance que nous pratiquons depuis presque un mois, est devenu un mode de vie. Montage et démontage de tentes, repas et toutes les contingences de la logistique ne nous posent plus aucun problème. Nous avons même le confort de posséder une dizaine de lyophilisés qui nous permettraient en cas de besoin au moins quarante huit heures d'autonomie. Au fond de nous, c'est avec un peu d'appréhension que nous sentons la fin du voyage arriver. Même par les montagnes et en plein milieu, la Corse se traverse assez vite. Si besoin, un signe qui ne trompe pas, la carte au 100 000 numéro 74 nous la quitterons demain pour sa sœur la 73. Bastia n'est plus qu'à 80 kilomètres à vol d'oiseau, cependant notre itinéraire en comporte cent de plus. Nous allons faire tout notre possible pour rester cachés sur de petites routes loin de tout, en particulier nous ne passerons pas à Corté.
20 mai
La nuit a été excellente, et comme d'habitude le chant des oiseaux nocturnes et diurnes nous a accompagnés. Le temps est très beau ce matin. L'impatience de rouler nous tenaille, poussés par la curiosité. En effet notre itinéraire fait de tels tortillons sur la carte qu'il est difficile d'en évaluer la longueur et la difficulté. Avant de quitter Ghisoni nous effectuons quelques courses dont l'achat d'un magnifique pain. L'itinéraire commence par la descente des profondes gorges qui passent par le défilé de l'Inzecca. Tout est tellement joli que nous marquons des arrêts au moins tous les kilomètres. Une petite rivière, courant sur une roche blanche ponctuée de gros blocs polis, joue à cache cache entre ombre et lumière, et tout autour s'étalent de grandes forêts de pins couronnées de montagnes enneigées.
Un minuscule embranchement au bas des gorges et c'est reparti pour 15 kilomètres de montée bien raide jusqu'au village de Vezzani. Dans cette portion de route, nous croisons des cyclistes lancés sur leur vélo de course. L'un d'eux, en nous voyant arque boutés sur nos pédales avec notre gros chargement, s'écrit « Du vélo comme ça, ah non merci!». C'est gentil! Mais il n'imagine pas à côté de quels plaisirs il passe! Cependant la fatigue se ressent et nous oblige à une pose, qui nous ragaillardit. Puis rapidement nous basculons sur l'autre flanc de la montagne. Que cette Corse profonde est belle. De nombreux villages s'accrochent aux pentes des montagnes ou colonisent leurs crêtes. De nouveau le fond de la vallée est atteint. Corté n'est qu'à une dizaine de kilomètres, mais nous lui tournons résolument le dos et suivons la nationale sur une courte distance. Un pont, juste derrière à gauche, une route confidentielle nous permet de continuer notre itinéraire buissonnier. Après huit kilomètres raides sous le caniard, nous pénétrons dans un village perché. À sa sortie juste avant les dernières maisons, une petite terrasse. Le bar semble fermé, alors le miracle se produit. Le propriétaire, les 80 ans largement dépassés apparaît et nous invite à prendre place. Les deux heures que nous passons en sa compagnie sont un délice. Tout d'abord avec notre lonzo, nous avons droit au vin qu'il produit, très fruité ayant du corps et pas trop d'alcool. Il est la mémoire du temps passé dans cette région reculée. Il nous parle de la vie à l'époque où le village comptait 550 âmes. Les champs n'étaient pas abandonnés au maquis. Des dizaines de paires de bœufs constituaient l'élément moteur de cette agriculture. Il nous relate l'histoire de ce gendarme ayant passé sa carrière ici, et qui vit maintenant dans une cage à lapins à Nice. Il ne se console pas d'avoir quitté la Corse. Il nous raconte aussi la guerre. Les Italiens qui étaient pire que les Allemands. Ces derniers rentraient à l'église désarmés, par contre les Italiens assistaient à la messe avec leurs fusils. Des rancœurs profondes en sont restées. Puis une fois l'île délivrée, ainsi que quelques milliers de jeunes Corses, il a été mobilisé dans les armées alliées. Il finira la guerre quelque part dans la vallée du Doubs. Nous avons droit à un couplet sur les autonomistes, manifestement il ne les porte pas dans son cœur. Leur chef aurait un père italien et donc ne serait même pas corse. Lorsque nous lui demandons ce que veut dire cette inscription à la peinture que l'on a vue plusieurs fois écrite en gros au beau milieu de la route: FRANCIA FORA. D'un air désabusé il nous apprend que cela signifie, la France dehors, ce que nous supputions. Pour finir il nous offre une myrte, c'est excellent, mais attention la route est encore longue et pentue cet après-midi. Nous le remercions vivement avant de prendre congé. En effet pour une somme modique, il nous a procuré un grand moment de plaisir, satisfaisant pleinement notre palais et notre curiosité.
La route serpente dans la montagne et relie entre eux des villages perdus, qui se cachent dans la végétation. La perspective de toits se découpant sur le ciel le long de crêtes avec en arrière-plan de grandes montagnes enneigées est caractéristique de cette Corse sauvage. À Erbajolo à l'entrée du bourg, une église et devant, une route minuscule la D16 part tout droit dans la pente. Nous avons vraiment l'impression de nous diriger vers nulle part. Un petit carrefour à 1000 mètres d'altitude, un éleveur de porc nous renseigne. Une descente d'une raideur inhabituelle, en pleine forêt, permet des perspectives étonnantes. Jean me précède d'une centaine de mètres, j'ai vraiment l'impression qu'il est très très bas. Nous hésitons encore, car la carte ne semble pas en cohérence avec ce que nous a dit l'éleveur. Nous avons l'explication un peu plus tard. La piste que je voulais suivre n'est pas praticable à vélo, car il y a de nombreuses marches pour escalader le col, qui conduit directement au village que nous voulons atteindre. Donc sans aucun remord nous nous engageons sur la route préconisée. Avec le soleil de fin d'après-midi, ce décor de villages agrippés au sommet de rochers est d'une beauté exceptionnelle, le tout baignant dans une lumière diffuse. L'envoutement est total, le charme du lieu nous subjugue. Encore une fois nous avons de la difficulté à avancer tellement à chaque changement de perspective l'émerveillement joue pleinement du fait du spectacle qui se dévoile au regard. Cette féérie est exacerbée par les rayons solaires rasants, qui mettent en relief les couleurs tout en révélant des jeux d'ombres et de lumières à couper le souffle. Il est de ces ambiances exceptionnelles, où l'esprit est complètement accaparé, au point d'en oublier le flot de pensées parasites qui brouille en permanence le fond de l'esprit. On en ressent une forme de plénitude, que l'on aimerait permanente. Mais le charme finit inéluctablement par se rompre. Cela se produit lorsque nous atteignons la très relative grande route D14, à quatre kilomètres de Bustanico, notre point de chute. Le compteur affiche pour ce jour 78 kilomètres et le dénivelé dépasse très probablement les 1200 mètres. Mais comment mesurer dans ce dédale et cet enchevêtrement de routes. Je sais que les puristes me rétorqueront, qu'il suffit d'avoir un GPS. Mais sans doute signe de vieillesse précoce et d'inadaptation au monde moderne, je suis philosophiquement contre. Des arguments je n'en ai pas beaucoup, si ce n'est que les cartes me font rêver et que je revendique le droit de me perdre. D'ailleurs de l'importance de savoir si le dénivelé faisait 1250 ou 1500 mètres? Le village est formé de deux bourgs distants par la route d'un kilomètre, mais quel kilomètre, un bon 12%. Dans la partie haute, un hôtel, niché en pleine pente, nous ouvre ses portes bien que paradoxalement il ne soit pas ouvert. De la chambre, la vue porte en face dans le lointain, sur le massif du Cinto. L'hôtelier est très sympathique et serviable. Le repas typiquement corse qu'il nous concocte est original et fin. En particulier son entrée, dont malheureusement je n'arrive pas à me remémorer le nom. Une pâte au four fourrée d'une multitude d'herbes plus odoriférantes et goûteuses les unes que les autres. L'ensemble de ces saveurs s'alliant, sans s'annihiler mutuellement, pour procurer une explosion de plaisirs en bouche.
21 mai
A la joie de se trouver dans une région aussi extraordinaire, s'oppose insidieusement l'idée que le voyage va bientôt toucher à sa fin. Mais n'y pensons pas. Aujourd'hui nous rentrons au cœur d'une zone mythique, la Castagniccia. Pour les puristes, et tous les Corses le sont, elle commence au col qui nous domine du haut de ses mille et quelques mètres. Notre très sympathique hôte, dont l'établissement est en bordure mais en dehors de la Casatagniccia, nous fait cette remarque quelque peu désabusée: «Elle commence là-haut la Castagniccia, mais des châtaigniers on en a autant qu'eux!». Réplique mortelle qui ne souffre pas la contestation! L'étape du jour sur la carte est encore matérialisée par une multitude de tortillons difficiles à démêler. Je demande son avis à l'hôtelier qui me répond: «Vous savez pas où c'est la Pooorta, vous y êtes jamais allé à la Pooorta, eh bien moi non plus!» Sur ces entrefaites, le petit déjeuner qu'il nous sert est copieux et de grande qualité. Cet hôtel dans la partie haute de Bustanico, juste posé dans un virage, nous le recommandons tout particulièrement. Et pour ceux qui veulent réserver je peux même donner le numéro de téléphone.
Notre dernière journée, perdus dans la montagne corse, commence et nos attentes ne seront pas déçues. Ce jour est le jeudi de l'Ascension, jour férié, et bien nous ne verrons quasiment personne jusqu'au fameux village de la Porta, seulement quelques autochtones toujours très gentils et prompts à la discussion. Cette route déserte en pleine montagne nous semble presque irréelle. Parfois elle s'envole vers le ciel avec des pourcentages de montée à deux chiffres. Mais notre plaisir est tel, que nous ne ressentons aucune difficulté, tout absorbés à nous imprégner de l'esprit de ce pays hors du commun.
Vers 13heures30 sonne le moment de l'arrêt. Dans une minuscule bourgade à l'ombre d'un châtaigner, nous prenons place sur le muret de la route dans un virage et commençons notre repas. Que l'endroit est paisible, une fontaine prodigue une eau fraîche, et les habitants ont poussé l'attention jusqu'à mettre un verre à la disposition du passant. Bien abrités du soleil qui darde ses rayons, nous avons tout loisir de contempler une fois encore vers le centre de l'île de grandes montagnes enneigées. Que ce contraste est étonnant par cette chaleur! De l'autre côté de la chaussée une maison carrée possédant une terrasse, sur laquelle deux dames sont installées. L'une d'elles nous apporte très gentiment sur un plateau deux cafés. Un vieux monsieur arrive d'un petit chemin et cherche quelque chose sur le talus herbeux. Intrigué, je lui demande quel est l'objet de son attention. Alors il m'explique que selon la tradition corse, il recherche l'herbe de l'Ascension. Il s'agit d'une petite plante de quelques centimètres, dont on fait un bouquet et que l'on suspend chez soi, en attendant qu'au cours du mois à venir il fleurisse sous la forme de minuscules fleurs blanches. Il m'offre son premier bouquet, que je protège religieusement dans ma sacoche de guidon. Il est arrivé sans dommage à Lyon. Je l'ai suspendu dans mon jardin et effectivement des petites fleurs ressemblant à des étoiles de mer miniatures à six branches commencent à s'épanouir. Pour le moment elles sont vertes, mais vont sans doute évoluer, car il faut un délai d'un mois et pour le moment cela ne fait que deux semaines. Je les regarde de jour en jour avec un plaisir non dissimulé, pensant à ce vieux Corse qui m'a communiqué sa tradition. Une dame se promène le long de la route, elle s'arrête se désaltérer et engage la conversation avec Jean. Elle n'est pas Corse d'origine, mais il y a bien longtemps que son Lot-et-Garonne natal appartient au passé. Son lieu d'habitation est un minuscule groupe de maisons sur une butte, qu'elle nous montre. Elle y demeure depuis bientôt trente ans. L'idée de partir ne l'a jamais effleurée. Dans ces lieux reculés, la distance la protège de la folie du monde. Son discours révèle toute la passion qu'elle éprouve pour ces montagnes privilégiées. Elle fait une comparaison avec la Haute-Ariège, où elle a habité. En effet, on peut trouver des similitudes entre ces régions de montagnes sauvages et désertifiées. La Haute-Ariège je la connais bien et c'est effectivement une région qui me procure de grandes émotions. J'en ai gravi la plupart des sommets, l'Estat point culminant, qui s'élève à 3143 mètres, et aussi le Rouch sauvage tas de cailloux, le Maubermé qui s'élance, plutôt se cabre sur sa partie finale d'un jet sur au moins 600 mètres de dénivelé, le Certescans qui est aussi mystérieux que son nom, le Vallier, sentinelle avancée, sans doute le plus esthétique, le Pic Rouge de Bassiés mon préféré, et nombre d'autres. Les dénivelés sont toujours importants et jamais en dessous des 1600 mètres et cela va jusqu'à plus de 2000, et cerise sur le gâteau la plupart de ces sommets sont généralement déserts et pas toujours équipés en refuges. Oui de toute évidence ces hautes terres corses et ariègeoises ont des points communs, comme si un même esprit y régnait et rentrait en harmonie avec certains êtres.
Nous restons deux heures et demie sur notre bord de route et nous n'y perdons pas notre temps. Ces rencontres dues au hasard ce sont les plus belles. S'arracher au sortilège du lieu n'est pas facile, cependant nous reprenons notre route. Après une multitude de virages, tout en bas la Porta apparaît. Une route particulièrement tortueuse nous y conduit. Cette magnifique petite bourgade nous accueille sur une place très originale bordée d'une magnifique église baroque flanquée d'un grand campanile. Il s'y déroule sinon un concert d'orgue, tout du moins une démonstration et nous prenons place pour un moment de recueillement. En sortant de l'église, auprès d'un barman je m'enquière des possibilités de camper. Il interpelle une femme assise à la terrasse du café en face: «Oh Ginette ! Où ils peuvent aller camper?» Avant qu'elle ait pu s'exprimer, plusieurs voix s'élèvent et répondent: «Sur le terrain de sport à côté des pompiers, il y a tout ce qu'il faut et même de l'eau». Nous remercions et partons nous installer à l'endroit indiqué. Effectivement le site est superbe et très pratique. Que les gens sont gentils dans tous ces villages corses, avec spontanéité toujours heureux de nous rendre service. C'est le dernier soir, demain Bastia, adieu la montagne corse et ses habitants. Nous terminons la soirée dans un petit restaurant typique. Aujourd'hui nous avons parcouru seulement 42 kilomètres, comme si cette région nous ne voulions pas la quitter, et que nos roues collaient à la route pour nous y retenir.
22 mai
La nuit a été très bonne. Le réveil se fait en fanfare comme si tous les oiseaux de l'Île de Beauté venaient nous dire au revoir. Une multitude de chants différents se superposent et se mélangent. Certains s'apparentent à des sifflements plus ou moins forts sur des modulations diverses, d'autres à des piaillements et certains à de véritables cris presque des hurlements de colère voire des interpellations vindicatives. Je n'avais jamais entendu quelque chose de comparable. Je reste médusé un long moment à écouter tout ce monde animal qui s'éveille. Nous nous levons, prenons le temps de bien petit-déjeuner, comme nous avons pris l'habitude de le faire depuis un mois. Le terrain de foot est entouré jusque haut dans la montagne par des constructions. Une l'église au clocher effilé brille au soleil levant. Le tout est noyé dans la verdure. Et tout là-haut quelques parois rocheuses ajoutent une touche à la beauté du tableau.
Encore une quinzaine de kilomètres et la Castagniccia sera derrière nous. Une magnifique forêt ombragée, garde toute la fraîcheur de la nuit. Nous la parcourons tous sens en éveil, elle nous délivre les derniers parfums. Tout à loisir, nous observons la multitude de porcs se sauvant mollement à notre approche. Cela va du cochon bien rose au sanglier bien gris, avec tous les intermédiaires, tels des patchworks sur pattes. Au fond de la vallée nous voyons grossir la nationale que nous ne voulons pas rejoindre. Aujourd'hui pas de grand braquet dans cette longue descente, mais les freins serrés un peu à la manière du cœur. Inexorablement la grande route approche. Le bruit de la circulation dense se fait de plus en plus prégnant. Et voilà, cette maudite nationale marque la limite de la Castagniccia, que nous quittons bien à regret. Par une succession de montées et de descentes au milieu d'un flot de véhicules dense nous rejoignons Bastia. L'aventure prend fin. Demain départ matinal. Nous passons la nuit dans un camping. Nous nous y sentons mal à l'aise, la transition est trop brutale.
23 mai
Heureusement nous quittons ce lieu aux aurores pour être à l'heure, heureux de fuir cet endroit que nous ressentons comme hostile. Un petit désagrément, nous ne voyons pas comment éviter de nous engager dans un tunnel interdit aux vélos. Mais grand braquet aidant et gros coup de pédale, nous allons presque aussi vite que les bus, tout du moins dans la première partie qui descend légèrement.
Le bateau manœuvre et se met à quai. Les foules embarquent, nous sommes les seuls à vélo. Nous avons la joie de voir des baleines à la hauteur du cap Corse.
Nous débarquons à 15heures30 à Nice. Jean continue à vélo jusqu'à Saint Raphaël, où il compte prendre le train pour Tarbes. Je sens qu'il n'a pas envie de rentrer. Pour ma part, j'aimerais bien prendre le temps de retourner à Lyon par les Alpes ou les Préalpes, en prenant le temps de digérer seul ce mois fabuleux que nous venons de passer. Mais il faut aussi penser aux autres. Ceux, qui restent et attendent, éprouvent un supplice qui n'en finit pas, une sensation de temps comme immobile.
Pour une première expérience à vélo, même si parfois j'ai ressenti la route comme un enchaînement et le trafic comme une menace, j'en retire de multiples satisfactions et je vais renouveler ce genre d'expérience en groupe et seul aussi. Je me verrais bien traverser la France seul uniquement par de toutes petites routes voire des chemins en campant par exemple aux confluents des rivières, endroits généralement aérés presque toujours accueillants. À court terme si tout se passe comme prévu, une grande aventure de deux mois en compagnie de Jean en août et septembre m'attend, mais laissons venir.
23:50 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : vélo, mer, montagne