29/11/2010
Les chemins oubliés de Bolivie
Chemins oubliés de Bolivie
Au cours de notre descente de l’Amérique du Sud, nous voulons passer par les parcs nationaux au nord du Chili et rejoindre de là la Bolivie et ses deux grands déserts de sel. D’après nos renseignements, il faut se rendre à Sajama et de là passer la frontière chilienne. Alors la traversée de ces parcs réputés pourra commencer. Mais voilà, nous sommes au bord du lac Titicaca et la question que nous nous posons est la suivante: comment allons-nous aller à Sajama ? Par la Paz, puis rejoindre Patacamaya, et de là se rendre à la frontière à Tambo Quemado ? D’autant plus que d’après l’un des guides que nous possédons il s’agirait de la plus belle route de la Bolivie.
Après une discussion animée qui s’est déroulée sur plusieurs jours, nous optons pour une traversée directe à vélo de cette partie de la Bolivie entre le lac Titicaca et le nord du Chili. Cette région bolivienne au sud ouest du lac n’est décrite semble-il nulle part. Les questions que j’ai posées sur différents forums sont restées sans réponse. Manifestement, nous partons à l’aventure sur 300 kilomètres de piste, qui nous sont totalement inconnues. Nous découvrirons même en cours de route que l’une de nos cartes est si imprécise, qu’elle situe l’une des villes frontière dans le mauvais pays.
Donc, forts de toute notre ignorance concernant une région sur laquelle nous n’avons aucun témoignage, nous prenons la route un matin à partir de la ville frontière de Desaguadero afin de rejoindre Sajama. Desaguadero est à cheval sur le Pérou et la Bolivie. La frontière est matérialisée par le pont qui enjambe la seule rivière qui sort du lac Titicaca. Il y a une nette différence de niveau de vie entre ces deux pays. En effet côté péruvien, pays que nous venons de traverser, dans les épiceries il y a à peu près de quoi se ravitailler, ce qui n’est pas le cas en Bolivie, le choix étant beaucoup plus restreint. Heureusement, une fois entrés en Bolivie et les formalités douanières effectuées, nous découvrirons que nous pouvons sans problème et sans contrôle retourner effectuer nos courses au Pérou, comme la foule importante, qui circule sur le pont frontière, le fait.
Après un petit déjeuner dans une minuscule échoppe, alors que le soleil commence à réchauffer l’atmosphère nous commençons notre périple en direction de Sajama. Les dix huit premiers kilomètres sont un vrai plaisir sur une magnifique route goudronnée, où le trafic est peu intense. Les points de vue sur l’immensité lacustre et sur les grandes montagnes qui la bordent du côté de la Paz sont de toute beauté. Ce matin, comme c’est généralement le cas en Bolivie, l’air est calme et il fait particulièrement doux peu après l’apparition du soleil. Donc ce trajet commence sous les meilleurs augures, le long d’une eau bleu profond bordée d’herbes au jaune prononcé, contraste du meilleur effet. Aucune embarcation n’est visible. Au ciel, dans le lointain de gros nuages de type cumulus, rehaussent la scène de leurs bouillonnements cotonneux et entrelacent les hauts sommets enneigés. Ces immensités boliviennes différent complètement de ce que nous avons connu au Pérou. Je m’attendais à une certaine continuité entre les deux pays, eh bien non, nous basculons dans un monde tout autre, et nous ne sommes pas au bout de nos surprises et de notre dépaysement.
Après dix huit kilomètres de cette route excellente, un panneau indicateur signale la ville de Jesus de Machaca sur la droite. Fini le bel asphalte. Un chemin de terre rouge s’écarte du lac Titicaca en serpentant le long d’une côte qui va se perdre au milieu de collines couvertes d’une herbe jaunie par le manque d’eau. Nous prenons de la hauteur et le lac Titicaca se dévoile toujours plus. Après quelques kilomètres un petit col est atteint. Nous allons quitter définitivement la plus haute étendue lacustre du monde pour nous enfoncer dans un territoire, fraction de l’altiplano, ignoré des guides. Notre piste disparaît à l’infini de ce plateau dont nous ne discernons pas les limites. A première vue aucune habitation ne se révèle. Cette région serait-elle aussi abandonnée des hommes ? Après une halte au collet à la jonction de deux mondes, nous pénétrons plus avant dans ce nouvel univers qui sera le nôtre durant plusieurs centaines de kilomètres. Et là, de loin en loin sur cette prairie asséchée, cependant aux couleurs vives, comme de petits points épars les maisons se laissent découvrir. Elles sont construites de terre très sombre, de dimensions réduites. Les toits sont couverts de chaume ou parfois de tôle ondulée, le progrès touche ces lieux. Pratiquement aucun être humain n’est visible, mais on n’a pas du tout la sensation d’une région définitivement abandonnée. En effet tout est bien entretenu, aucune impression de ruine. Simplement des coins de notre planète, où les rythmes ne sont pas les mêmes que dans nos société occidentales prises dans le tourbillon de l’agitation.
Bien que nous soyons en route depuis plus de deux mois, que nous ayons découvert de nombreuses régions au fil de notre route entre l’Equateur et le Pérou, eh bien ce coin de Bolivie me procure une émotion forte. A part l’Amazonie, toutes les régions traversées étaient vallonnées ou montagneuses. Ici la ligne horizontale domine. Les couleurs du ciel et de la terre sont violentes et douces à la fois, un peu à la manière d’un pastel aux couleurs accentuées. Je n’avais jamais ressenti de telles sensations au contact d’un paysage. On m’avait prévenu que l’Amérique du sud surprend à la première visite, et un camarade avait ajouté la Bolivie particulièrement. C’est mon cas et je suis sous le charme.
Sur ces pistes très peu de circulation, un bus ou deux par jour relient des villages perdus aux grands centres urbains comme la Paz. La consistance du sol permet de rouler sans trop de difficulté à vélo. Parfois en bordure de chemin de petites sentes au sol lisse et dur permettent de se mouvoir à deux roues avec plus de facilité. Je ne me prive pas de les utiliser. Nous traversons un premier village et derrière une enceinte aux vastes dimensions montent les notes d’un orchestre, où prédominent les instruments à vent. Tout au long de notre voyage, ce sera une constante, la musique. L’Amérique latine c’est avant tout un continent de musique, où les gens défilent au son du tambour de la trompette et autres instruments. Un chien court mollement à ma rencontre et aboie sans réelle agressivité. Nous n’aurons plus à subir des attaques incessantes comme en Equateur et au Pérou.
La ville de Jesus de Machaca apparaît dans ce que j’appelle le lointain. En effet nous aurons tout au long de notre séjour sur l’altiplano du mal à apprécier les distances. Y-a-t-il trois cinq ou dix kilomètres ? Ce sera l’éternelle question durant les semaines à venir. Mais avec l’habitude on optera toujours pour les grands nombres. Le summum sera atteint sur les grands déserts de sel, là où l’on distingue très bien le relief qui vous fait face, alors qu’il se situe à plus de soixante kilomètres.
Nous approchons de Jesus de Machaca. Ce nom comme beaucoup d’autres dans la région me plaît et sonne avec un accent de mystère et rappelle le passé colonial espagnol. Elle semble jetée à même ce décor semi-désertique. La continuité dans la douceur des couleurs entre la nature environnante et les constructions donne une touche originale à l’ensemble. La limite de l’agglomération est nette, pas de maison qui se détache, toutes restent bien regroupées marquant bien la délimitation.
Nous pénétrons dans cette petite ville, tout y semble immobile. Au détour d’une rue, nous débouchons sur la « plaza des armas ». Elle est vaste, presque démesurée à l’échelle de l’agglomération. Le marché prend fin. Des groupes de personnes épars sont assis. Les Indiens nous regardent arriver sans sembler nous remarquer. Ils ne sont pas très expansifs et rien ne les surprend. La place est bordée d’une énorme église remontant à l’époque des conquistadors. Elle est de toute beauté. Une enceinte ajourée peinte en blanc en fait le tour. Le clocher à la couleur sombre est rehaussé par un bâtiment peint lui aussi en blanc. Un portique monumental en permet l’accès. Malheureusement nous ne pourrons pas la visiter. Tout au long de notre périple une multitude d’églises nous accompagnera. Certaines sont très grandes, d’autres minuscules, au milieu d’un village ou isolées. Mais toutes portent les traces d’un passé lointain, à une époque où l’Espagne régnait sans partage en ces lieux.
Un petit restaurant nous offre un repas de bonne qualité à un prix dérisoire dans une ambiance très sympathique. La cuisinière indienne concocte ses repas au contact des consommateurs. Elle utilise de grandes gamelles arrondies aux bords montants, qu’elle pose sur des feux de bois. Les rations sont consistantes, c’est exactement ce qu’il faut pour des cyclistes au long cours. Comme toujours à la fin du repas le problème du café se pose. Généralement, après une première réponse négative, comme par mystère il arrive. Mais aujourd’hui il ne viendra pas et sera remplacé par un maté, ma foi, fort bon.
Nous reprenons notre route. Deux chemins sortent du village et nous hésitons. Alors arrive en courant l’une des femmes qui nous avait renseignés au cours du repas, et elle nous met dans la bonne direction. Cet après-midi nous allons arpenter un espace immense avec un vent favorable, ce qui va rendre cette traversée fabuleusement agréable. Cependant il faut rester vigilant et ne pas se laisser entraîner par l’euphorie de la vitesse. De temps à autre des petits bancs de sable n’attendent que l’imprudence pour vous jeter à terre. Notre piste par moments disparaît et il nous faut partir à l’estime parmi des touffes d’herbe rabougries, mais cela ne dure jamais bien longtemps et il n’y a pas de problème d’orientation. Jean nous fait remarquer, très loin au sud, un volcan couronné de neige. Dans plusieurs jours nous aurons confirmation qu’il s’agit du Samaja à la frontière chilienne. Il va nous accompagner de la sorte tout au long des trois cents kilomètres de piste jusqu’au village du même nom.
Vers les dix sept heures, la ville de Nascara se dévoile. Nous la rejoignons, pensant naïvement que la chaussée va s’améliorer et que le goudron va faire son apparition. Effectivement, il y a un peu de béton, mais il s’agit simplement du pont qui franchit la rivière qui traverse l’agglomération. L’étape de la journée aura été de soixante six kilomètres. La piste ne permet pas de faire les kilométrages très importants, possibles sur goudron. Pourtant, aujourd’hui le vent nous a été favorable tout l’après-midi.
Manifestement des logements, il n’y en a pas. Après nous être renseignés, nous sentons la population prête à nous aider. On nous remet entre les mains des autorités locales, qui décident de nous faire dormir dans la salle de réunion. Vaste pièce traversante, qui reçoit le soleil toute la journée et qui à cette heure de fin d’après-midi diffuse une chaleur agréable. Jean a crevé, sur la place du village il répare. Un large attroupement se fait, et tout le monde participe aux opérations. Mais cette réparation due probablement à un défaut du pneu ne résoudra pas le problème, et il faudra attendre un jour de plus pour apporter une solution définitive à cette défectuosité.
On nous propose de nous apporter notre repas du soir sur place. Pour une somme modique, nous dégusterons ce soir une truite bien grillée, ou le confort dans un coin reculé de la planète. La nuit sera excellente, bien à l’abri de notre salle communale. En effet, comme tous les soirs le vent prend possession de l’espace et diffuse son froid au moment de la disparition du soleil. Heureusement comme nous aurons l’occasion de le constater chaque soir, quelques heures après l’arrivée de la nuit, tout souffle s’éteint et le calme règne dans l’atmosphère. Cependant la température reste basse. Au cours de mon séjour de trois mois dans ces contrées, chaque fois que je suis sorti la nuit pour observer les étoiles dans ce ciel fabuleusement clair, très peu parasité par des lumières, eh bien je ne suis pas resté longtemps dehors.
Le lendemain matin, il fait froid mais très beau et l’air est immobile. Nous nous mettons en route vers les huit heures. Au sortir de la ville, le policier de faction nous met en garde contre les bandits qui sévissent plus loin. Ils viendraient par delà la frontière, du Pérou proche. Il nous explique qu’ils peuvent prendre des uniformes de policier, et nous décrit par le menu tous les attributs qui doivent être apparents sur un uniforme réglementaire. Cela va du nom de la personne au drapeau bolivien sur la manche, en passant par un certain nombre d’insignes et de signes distinctifs. A-t-il fait du zèle ou le danger est-il bien réel ? Nous ne le saurons pas.Enfin depuis que je me suis fait dépouiller d’une partie de mes affaires au Pérou alors qu’un policier m’avait mis en garde, j’ai plutôt tendance à prendre ce type d’avertissement au sérieux, sans toutefois sombrer dans une peur incontrôlée.
La piste commence par une côte courte mais raide. La tôle ondulée fait son apparition et donne le ton de la journée. Attendons-nous à une étape difficile sans espérer faire beaucoup de kilomètres. Les espaces sont immenses, et la route les fend de façon rectiligne. De toutes parts de grands troupeaux de lamas et d’alpagas multicolores paissent paisiblement parmi des herbes rares et piquantes. Et là-bas au loin les volcans, que nous rejoindrons dans plusieurs jours, nous montrent la direction. Des vigognes gracieuses et pressées passent d’un pas rapide et nous observent avec vigilance lorsque nous essayons de nous approcher pour les photographier. Elles nous accompagneront durant deux semaines. Parfois peu nombreuses ou souvent en bandes assez conséquentes, jusqu’à une vingtaine d’individus, elles se fondent dans le paysage avec leur pelage brun clair, agrémenté de taches blanches. Le mâle se tient toujours un peu à l’écart du groupe de femelles et c’est à ce comportement qu’on le repère facilement.
Au bout d’une longue ligne droite la ville de Santiago de Matchaca se dévoile. Bien évidemment, notre estimation de la distance n’est pas la bonne. L’un de mes camarades annonce trois ou quatre kilomètres, pour ma part je dis cinq, en réalité il y en a neuf. Ces étendues sont tellement gigantesques, que nous perdons toutes nos références. Nous l’atteignons enfin, après avoir louvoyé entre piste et bas-côtés, où le sol est plus consistant, donc meilleur pour avancer.
Dans cette petite ville, comme nous en avons pris l’habitude depuis que nous sommes en Amérique du Sud, nous nous dirigeons vers la place centrale. Il y a une épicerie permettant de faire quelques courses. Puis la ravitaillement assuré, nous allons manger dans un restaurant. Il est extraordinaire de toujours trouver un endroit pour se restaurer dans ces coins perdus. Là, nous entamons la discussion avec un Bolivien, qui connaît bien sa région, ce qui n’est pas toujours le cas chez ses concitoyens . Ce qu’il nous apprend est déterminant pour la suite. En effet, le chemin que nous voulions suivre est particulièrement difficile et très mal tracé. Par contre, information primordiale, la ville de Charana est bien en Bolivie et non au Chili comme notre carte l’indique. De cette ville un chemin entièrement en Bolivie rejoint Sajama. Il ne nous en fallait pas plus pour envisager cet itinéraire, que nous pensions, à tort du fait de l’erreur de notre carte, à cheval sur les deux pays et sans poste frontière.
Après nous être bien rassasiés nous quittons lentement cette ville au charme fou. Ces cités posées dans ces immenses plaines ont un air d’ailleurs, et leurs églises surgies du fond des âges accentuent cette impression d’autre part, qui nous subjugue tant depuis hier sur ces chemins oubliés des guides.
Cet après-midi nous allons essayer d’aller le plus loin possible et nous envisageons de bivouaquer. Depuis que nous sommes sur ces pistes, même si elles ne sont pas en très bon état et qu’elles demandent beaucoup d’effort, nous n’avons pas eu à subir de côtes. Mais cela va changer. Après quelques kilomètres dans une vallée à peine marquée, sauvage et déserte, où seuls de temps à autre des troupeaux d’alpagas multicolores apportent une touche de vie, une forte colline vient barrer le chemin. Nous allons devoir batailler plusieurs heures. Les difficultés nous forcent par épisodes à mettre pied à terre et à pousser nos vélos. Qu’ils semblent lourds et encombrants dans ces moments. Le temps avance vite. Tous les jours je suis stupéfait de voir à quelle vitesse la journée s’enfuit. Pourtant alors que l’on se bat dans la poussière, le vent, parfois le froid on devrait trouver le temps long. Eh bien non, c’est le contraire qui se passe. Il faut reconnaître que l’effort à vélo est un vrai plaisir, même quand on en bave sur des pistes mal adaptées.
Donc nous arrivons au sommet de notre côte et le soleil commence à baisser. L’altitude est de 4200 mètres, le vent est présent et il nous faut trouver un point pour bivouaquer. L’étape du jour aura été de soixante dix huit kilomètres, ce qui n’est pas mal au vu de l’état des pistes. Après une première prospection, Jean aimerait que nous établissions notre campement derrière un mur de pierre. Mais Alain et moi trouvons l’endroit trop inconfortable, pas réellement abrité du vent qui souffle avec force. Chacun de nous part donc prospecter. Pas très loin, dans une petite barre rocheuse, je découvre une grotte qui me paraît idéale. J’appelle mes camarades. Il suffit de nettoyer le sol, enlever quelques cailloux et nous aurons un lieu de bivouac idéal, à l’abri du froid et du vent. Ces petits travaux sont rapidement effectués et notre matériel de couchage vite installé. Jean préférera installer sa tente dehors. Nous allons passer une nuit très confortable. L’espace est réduit, nous ne pouvons nous tenir debout, mais la surface au sol est nettement suffisante.Nous commençons à être bien accoutumés à l’altitude, car plus aucune insomnie due au manque d’oxygène ne vient perturber notre sommeil.
La nuit a été particulière douce dans la grotte où Alain et moi avons pris toutes nos aises. Le bivouac dans ces conditions est très agréable. Notre adaptation au milieu procure un immense plaisir. Je n’éprouve pas la peine de me laver, bien que nous soyons soumis à la poussière toute la journée. La grande sécheresse de l’air évite toute transpiration, d’ailleurs il ne fait jamais très chaud.
Autour de nous de nombreux lamas et alpagas broutent paisiblement et nous regardent d’un air qui semble intrigué, du haut de leur cou perché à la mine dédaigneuse pour les premiers et franchement ahurie pour les seconds. Ces derniers lorsqu’ils ne sont pas tondus ressemblent à de gros animaux en peluche aux formes arrondies.
Avec une petite réticence je quitte ce coin avec sa petite falaise sa grotte et ses prairies peuplées de camélidés. L’étape de la journée commence par une côte de quelques centaines de mètres et nous entamons une descente en direction du village de Berengeula. Il s’agit d’une petite cité minière quasiment abandonnée, située au fond d’un vallon rocailleux sans aucune végétation, à part quelques herbes en touffes. Dans les parois qui dominent le lieu, les gueules béantes des anciennes mines qui remontent à plusieurs siècles. L’arrivée dans le village est très impressionnante. Une lignée de maisons basses en ruine, bien alignées sur plusieurs centaines de mètres, les toits tous disparus, la couleur des murs est exactement celle du chemin, difficile à définir, peut-être lie de vin très clair. Et tout là-bas du côté opposé, figée depuis des siècles une église dresse son clocher arrondi. Elle est ceinte d’une murette qui s’ouvre sur un porche en arc de cercle, qui invite à entrer. En m’approchant je retiens presque mon souffle tant le lieu m’impressionne. Le silence est légèrement perturbé par une voix d’enfant, qui vient de la droite. Mais je ne vois personne. Je m’approche de l’église. On se croirait vraiment dans un film de Sergio Leone. Jean et Alain me rejoignent. Avec émotion nous visitons les lieux.
Deux chemins sont possibles pour repartir. Nous ne sommes pas sûrs de la direction à prendre. C’est alors que je me souviens de la voix de l’enfant. Il y a donc quelqu’un dans ce village. Je pars lentement à vélo à travers des rues désertes en écoutant, à l’affût du moindre murmure. Devant une maison, alors qu’aucun bruit ne m’a alerté je vois deux petites figures qui me regardent avec étonnement et curiosité, cependant sans aucune crainte. De beaux sourires illuminent les visages de ces enfants. Je leur dis bonjour, ils me répondent. Ce qui fait apparaître une troisième petite tête en train de manger une galette de pain. Que la scène est touchante, mais pas question de l’immortaliser sur une photo, les Indiens ayant horreur de cela et y sont très généralement farouchement opposés. Je me suis toujours imposé de strictement respecter la volonté des gens et d’éviter les photos volées.
Alors un homme à son tour apparaît et vient à ma rencontre. Les enfants approchent, deux garçons et une fille. Cette dernière a alors une réaction tout à fait étonnante. Me prend-elle pour un martien ou un autre être venant d’un ailleurs lointain. Avec l’une de ses mains elle me prend la main gauche, et de l’autre elle mesure la longueur de mon bras en développant ses doigts le long de ma manche. Cela me fait sourire et tous rient à leur tour. Imaginez la scène au milieu de ce village désert, moi encore sur mon vélo et cette famille me regardant un peu à la manière d’une apparition. Alors au coin de la maison survient la mère, qui après avoir répondu à mon bonjour rentre vite. Instants chargés d’émotion, qui a duré quelques minutes, mais d’une telle intensité que cela m’a paru s’éterniser.
J’engage la conversation avec l’homme, lui demandant notre chemin. Il lève le doute sur la piste à prendre. Jean arrive. Il nous est proposé de prendre un café, mais nous sentons que c’est par politesse. Le fait que nous rentrions dans la maison serait facteur de gêne pour la femme, qui ne se montre plus. Nous déclinons donc l’invitation en invoquant notre troisième camarade resté sur la place à proximité de l’église.
Le bon chemin une fois pris, nous cheminons dans un décor extraordinaire, vastes horizons et montagnes aux couleurs multiples. La piste est horrible, mais heureusement du fait de l’absence de circulation nous ne respirons pas trop de poussière. Un immense chaos de blocs s’étend de part et d’autre de notre chemin. De grands rochers se découpent sur un arrière-plan montagneux.
Nous rejoignons une rivière à proximité de laquelle se trouve un poste de contrôle de la police. Ses occupants sont étonnés de voir des cyclistes dans ces régions reculées. Ils prennent nos identités au cas où nous disparaîtrions, nous assurant que cela est possible dans ces endroits. Au bord de la rivière, nous faisons une halte casse-croûte. Il fait très chaud malgré l’altitude. Une fois notre repas frugal terminé, nous reprenons notre route. Tout se ligue contre nous, chaleur, piste sableuse et vent contraire. Pédaler dans ces conditions de façon paradoxale procure un certain plaisir. Malgré l’adversité rester en mesure d’avancer est déjà une satisfaction. Chacun reste plongé dans ses pensées, arque bouté, jetant de temps un autre un regard dans ce lointain qui semble ne jamais se rapprocher. Les derniers kilomètres pour arriver à Charana sont un véritable calvaire, face à un vent violent et un sol qui se dérobe sous les roues. Là-bas au loin, la ville apparaît, mais à cinq ou six à l’heure, malgré des efforts conséquents, elle semble ne pas se rapprocher.
Enfin nous y sommes. Jean avait pris de l’avance, il nous attend à l’entrée. Que le lieu semble triste et presque hostile sous ces rafales et un froid qui monte. Un couple d’Indiens essaie de s’abriter le long d’un mur en attendant je ne sais quoi. Il est relativement tard et le soleil ne va pas tarder à se coucher. Cette ville est construite de façon géométrique et de larges rues désertes, bordées de maisons basses, se croisent à angle droit. La couleur qui domine est celle de la poussière du chemin qui recouvre tout de sa gangue terne.
Nous trouvons un logement. Les chambres sont spartiates, de petites cellules donnant sur une cour intérieure et assaillies par les coups de boutoir du vent. Les portes laissent de grands interstices, et ne remplissent pas vraiment leur rôle. Une fois de plus je ne me lave pas. En effet pour se faire, il faut avoir le courage d’aller se mouiller à un large bidon reposant au milieu de la cour, exposé à tous les courants d’air glacials. Mais les lits sont assez confortables et les couvertures efficaces et je n’aurai pas froid durant cette nuit, pourtant très froide. Le repas du soir se déroule dans une petite taverne, où pas mal de monde se trouve réuni. La nourriture une fois encore est très acceptable et en quantité suffisante pour des cyclistes ayant fourni de gros efforts tout au long de la journée. Ce soir le vin rouge bolivien va couler à flot !
Au matin, il est difficile de sortir du lit, le froid étant vif. Jean se bat avec sa roue à nouveau crevée. Il faut absolument enlever la petite aspérité métallique à l’intérieur du pneu qui crève la chambre à air. Elle est minuscule, il est donc nécessaire de bien la localiser afin de l’arracher, ce qui n’est pas facile. Enfin nous y arrivons et le problème sera définitivement résolu. Le petit déjeuner est pris dans la rue auprès d’une Indienne qui vend du café et des gros beignets frits.
L’étape de ce jour risque d’être longue. Nous avons en effet des informations, comme d’habitude, contradictoires sur le kilomètre jusqu’au village de Sajama. Il nous faut trouver la piste qui part dans cette direction. La première personne à laquelle je demande, me répond en portant son doigt à sa tempe, sans doute me signifiant qu’à vélo cela n’a pas de sens et que nous sommes des fous. Je ne me décourage pas. La personne suivante est plus disposée à me parler et fournit les renseignements demandés.
La journée une fois de plus va nous amener son lot de surprises et de paysages fantastiques. Les grands volcans qui depuis plusieurs jours nous indiquent la direction commencent à prendre de l’ampleur. Il s’agit du Parinacota, du Pomerape et du Sajama. Ce dernier reste le plus souvent caché car situé une vallée plus loin au second plan. Le Parinacota est agrémenté d’une couronne de neige sur ses pentes terminales. Son altitude est un peu supérieure à 6300 mètres. La piste au débute est roulante, puis le sable et la tôle ondulée font leur apparition par places et le calvaire reprend. Une côte nous conduit sur une butte. Le chemin disparaît car nous sommes à même la roche. Cependant, nous constatons qu’il y a des traces de gomme, donc nous sommes sans doute sur la route. Nous faisons une pose pique-nique en plein vent. La Bolivie c’est vraiment le pays du vent. La journée avance et les kilomètres s’égrènent difficilement. Mais vers les seize heures, notre piste prend une direction qui nous permet d’avoir un fort vent arrière. La moyenne s’envole, nous roulons aux environs des vingt cinq à l’heure, cela nous change de nos moyennes à un chiffre. Cela va nous permettre d’effectuer une bonne vingtaine de kilomètres supplémentaires avant la halte imposée par la venue du froid.
Nous atteignons le village de Rio Blanco. Va-t-on y trouver de quoi nous abriter ? Un homme sur un promontoire, Jean va l’interroger. L’entretien dure, Alain et moi en contrebas ne savons ce qu’ils se disent. Jean redescend. Manifestement l’homme n’était pas décidé à nous permettre de dormir dans le coin. Nous longeons le village. Une personne là-bas, nous nous approchons et reprenons notre demande. Et là miracle, il nous indique un local, et nous y accompagne. Il s’agit d’une pièce vaste, construite dans le cadre d’une coopération avec l’Espagne. Nous n’en demandons pas plus, cela nous évite de monter nos tentes dans le vent, toujours fort en fin d’après-midi. L’étape aura tout de même été de soixante dix kilomètres, grâce au vent très favorable en fin d’après-midi.
Nous entamons la dernière étape qui doit nous conduire à Sajama. Mais avant de quitter le village de Rio Blanco, nous allons visiter son église. C’est un véritable bijou, arrivé tout droit de l’époque coloniale. A côté du corps de bâtiment de l’église, le clocher massif posé à même le sol. Un petit escalier en colimaçon permet d’y monter. Une enceinte ajourée la protège , bien qu’une ouverture surmontée d’une arche permette le libre accès. Nous restons un long moment devant cet édifice, au milieu de ce village désert. Le silence est total, à part nous trois, tout est figé. Nous avons du mal à nous arracher à cet endroit.
Nous partons et retrouvons notre piste plus ou moins facile selon les endroits. Le volcan Sajama commence à émerger et sa grande pyramide qui culmine à plus de 6500 mètres va s’imposer toujours plus au fil de notre progression de la journée. Dans ce matin limpide à l’air immobile, nous marquons de nombreux arrêts pour admirer de petites maisons, certainement pas abandonnées mais désertes. Petites constructions de terre, à la couleur du désert qui les entoure. Leur toit est de chaume, dont la teinte s’harmonise avec les tas de bois érigés en murets. D’ailleurs je me demande d’où vient ce bois en plein désert ? Il a un aspect très torturé, et ressemble à des sortes de grosses racines.
Nous marquons l’arrêt au bord d’une petite rivière et Jean constate que l’eau est chaude, une bonne vingtaine de degrés. Dans ce décor de montagne à plus de quatre mille mètres cela surprend au premier abord. Mais nous sommes dans une région où l’activité volcanique est bien réelle. Il en profite pour faire un brin de toilette. Il nous faudra encore batailler plusieurs heures sur une piste difficile avant de rejoindre le village de Sajama. Mais le spectacle de cet immense volcan couvert de glaciers qui nous domine et que nous contournons nous hypnotise et nous ne voyons pas le temps passer. Enfin le village apparaît, minuscule au milieu d’une immense vallée encadrée par trois grands volcans. Le lieu est extraordinaire et le tourisme à cette époque de l’année quasi inexistant. Demain encore quelques kilomètres de piste et nous allons rejoindre la route asphaltée.
Dans cette merveilleuse petite bourgade se termine donc notre traversée des pistes oubliées de Bolivie. Ce fut cinq jours et trois cents kilomètres, hors du temps dans un coin perdu, ignoré du tourisme. Cette expérience restera pour moi comme un rêve à la découverte de paysages grandioses et de villages, habités ou abandonnés, sortis du fond du temps et jetés dans des espaces immenses, qu’il faut savoir gagner car ils ne se dévoilent pas facilement.
14:54 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sajama, altiplano, vigogne, lama, bolivie
23/11/2010
les salars boliviens, Coipasa et Uyuni
Traversée des salars de Coipasa et d’Uyuni
Ces deux immenses étendues de sel situées à plus de 3600 mètres d’altitude, la première s’étendant sur 2100 km carrés et la seconde sur 12 500, sont des curiosités naturelles qui sont universellement connues. Le salar de Coipasa est moins couru que celui d’Uyuni, en effet ce dernier est la plus grande étendue de sel au monde. Ces deux mers de sel sont de grande ampleur, en effet j’ai constaté que sur Google Earth, alors que l’Amérique du Sud est encore entièrement affichée à l’écran, eh bien deux taches blanches sont déjà visibles.
Au cours de notre périple à travers l’Amérique du Sud à vélo, ce passage est l’un des morceaux de choix. C’est avec un peu d’appréhension que nous allons nous y engager. Nos recherches nous ont permis d’obtenir de nombreux renseignements pas toujours concordants, de plus les cartes que nous avons deux chiliennes et une bolivienne ne donnent pas les mêmes renseignements, n’indiquent pas les mêmes routes, des villages différents, et lorsqu’ils sont positionnés en un même lieu, souvent les noms différent. Tout cela ne fait qu’augmenter le mystère d’une région qui apparaît étrange. Le trajet est long, nous l’estimons à plus de trois cents kilomètres, si toutefois, nous réussissons à passer au plus court. Dans le cas contraire il faudra rajouter une centaine de kilomètres.
Donc fort de tous ces renseignements et de toutes ces incertitudes, notre curiosité et notre envie de découvrir ces particularités de la nature ne sont que plus fortes. Notre première vision des ces lieux étranges se présente alors que nous terminons la traversée des parcs nationaux du nord Chili. Lorsque la piste amorce la descente finale sur la ville frontière de Colchane, là-bas dans le lointain de l’autre côté en Bolivie je distingue une mince trace blanche nord sud bordée par un grand volcan à l’est. La vue porte loin, très loin, ce volcan doit bien se situer à cinquante kilomètres, mais cela ressemble exactement à ce que représente ma carte du Chili, bien qu’elle ne soit pas très détaillée, en effet échelle 1/ 2 000 000. Imaginez déjà ce que l’on voit sur une carte au 1/ 1 000 000 de la France ? On ne s’en sert pas pour faire de la topographie, mais uniquement pour suivre des routes. En Amérique du Sud, les dimensions de toute chose sont tellement grandes, que l’on pourrait comparer ce que montre ma carte avec une carte au 1/25000 d’un lac des Pyrénées ou des Alpes. La différence, c’est que le lac que je vois fait plus de 2000 km carrés et que le volcan qui le domine culmine à cinq mille mètres et que sa circonférence doit faire une centaine de kilomètres. Tout est vraiment disproportionné comparativement à l’Europe. Aussi la vision est déconcertante, car un relief que l’on perçoit comme proche peut facilement se trouver à 70 kilomètres, voire plus. A la découverte de ce salar, ces notions de distance je les avais déjà bien intégrées depuis plus de deux mois que nous roulions à travers les Andes. Donc cette première vision du salar, ne nous donne pas une réelle idée de ses dimensions, en effet au sud je distingue des reliefs qui de toute évidence marquent la fin de l’étendue de sel. Mais ne nous y trompons pas ces montagnes, délimitant la frontière méridionale du salar se situent à plus de cent kilomètres de mon point d’observation.
Alors que nous contemplons ce spectacle, nous ne savons pas encore si nous pourrons couper au plus court pour rejoindre cette mer immobile qui se drape dans un lointain indistinct. Nous pensons devoir remonter très au nord chercher une piste qui nous ramènera à l’entrée de cette étendue de sel. Pour le moment, rejoignons la ville de Colchane et essayons de nous renseigner. Il s’agit d’une petite ville frontière immobile au milieu du désert. Les montagnes qui la dominent sont d’une grande beauté, en particulier au coucher du soleil, lorsque les multiples couches géologiques et les rejets volcaniques à base de soufre s’enflamment dans la lumière rasante et révèlent à ce moment privilégié toute leur palette de teintes.
Je pars m’informer chez les carabinieros. Ils ne me seront pas d’un grand secours, en effet ils me parlent de la partie chilienne du salar, mais ne savent ou ne veulent rien dire sur sa partie bolivienne, alors que seule cette dernière m’intéresse. Dommage, nos incertitudes ne seront pas levées.
Le lendemain nous repartons après une bonne nuit passée dans un hôtel, dont les propriétaires, un couple d’Indiens était particulièrement hospitalier. Les formalités douanières sont rapidement effectuées, et nous voilà en route pour le village de Pisiga en Bolivie. D’après la carte il se trouve à dix kilomètres de la frontière. Nous empruntons une magnifique route bétonnée en construction, donc déserte et fonçons vers notre destination. Après une quinzaine de kilomètres, pas de Pisiga. Nous réalisons alors qu’il s’agissait de la ville frontière. Mais nous ne ferons pas demi-tour. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons aborder directement le salar qui se trouve à quelques kilomètres à notre droite et nous envisageons de remonter à Sabaya qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres au nord et de là trouver une piste qui nous ramènera au salar en une trentaine de kilomètres supplémentaires. Donc si notre ravitaillement est pour le moment incomplet, ayant loupé Pisiga, nous aurons encore la possibilité de le compléter lors de notre passage à Sabaya. Mais je ne me résigne pas et si une possibilité se présente de couper pour rejoindre directement le salar et sa piste d’entrée il ne faut pas la louper, eau et ravitaillement risquant alors d’être courts. Je questionne un ingénieur travaillant sur la nouvelle route, ce dernier me fournit des indications relativement précises nous redonnant quelque espoir de pouvoir passer directement à travers le petit massif qui nous sépare du bord nord du salar.
Un chemin doit s’ouvrir deux kilomètres plus loin. Mais nous avons appris à nous méfier des indications données, qu’elles soient kilométriques ou qu’elles qualifient la difficulté des côtes rencontrées ou l’état du chemin. En effet les perceptions à bord d’un véhicule 4X4 et sur un vélo ne sont pas les mêmes. Donc un kilomètre plus loin, un chemin part sur la droite, bien que ce soit proche, il faut tester. Je vois un ouvrier sur le chantier de la route et lui demande. Sans hésiter il me certifie que le chemin mène là où nous voulons aller. Nous entamons la descente, quelques centaines de mètres plus bas une petite maison et le chemin se perd dans une carrière abandonnée. Un petit tertre dominant la région me permet de constater que s’il existe un accès il ne passe pas par là. Je scrute minutieusement les espaces qui s’ouvrent à nous. Le salar n’est pas très loin, mais que le terrain semble tourmenté et instable pour y accéder. Le pire ennemi du cycliste, le sable, règne en maître dans ces contrées. Donc en poussant nos vélos nous rejoignons la route. Je commence à me dire que nous ne couperons pas au détour de 80 kilomètres de piste. En effet la route magnifique en béton que nous suivons depuis une vingtaine de kilomètres a pris fin. Son avancement s’étant arrêté quelques kilomètres auparavant, les cailloux et la poussière ont remplacé cette belle surface lisse et roulante.
Un kilomètre plus loin, alors que je suis presque résigné, Jean voit une piste sableuse qui part dans la direction souhaitée. Nous partons sans conviction sur ce chemin rébarbatif et peu engageant. Rapidement nous devons pousser les vélos, bien que la pente en descente soit assez accentuée, mais le sable ne pardonne rien aux cyclistes. Quelques virages, et notre piste s’engage dans un vallon qui se dessine de plus en plus nettement. Un espoir que cela nous conduise où nous voulons ? Des traces de pneu de véhicules à moteur nous laissent penser que nous ne sommes pas dans une impasse. En effet si nous devions remonter ce chemin, il nous faudrait développer de sacrés efforts et peut-être se mettre à deux pour pousser les vélos, expérience que nous avons déjà vécue. Mais non la piste descend, parfois plus de trace de pneu, ce qui fait resurgir nos craintes d’erreur. Mais non, un peu plus loin elles réapparaissent et de plus elles semblent venir du bas, ce qui rallume tous nos espoirs. Cela fait plus de six kilomètres que nous poussons nos vélos. Je constate alors que le sol en dehors du chemin est plus solide et qu’il nous permet de rouler. Donc, nous voilà partis à louvoyer parmi une végétation rabougrie sur quelques centaines de mètres, ce qui est très appréciable comparativement au poussage épuisant dans du sable pulvérulent.
Nous atteignons un village, mais généralement il n’y a personne, cela fait maintenant plus de quinze jours que nous traversons des lieux identiques entre Chili et Bolivie. Aujourd’hui miracle, un homme se trouve devant l’une des maisons. Nous allons lui demander conseil. Il nous confirme qu’en suivant la piste qui part à l’ouest nous allons rencontrer dans une dizaine de kilomètres l’accès au salar. Il nous affirme même que l’état du chemin s’améliore, cependant il nous dissuade d’essayer de rejoindre au plus court le salar, à travers de grands prés rabougris sur lesquels paissent des lamas. C’est déjà pas mal, nous faisons nos comptes, cela fera une vingtaine de kilomètres au lieu des quatre vingt prévus. Nous pouvons même gagner une journée et bivouaquer ce soir au milieu du sel.
La pause casse-croûte est la bienvenue, même s’il s’agit d’un bout de pain avec un peu de thon de très mauvaise qualité, et nous reprenons notre chemin. L’état de la piste dans un premier temps n’est pas terrible et ne permet pas de rouler. Nous constatons qu’en restant dans les prés, certes ce n’est pas très confortable, mais nous pouvons pédaler. Un peu plus loin, nous découvrons de très fines pistes de quelques dizaines de centimètres de large, qui autorisent une vitesse dont nous n’avons plus l’habitude. En quelques mètres, nous prenons le coup pour rester sur ces très étroites bandes de roulement et ainsi nous gagnons plusieurs kilomètres.
Les contours de cette première étendue de sel nous dévoilent petit à petit leur immensité. Il est vrai que j’ai besoin de me référer à ma carte pour me persuader que les pics et volcans que je vois au sud sont à plus de soixante kilomètres, car nous allons parcourir cette étendue blanche sur cette distance. Donc le grand volcan que je distingue très nettement plein sud se dresse à plus de quatre vingt kilomètres, stupéfiant, c’est presque la distance Lyon Valence ! Il est rassurant de constater que nous garderons tout au long de cette traversée des repères qui nous éviteront de tourner en rond, car paraît-il la boussole ne fonctionne pas. Quant au GPS que je possédais, on me l’a volé au Pérou. Cependant, nous constaterons que la boussole donne une bonne indication sur les deux salars. Peut-être y a-t-il des points particuliers sur ces surfaces qui perturbent le champ magnétique de façon très locale? Les différents essais que j’ai effectués en relation avec le soleil ou des points topographiques caractéristiques m’ont donné des indications tout à fait conformes aux directions estimées.
Nous arrivons à un petit village en bordure de salar. Nous constatons que dans la partie est de cette immensité il y a une activité liée sans doute à l’exploitation du sel. En effet de temps à autre des camions passent dans le lointain. Ce bourg est habité et un petit attroupement se forme autour de nous. Nos réserves étant assez faibles, il nous faut impérativement un complément au moins en eau. On nous vend péniblement une bouteille de coca cola que nous vidons dans la foulée. Mais nos bouteilles vides, nous pouvons les remplir au puits du village. Notre bilan hydrique se monte à un peu moins de vingt litres à trois. Si nous ne nous perdons pas, cela devrait suffire. En effet les différents renseignements semblent concorder, en matière d’approvisionnement en eau dans tous les villages rencontrés. Lorsque l’on voit l’aspect désertique de la région, on peut en douter. Mais nous aurons l’occasion de constater que c’est bien vrai. Même dans les villages déserts il y a un robinet qui fournit une eau claire fraîche et non salée, mystère des écoulements souterrains.
Les villageois nous indiquent une petite île, distante de dix kilomètres sur laquelle nous trouverons, paraît-il, un hébergement. Incroyable, ce ne sera même plus de l’aventure! Le vent de l’après-midi souffle avec son cortège de poussière. Durant ces trois mois de voyage, la poussière aura été notre lot quotidien. Pour nous en protéger nous allons essayer différents procédés : écharpe, masque de chirurgie, respiration retenue, mais rien ne sera vraiment efficace et nous respirerons de véritables bouffées de terre avec tous les inconvénients que cela génère au niveau du système respiratoire. Le grand air pur des montagnes et des régions inhabitées que nous attendions, nous ne l’avons jamais vu. Par contre, des nuages denses de poussière, soulevée par le vent ou les véhicules, nous ont accompagnés tout au long des milliers de kilomètres de piste.
Nous nous engageons sur le salar par une véritable route, large mais cabossée, très nettement marquée car surélevée par un remblai d’une bonne cinquantaine de centimètres. En effet, nous comprenons bien pourquoi il est nécessaire d’arriver par ce type d’accès aménagé. Autour tout est mou, sable et sel, et le vélo nécessiterait d’être poussé sur des distances infinies. Nous atteignons cette fameuse île, sans à vrai dire avoir vraiment mis le « pneu » sur le sel. Nous avons parcouru une longue langue de terre qui s’avance sur le salar. Que l’endroit semble désolé ! Quelques maisons abandonnées ou cadenassées résistent tristement aux assauts des bourrasques. Un être vivant en train d’ordonner des briques de terre est la seule présence vivante en dehors de deux chiens qui nous accompagnent de leurs aboiements. Nous nous renseignons auprès de cet homme, qui nous répond sans même lever la tête. Nous ne semblons pas les bienvenus dans ce recoin désolé et lugubre.
Nous partons à la recherche d’un point de chute pour la nuit. Le soleil décline, et la fraîcheur arrive rapidement à plus de 3600 mètres. Un enclos de pierre à quelques centaines de mètres devrait offrir une assez bonne protection contre le vent. Je traverse à vélo des zones dures pour y jeter un coup d’œil. En regardant par-dessus le mur de pierre, assez haut, je suis aussi surpris que les deux habitants du lieu, qui sont deux gros cochons. Il n’est pas question de leur disputer l’emplacement ! Nous cherchons chacun de notre côté parmi les maisons en ruine, mais toutes sont de véritables dépotoirs et bien souvent elles servent de lieu d’aisance. Vu l’état des lieux, il doit y avoir du passage, car à part l’homme taciturne interrogé pas âme qui vive ici.
Nous finirons par installer nos tentes à l’abri d’un mur sur un replat. Comme chaque fois que nous bivouaquons Jean prépare le repas constitué d’une soupe et d’une platée de nouilles. Alain et moi, par flemme, nous nous satisferions de grignoter quelque chose de froid. Mais il faut bien reconnaitre qu’un repas chaud c’est mieux ! Ces victuailles chaudes vite englouties, nous nous blottissons dans nos sacs de couchage, à l’intérieur de nos abris chahutés par le vent. Heureusement, ce dernier, comme d’habitude, va se calmer peu de temps après l’arrivée de la nuit. Nous passerons une longue nuit presque paisible. En effet plusieurs camions surgis de nulle part nous réveilleront de temps à autre. Heureusement que nous sommes bien serrés contre un mur. Mystère de ces régions presque désertiques où en pleine nuit une circulation improbable vient vous rappeler que vous n’êtes pas si loin de la civilisation.
Le jour se lève, l’air est immobile. Ce matin le lieu nous apparaît moins triste et hostile qu’hier soir. En effet, en fin de journée, la venue de l’obscurité avec un vent furieux, alors que nous sommes fatigués, donc plus sensibles aux basses températures, a un effet non négligeable sur le moral. On a donc tendance à voir les choses de façon plus lugubre. Cette nuit, le froid n’a pas été très intense, quelques degrés en-dessous de zéro. Le soleil se lève sur le salar, spectacle magnifique. Nous déjeunons et enfourchons rapidement nos montures. Nous sommes toujours sur notre langue de terre qui est de plus en plus étroite. Nous essayons de prendre pied sur le salar, mais le premier essai n’est pas le bon. Enfin nous voilà sur le grand tapis blanc. Au début tout va pour le mieux, un vrai billard. Selon les endroits le sel a des aspects différents mais le roulement est facile. Puis des changements apparaissent. Un peu à la manière d’une calotte glacière, où des plaques se chevauchent, ce qui freine considérablement l’avancement. Mais nous ne voyons pratiquement pas de traces de véhicules. Nous progressons de la sorte en direction du sud, pour le moment en descendant un immense bras de sel de quelques vingt kilomètres de large. Nous arrivons au bout de cette ramification et l’immensité plate s’étale devant nous.
Sur notre droite l’horizon disparaît au-delà de cet infini blanc. Que la sensation est étrange de pédaler dans cet univers plat et blanc, duquel aucun bruit ne monte. Seul le craquement des concrétions salines qui s’écrasent sous nos roues apporte un léger fond sonore. Les aspects que prend la surface de ce sol pétrifié varie à l’infini ou presque, du billard lisse jusqu’au moutonnement en vaguelettes, toute une série de variations s’offrent à nous. Parfois sur quelques mètres et d’autres fois sur quelques kilomètres. Nous apprenons à découvrir un nouveau monde. Mais toujours nous arrivons à rouler au moins à dix ou quinze kilomètres à l’heure. Pour nous ce n’est pas mal, car nous avons expérimenté les trois kilomètres à l’heure de moyenne en développant des efforts considérables. Donc tout va pour le mieux. Nous distinguons un véhicule loin sur notre droite. Nous ne nous risquons pas à estimer la distance, tout est tellement trompeur. On dirait un camion haut perché. Nous interceptons une trace dure, qui manifestement est un axe de passage. Nous la suivons et arrivons à la hauteur du véhicule arrêté. Il s’agit d’une voiture. Les deux occupants en sont descendus, car ils sont en panne d’huile au beau milieu de cette étendue. Ils nous en demandent. A part nos petites burettes pour graisser nos chaînes, nous ne pouvons rien leur offrir. Il faut quand même le faire, venir tomber en panne dans un endroit pareil… La route sur laquelle nous nous trouvons prend une direction bien à l’est. Le chemin le plus court pour nous consiste à partir pratiquement plein sud pour aller intercepter une piste qui borde le salar au sud. Après concertation nous décidons de prendre cette direction au plus court.
Comme c’est étrange, le bord semble tout proche, alors que les informations que nous avons corroborées par la carte nous disent qu’il y a au moins trente kilomètres. Mais si nous avançons correctement nous sortirons du salar dans trois heures maximum. Mais voilà, les choses vont se gâter. Le sol devient mou, la vitesse tombe vers les cinq à l’heure puis nous sommes obligés de mettre pied à terre et de pousser nos engins lourdement lestés. Les vélos ne sont vraiment pas conçus pour être poussés. Dans cet espace immense où la vue porte si loin, se traîner comme des limaces en poussant donne une réelle sensation d’immobilité. Tous les repères auxquels nous pouvons raccrocher notre regard se trouvent à des dizaines de kilomètres.
Vers midi, nous faisons une halte sur un petit bout de terre de quelques dizaines de mètres carrés perdu au milieu de cette surface blanche, éclatante au soleil. Jean fait une platée de pâtes, nous consommons l’eau de cuisson, car nous sentons bien que le piège du salar risque de se refermer sur nous, alors que nos réserves sont faibles. Après le repas, alors qu’il fait une petite sieste, je pars sonder les environs pour essayer de trouver la route la moins difficile, ou plutôt la moins molle. Plein est, je suis une trace d’animaux, sans doute un troupeau de lamas, ce qui me permet de rouler sur un ruban d’une dizaine de centimètres permettant un avancement rapide. Mais après quelque distance je viens butter sur un marais. Voilà pourquoi ça et là des touffes d’herbes apparaissaient, juchées sur de petits monticules de terre. La progression devient impossible. Je rejoins mes camarades et fais un essai plein sud. C’est mou mais en poussant la progression reste possible. Nous décidons d’insister dans cette direction, en espérant que nous ne serons pas arrêtés par des zones marécageuses. De plus avec la chaleur de la journée, des mirages apparaissent et nous avons réellement l’impression d’être entourés de grandes masses liquides. L’impression est inquiétante, car l’illusion prend des airs de réalité. Nous allons pousser durant encore quinze kilomètres, en alternant sel et sable. Lorsque ce dernier prend des teintes sombres nous sommes piégés par un matériau, dans lequel les vélos s’enfoncent parfois jusqu’au moyeu. Dans ce cas, il nous faut quasiment les porter et alors nous enfonçons jusqu’aux chevilles.
Dans cette immensité où tout nous apparait si proche, mais en réalité où tout se trouve très loin, nous avons une vraie impression d’immobilité. Nous commençons à nous demander si nous allons nous sortir de ce traquenard avant la nuit. Depuis mon retour en France j’ai lu des récits de personnes qui s’étaient perdues dans ce coin. Manifestement elles n’avaient pas persévéré à garder le cap plein sud. Pour ma part je commence à me poser la question, mais je me dis qu’au rythme de trois kilomètres à l’heure, nous pouvons faire une bonne distance avant la nuit qui n’arrivera que vers les vingt heures. Plus le soir se rapproche, plus je me sens motivé pour savoir si nous sommes en mesure de sortir par ce côté. Je suis prêt à marcher tant que c’est possible, même si la nuit arrive. Mais ce n’est pas le cas de Jean qui commence à envisager un bivouac. Cette incertitude m’enlève toute envie d’arrêt avant de savoir si nous sommes capables de passer.
Le sel commence à céder la place à la terre de façon plus régulière. Nous arrivons même à remonter sur nos vélos le long d’une minuscule sente d’animaux. Puis nous coupons des traces de véhicules. Le bord ne doit plus être très loin. D’après ma carte un chemin borde la partie sud du salar. Nous n’avons vu aucun mouvement. Ils sont facilement visibles même de loin, car les véhicules soulèvent de grands nuages de poussière. Jean pense que le chemin ne passe pas là. Si c’est le cas nous sommes dans de beaux draps. Vers dix neuf heures nous sentons que nous approchons de la sortie de ce piège. Là-bas, loin sur la droite un nuage de poussière. Un véhicule ! Manifestement il longe le salar. Le chemin est bien là. Je pousse un ouf de soulagement. Effectivement nous sortons. Le camion passe à quelques centaines de mètres de nous. Le chauffeur freine et nous regarde de loin, sans doute intrigué, car la traversée par cet endroit ne doit pas être très fréquente. Nous trouvons une zone plate.
A deux kilomètres se trouve un petit village perché. Pendant que mes camarades installent les tentes, je pars à sa rencontre dans l’espoir de ramener de l’eau. Je le rejoins assez facilement, bien que j’aie à pousser dans le sable sur les cinq cents derniers mètres. Il est habité et comme par miracle, un robinet prodigue une eau claire et fraîche. Je reviens avec mes bouteilles pleines, ce qui nous permettra un bivouac confortable. Nous sommes vraiment contents d’être sortis de ce « guêpier ». En regardant au nord nous distinguons très nettement la montagne le long de laquelle nous sommes descendus hier pour rejoindre le salar. Elle est à plus de soixante dix kilomètres, cela paraît à peine croyable, et pourtant le compteur et la carte donnent la même indication.
Assister à la venue de la nuit dans ces lieux retirés est un spectacle fascinant. Le ciel prend des teintes rouges qui contrastent avec le sombre des grandes montagnes en contre-jour. On imagine bien de la sorte les grands espaces préhistoriques seulement peuplés de dinosaures. De plus le vent s’en donne à cœur joie comme chaque soir. Cette nuit je vais bien dormir et le lendemain me réveiller vers les sept heures, alors qu’il fait déjà bien clair, ce qui est exceptionnel.
Le matin, une fois encore l’air est immobile, le silence absolu, presque assourdissant. J’ai envie de retenir mon souffle pour ne pas troubler l’esprit du lieu et rompre l’enchantement. Je pars me promener à pied sur nos traces de la veille, que je ne retrouve pas dans cette immensité. Quelques gros oiseaux s’envolent à mon approche. Une petite rivière, qui court au milieu du sel est en partie gelée, il n’a pas du faire bien chaud cette nuit! De retour aux tentes, je constate que la grosse bouteille d’eau que j’ai oubliée sur mon porte-bagages est un énorme glaçon de plusieurs litres. Heureusement que le contenant est en plastique ! Le changement de température est rapide. Une demi-heure après l’apparition du soleil le thermomètre reprend une vingtaine de degrés.
Aujourd’hui nous espérons une étape facile, en effet une trentaine de kilomètres nous séparent de la petite ville de Llica, point d’entrée du salar d’Uyuni. Les deux kilomètres que j’ai effectués sur cette piste hier pour aller chercher de l’eau m’ont permis de constater qu’elle était en très bon état. Mais je ne l’ai empruntée que sur deux kilomètres. La suite sera toute différente, en effet l’empire du sable va reprendre et nous allons nous battre à pied contre un terrain qui ne nous laissera aucun répit. Généralement les pistes sablonneuses que nous avons expérimentées jusqu’à présent, présentaient des zones non praticables, mais elles alternaient avec de grandes zones où nous pouvions enfourcher nos vélos. Mais là, non, les parties « roulables »sont quasi inexistantes, et sur quatorze kilomètres nous allons pousser dans un sable qui nous retient comme de la colle. Je maudis cette piste, et l’étape supposée facile se transforme en véritable calvaire, surtout après la gigantesque séance de poussage d’hier.
Lorsque nous arrivons au village de Challacollo, Jean décide de voir si ce village possède un restaurant. Lorsqu’il y pénètre, un pick-up en sort. Je me précipite à grands renforts de gestes, pourvu qu’il m’attende. Le chauffeur m’a remarqué et je cours littéralement, mon vélo à la main. Contrairement à Jean qui lui avait demandé s’il y avait de quoi se restaurer, moi je suis intéressé par sa destination. Il va à Llica, chance ! Immédiatement je lui demande s’il peut me charger avec mon vélo, Alain y est immédiatement favorable. Jean quant à lui est plus réticent, considérant que c’est un peu trahir l’esprit du cyclotourisme. Pour ma part, je considère que pousser son vélo dans le sable, c’est comme naviguer avec une bassine, un engin pas du tout adapté à son emploi. Enfin de compte nous finissons tous les trois sur la plate-forme du véhicule en compagnie d’un couple de vieux Indiens. Les quinze kilomètres nous séparant de Llica nous les parcourons en une demi-heure. Vu l’état de la piste, à vélo il nous aurait bien fallu au minimum quatre heures, avec la grosse chaleur qui montait, nous en aurions vraiment bavé. A treize heures nous sommes installés dans un restaurant sympathique devant une belle assiette de poulet au riz, que je savoure sans remords ni regrets. Alain ne semble pas avoir plus d’états d’âme que moi, ce qui n’est pas le cas de Jean. Je sens dans son regard une forme de reproche. Nos conceptions divergent quelque peu. Je roule avant tout pour le plaisir, les calvaires interminables, je n’en raffole pas. Pousser son vélo, sans aucun espoir de pouvoir rouler sur la moindre parcelle, ne m’attire pas spécialement et si je peux m’en dispenser je n’hésite pas.
Cette petite ville de Llica est étonnante, comme toutes les agglomérations boliviennes ; des maisons basses qui se serrent dans des rues en pente, avec quelques épiceries toutes semblables qui offrent un choix restreint de nourriture. De ces petites villes se dégagent quiétude et nonchalance. Et toujours à proximité ou sur la « plaza des armas » l’église toujours originale et de couleur vive rappelle que le catholicisme tient une place importante. Une petite auberge nous accueille, le patron est particulièrement bienveillant et attentif à nos demandes, bien que l’établissement soit spartiate. La douche se matérialise par un seau d’eau au milieu de la cour. Heureusement que je n’éprouve plus le besoin de me laver systématiquement. Quelques centilitres pour les endroits vitaux et pour ma part, je fais attention de toujours m’essuyer à la mode musulmane, ce qui est beaucoup plus hygiénique que le papier nommé mal à propos hygiénique.
Une fois bien installés et ayant fait un peu de lessive, je commence à m’inquiéter de l’étape du lendemain, le fameux salar d’Uyuni, le plus vaste du monde. En regardant les chiffres, Coipasa 2100 km2 et Uyuni 12 500, je prends un peu peur, cela fait six fois plus grand. Cette première traversée nous a déjà pas mal étonnés pour ne pas dire impressionnés, j’ose à peine imaginer ce que ce sera sur Uyuni. Avec Alain je pars à pied vers la sortie de la ville essayer de repérer le chemin d’accès au salar. D’un promontoire au niveau des dernières maisons nous avons un excellent point d’observation. A nos pieds s’ouvre un immense espace, duquel surgissent dans le désordre des pics d’origine volcanique. Que c’est immense ! Là, il n’est pas question de voir de l’autre côté. Ma première impression consiste à me dire : mais par où va-t-on bien passer ? Puis nous continuons à marcher et interrogeons un homme qui nous indique le chemin qui donne accès au salar. En effet tout est tellement gigantesque, que nous voyons bien des grands espaces plats mais pas de sel. Cela signifie que ce que notre regard embrasse ce sont les abords de cette mer immobile. Je fais vite la relation avec Coipasa et j’en déduis que les dimensions ne sont pas à la même échelle. Nous avons identifié clairement la route qui nous y conduira, le lieu ne nous livrera pas d’autre indice. Nous retournons en ville boire une bière, dans ce qui est plutôt une épicerie qui vous offre un siège, qu’un bar à proprement parler. Le propriétaire va nous donner quelques indications supplémentaires très intéressantes et qui pour une fois se révéleront parfaitement exactes. La piste passe juste au nord de l’île du Pescado et puis se dirige directement sur celle d’Incahuasi. D’après nos informations la première île est visible au moment ou la piste arrive au salar, il suffit donc de la prendre en ligne de mire, sur la seconde il y a de quoi se restaurer. Donc notre but pour demain consistera à atteindre ce deuxième lieu. J’ai aussi pu observer que le volcan Tunapa, haut de 5321 mètres, donc 1700 mètres au-dessus du salar, pointe comme un phare immense qui sera en mesure de nous indiquer un point de repère au nord durant une grande partie de notre traversée.
Forts de tous ces renseignements, ayant récupéré Jean, nous partons dîner tous les trois dans un petit local tenu par une Indienne. Elle nous propose un excellent poulet grillé. Durant le repas des bruits de musique. Nous allons voir sur le pas de la porte et la stupéfaction nous cueille. Des foules arrivent presque au pas cadencé, descendant en rangs compacts les rues rectilignes. Mais d’où sortent tous ces gens ? Par groupe d’une centaine de personnes, ils arborent des tenues différentes, égayées de lampions et lumières parfois accrochées en haut d’antennes, qui balancent au gré du pas. Les participants de l’un des groupes portent comme un sac à dos, fait d’une petite caisse cubique dans laquelle une bougie tient lieu de lampion. Sur la face arrière de ce sac à dos, la photo très célèbre du CHE, qui, nous l’avons constaté, reste très populaire en Amérique du Sud. Et pour entretenir le rythme, les orchestres, je dis bien les orchestres, car ils sont au moins au nombre de trois, sont répartis tout au long du cortège. Dans ces pays ce qui m’a le plus surpris, ce sont ces défilés festifs quasi permanents. Le spectacle est vraiment étonnant et nous restons médusés à regarder passer dans la nuit cet étrange mais très sympathique cortège. On nous explique qu’il s’agit de l’anniversaire de Potosi. S’agit-il de la ville ? Nous n’en saurons pas plus.
Nous décidons d’un départ très matinal, malgré le froid. Dès sept heures nous sommes en route. La ville est vite traversée, nous passons le poste militaire qui en contrôle l’entrée. La piste sur douze kilomètres va nous servir de prélude à ce site unique. Nous le voyons s’ouvrir devant nous, son immensité toujours plus présente. Pas de véhicule en vue. Est-ce que ce sera aussi désert que Coipasa ? Normalement non. Si, de la poussière monte de la piste en provenance du salar. Un camion nous croise, je fais signe au chauffeur qui s’arrête. Je lui demande confirmation que nous roulons bien sur la bonne piste, et m’assure que l’île que je crois être celle du Pescado est vraiment la bonne. Il me le confirme. En effet, cette île sort comme un point minuscule qui semble danser sur cette surface plane. Elle est située exactement à quarante huit kilomètres du bord du salar, indication qui me sera donnée par mon compteur. Comme pour Coipasa, une piste surélevée sur quelques kilomètres donne accès au sel dur. Nous y voilà. Gigantesque ! D’ouest en est notre traversée va exactement faire 145 km. Aujourd’hui nous en parcourrons 72 et demain 73.
Le soleil est bien en face à l’est. Notre volcan balisant le nord nous domine, l’île du Pescado est bien identifiée, on peut y aller. La direction à prendre est sud-est. La piste que nous suivons part dans la bonne direction. Après une quinzaine de kilomètres elle s’incurve vers le nord. Une discussion s’engage entre nous. Je suis partisan de garder le cap et de ne pas suivre la piste qui semble un vrai boulevard. En effet, je crois qu’elle part sur le village de Tahua au pied du volcan Tunapa, ce qui n’est vraiment pas notre route, car notre traversée doit nous conduire presque plein est. Nous restons donc sur une trace dans la direction de l’île du Pescado. Mais elle n’est pas bien marquée et de plus à part le camion pas un véhicule. Un petit doute subsiste en moi. Mais sur la droite de notre piste il me semble en voir une autre. Je la rejoins en coupant à travers le sel, qui est très roulant, presque autant que les chemins tracés par les véhicules ; Donc je rejoins cette autre piste, qui est une vraie autoroute lisse et dure. Elle pointe directement sur l’île qui nous sert de balise. Mes doutes commencent à s’estomper. Nous roulons à vive allure, aux environs des 25 à l’heure. A l’est l’étendue de sel disparaît dans le néant. Au sud et au nord d’immenses montagnes en dessinent les contours lointains. Epoustouflant. Je m’arrête et tourne sur moi-même complètement subjugué par ce spectacle quasi irréel. Nous sommes seuls, nous ne verrons aucun véhicule jusqu’à l’île d’Incahuasi. Je suis dans le site le plus exceptionnel et étrange qu’il m’ait été donné d’admirer. Le fait de s’y trouver seul et à vélo, en quelque sorte assez vulnérable donne à l’endroit une dimension véritablement extraordinaire. Se trouver à bicyclette en ce lieu est une expérience inimaginable, qui fait monter des émotions fortes, difficiles à décrire. Toute une foule de photos vues et de reportages lus me viennent à l’esprit. En particulier une photo de la couverture de la revue trimestrielle « carnets d’aventure », sur laquelle on voit au beau milieu du salar trois beaux gaillards blonds et nus, qui cachent leur pudeur, chacun derrière une sacoche de vélo de couleur vive. Elle m’avait beaucoup plu, car outre le côté esthétique indéniable de tous les éléments de la photo, les trois compères rayonnaient de joie. Mais une polémique avait éclaté et les purs et durs, peut-être un peu puritains rigides en avaient fait le reproche à la rédaction, qui avait à mon sens su répondre habilement et très diplomatiquement.
Encore une fois les distances sont gigantesques et la vue porte au-delà. L’île du Pescado grossit, de point elle devient objet allongé un peu à la manière d’un gros poisson. Et puis tout là-bas dans le néant entre blanc du sel et bleu du ciel, un point noir émerge de la piste. L’île d’Incahuasi pointe le bout de son nez. Nous passons au large de la première, exactement quarante huit kilomètres du bord. Maintenant la seconde va se rapprocher lentement et le compteur indiquera vingt quatre kilomètres de plus. L’euphorie qui m’habite annihile la notion de temps et je n’ai vraiment pas l’impression de parcourir de telles distances. De plus lorsque je me retourne je vois en prenant des repères sur les montagnes, assez précisément le lieu où nous sommes entrés sur le sel. Comment imaginer que c’est si loin. D’autres étapes nous avaient demandé beaucoup plus d’efforts et de temps pour un kilométrage bien inférieur !
Incahuasi grossit et la piste arrive droit dessus. Nous constatons qu’il y a pas mal de mouvements. Nous y voici. Comme c’est étrange, les véhicules 4x4 viennent se garer comme des bateaux viennent à l’attache à l’île verte à la Ciotat ou au banc d’Argun sur le Bassin d’Arcachon. D’autant plus étonnant qu’au beau milieu de l’île se dessine comme un petit golfe, en bordure duquel les voitures se garent sagement. Nous passons du désert à la foule. J’aime bien, cela présente un petit côté réconfortant que je ne saurais expliquer. Dans deux jours je vais parcourir le salar dans un autre sens et cette fois en voiture. Ce sera une autre expérience, mais il est vrai que le vélo représente le moyen le plus adapté pour se faire un immense plaisir et ressentir toute la grandeur du lieu. Je constate qu’il y a beaucoup de Français. Partout où je suis allé ces dernières années le pourcentage de français était important. Alors que j’ai souvent entendu dire que les Français étaient un peuple qui ne voyageait pas beaucoup, je ne trouve pas.
Nous accostons, Alain et moi. Jean est déjà arrivé depuis un certain temps. Que cet endroit est étonnant, îlot perdu dans cette immensité. Les cactus candélabre ont colonisé le lieu. Ce sont de véritables arbres qui montent jusqu’à dix mètres. Les plus vieux sont millénaires. Nous allons déjeuner au restaurant. Bien évidemment les prix sont bien plus élevés que ceux dont nous avons l’habitude en Bolivie, mais cela reste cependant bon marché. On nous apporte le grand livre des voyageurs à vélo, qui tous mettent un mot ou couvrent deux pages. Ils y ont ajouté de nombreuses photos ou des schémas de leur périple. Je constate que nombreux sont ceux qui sont passés par ce point quasi obligé du cyclotourisme au cours d’une traversée des deux Amérique de l’Alaska à la terre de Feu. Nous découvrons qu’étant venus à bicyclette, nous aurons le privilège de pouvoir dormir sur place, alors que ceux qui sont venus en voiture n’auront pas ce privilège.
Le soir arrivant, les visiteurs véhiculés désertent les uns après les autres, et nous nous retrouvons seuls en compagnie des neuf Indiens qui demeurent ici, afin de gérer le flux touristique. Avec le départ des touristes, la chaleur s’en va aussi. La luminosité aveuglante diminue, l’espace environnant devient plus hostile. Les pierres et la flore de l’île semblent se métamorphoser, changeant de couleurs à la manière d’un caméléon. Les grandes étendues blanches prennent des tonalités plus roses, un peu pastel. Dans le lointain la jonction entre le sel et le ciel s’éteint progressivement dans des teintes bleu profond. Le froid et le vent ajoutent une touche sévère au tableau. Le soleil, pour sa part, dans un dernier effort allume et incendie les nuages épars d’un rouge vif qui fait ressortir la multitude de plans de montagnes qui s’enchevêtrent jusqu’à l’infini. Je pars seul marcher sur le salar, alors que la nuit étend son mystère. Que l’impression est forte ! A part les rafales de vent, plus aucun bruit ne perturbe le lieu. On pourrait se croire sur une calotte glaciaire perdu quelque part au pôle nord ou sud. Un même lieu à différentes heures de la journée, dans différentes conditions, avec plus ou moins de monde et l’impression est totalement modifiée, on pourrait se croire dans des endroits très différents. Ce soir, que cette immensité bordée de pics innombrables m’impressionne dans cette obscurité qui prend possession de l’espace ! Presque à contrecœur je rejoins l’île et mes camarades.
Le local qui nous est attribué pour une somme modique est spartiate, mais la vue sur le salar par une grande baie vitrée est absolument sublime. Il est des moments dont on se souvient longtemps, eh bien ce petit refuge me laissera un souvenir durable. Nous aurions aimé que d’autres cyclistes nous rejoignent pour cette nuit. Mais nos espoirs seront déçus, bien que nous ayons estimé à la lecture du livre d’or qu’un jour sur deux, des adeptes du vélo, venant du monde entier, passaient par là.
Au matin, je monte au sommet de notre petite île volcanique, afin d’admirer l’apparition du soleil dans ce décor grandiose. Malheureusement une légère brume atténue la grandeur du spectacle. En effet, la lumière solaire lorsqu’elle apparaît tout là-bas à l’est derrière des montagnes situées à une centaine de kilomètres, balaie cette immensité plate et blanche, d’ouest en est, en l’éclairant graduellement. Mais le phénomène sera ténu du fait de la diffusion à travers les légers nuages perturbateurs. Dommage, mais le spectacle n’en est pas moins saisissant. Je reste depuis hier après-midi comme hypnotisé devant cette immensité magique que je contemple du haut de ce tertre peuplé de cactus géants. Je redescends, nous petit-déjeunons et repartons pour notre deuxième étape sur la plus grande étendue de sel du monde.
Le plaisir est aussi intense que celui éprouvé la veille. On avance rapidement sans effort et de toutes parts cette immensité blanche bordée, très loin de pics et de volcans, qui se pressent et se chevauchent dans des baies et des golfes géants, dont on discerne à peine les contours à l’infini. Par endroits n’étant pas sûr d’être sur la piste la plus directe, je fais des baïonnettes vers la droite afin d’intercepter d’autres routes. Au cours de ces manœuvres, je foule de mes roues un sel vierge de toute trace. Je vois mes deux camarades de profil loin là-bas qui se découpent comme deux minuscules insectes dans ce décor de géants. La fascination joue à fond.
Mais tout a une fin, l’extrémité du salar se rapproche et les soixante treize kilomètres sont parcourus trop vite. Il est des endroits dont on ne veut plus s’échapper, pris par un charme puissant. Un peu avant la sortie, un hôtel de sel. Nous nous y arrêtons. Quelques véhicules y stationnent. Nous sommes un peu l’attraction lorsque nous nous approchons. Bien que ces gens soient sympathiques et de plus parlent pour certains, bien notre langue, j’ai un peu la sensation d’être un singe malin que l’on regarde ; j’attends le moment où l’on va me lancer des cacahuètes. Je me rends compte qu’être touriste à pied parmi les touristes, donc incognito ne me dérange pas du tout, mais avec mon vélo cela me particularise trop et me gêne. Autant au cours des deux semaines précédentes à travers les zones désertiques ignorées du tourisme, je me suis senti bien, autant maintenant que nous arrivons dans ces parages très touristiques, j’ai envie d’abandonner mon vélo.
La sortie du salar est balisée comme l’entrée par une véritable route, large et cabossée sur laquelle de nombreux véhicules soulèvent une poussière dense qui nous titille sérieusement les muqueuses. Encore vingt sept kilomètres d’une piste absolument horrible, tôle ondulée, sable, bosses en tous genres et nous arrivons dans la ville d’Uyuni, que les guides décrivent comme vilaine et sans intérêt. Nous, nous la trouvons sympathique et animée, et son climat soi-disant rude, nous apparaît comme amical, sans doute nos organismes se sont habitués aux conditions rudes depuis trois mois que nous arpentons les Andes à vélo. En ce qui me concerne, je viens d’effectuer la dernière étape sur ma monture, cent kilomètres exactement. En effet, je vais continuer le voyage par des moyens mécaniques. Mais ces 4000 kilomètres à vélo ont été tellement intenses qu’ils m’apparaissent comme dans un rêve. Ai-je vraiment vécu ces trois derniers mois ? Et dans ce rêve, le summum réside dans les trois dernières semaines, dont je reparlerai, avec le bouquet final que je viens de vous narrer, Coipasa et Uyuni.
20:09 Publié dans voyage à vélo | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bolivie, salar, coipasa, uyuni, altiplano