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26/12/2010

Parcs nord du Chili

 

 

Parcs nationaux nord du Chili de Sajama à Colchane

Nous poursuivons notre descente de l’Amérique du Sud. Après une formidable traversée de chemins perdus de la Bolivie au sud-ouest du lac Titicaca jusqu’à Samaja, petit village de montagne bolivien, nous envisageons de traverser les parcs naturels du nord du Chili, qui portent les noms suivants, parc de Lauca,  Réserves des Vigognes,  parc du salar de Surire et  parc du volcan Isluga.

 Cette succession de parcs nationaux ou naturels semble constituer une immense chaîne de pistes, dont nous ignorons l’état et les dénivelés.  Nous ne savons pas si nous y trouverons du ravitaillement. Notre première impression est favorable, le Chili étant un pays occidentalisé,  nous ne manquerons pas de trouver des infrastructures touristiques.  Tout du moins l’espérons-nous. Cependant dans le doute nous envisageons cinq jours d’autonomie.

Nous quittons la Bolivie et le magnifique village de Sajama. Une route asphaltée succède à la piste sablonneuse après trois cents kilomètres. La première sensation est exquise, plus un seul frottement. Je ressens plus un sentiment de glisse que de roulement. Là-bas à l’ouest une ville que nous prenons à tort pour Lagunas, alors qu’il s’agit de Tembo Quemado. Cela aura son importance. Nous l’atteignons et nous décidons d’y déjeuner. Ensuite, une longue montée nous conduit à la frontière à plus de 4500 mètres d’altitude. Du fait de notre erreur, nous nous trouvons à un poste frontière en pleine nature loin de la dernière ville, et nous effectuons les formalités de sortie de Bolivie et d’entrée au Chili. Mais le hic, impossible d’échanger nos bolivaros. Le douanier chilien nous assure que plus loin il n’y aura pas de problème pou faire du change. Nous constaterons qu’il nous a dit  n’importe quoi.

 Le contrôle d’entrée au Chili est sévère. La douane fait passer un chien anti-drogue le long de nos vélos. On nous demande de nous délester de nos produits alimentaires frais ou secs. Nous abandonnons nos pommes et nos raisins secs.

La route se déroule le long du majestueux lac de Chungara, derrière lequel le volcan Parinacota et son voisin dressent leurs silhouettes caractéristiques à plus de 6000 mètres. Nous le longeons sur une bonne dizaine de kilomètres. Le lieu est presque désert, à part quelques gros camions, mais du fait de la route goudronnée, ils nous gratifient seulement de leur gaz d’échappement, et non d’une poussière dense et persistante. La zone est désertique, des sommets pelés aux couleurs vives font face aux deux volcans. Nous progressons sur un immense plateau accidenté, et nous  constatons que la nature est la même qu’en Bolivie. L’impression de pays occidentalisé va se révéler inexacte dans cette partie nord du Chili. Ce que nous allons croiser durant cinq jours, ne seront que villages désertés et étendues nues.

Dans un premier temps nous espérons arriver au village de Parinacota, que nous croyons grand. Enfin nous l’atteignons, il s’agit d’une petite bourgade nichée au bord de cet immense lac de Chungara. Nous réalisons que le change ne va pas être facile, et le ravitaillement non plus. Cela me donne un sacré coup au moral. Va-t-il falloir que nous fassions un détour immense pour rejoindre la première ville où trouver un distributeur de billets ? Une auberge nous accueille. Il y fait froid, l’altitude est de 4300 mètres. Nous y rencontrons un couple de jeunes Français qui ont laissé tombé leurs métiers et partent pour un tour du monde. Au cours de ces trois mois d’errance, nous croiserons à plusieurs reprises des couples dans cette situation.

Nos problèmes comme par enchantement et peut-être aussi grâce à la pugnacité de Jean, vont trouver une solution. L’aubergiste nous fera du change et nous vendra du pain et des paquets de spaghettis. Ce sera la base de notre nourriture pour les jours à venir.

Et de plus au matin une minuscule boutique nous vend quelques sucreries. C’est le Pérou ! Nous prenons notre temps, allons demander conseil auprès de l’organisme du parc implanté dans le village. La personne interrogée ne semble pas très bien renseignée et nos questions obtiennent des réponses évasives. Pour un employé de cette structure, l’impression est franchement déplorable. A croire qu’il ne s’est jamais aventuré en dehors de son bureau !

Le village est touristique. Nous discutons avec un groupe de Français, qui se déplace à travers le Chili en 4X4. Nous finissons par prendre la route vers les 11 h du matin. Notre intention est de faire une vingtaine de kilomètres et de trouver un coin de bivouac, ce qui nous avancera pour l’étape du lendemain.

Il nous faut dans un premier temps rejoindre la route goudronnée à partir du village. Après quelques péripéties, nous la suivons sur quelques kilomètres et nous nous engageons sur un chemin, qui est un raccourci permettant de nous faire gagner une vingtaine de kilomètres. Très vite il nous faut peiner contre le sable et le vent. À un carrefour, nous n’avons aucune certitude sur de la direction. Après un temps d’hésitation nous optons en faveur du chemin qui s’avérera le plus court. Nous évoluons dans une immense plaine désertique sans relief, bordée de grands volcans laissant échapper quelques fumerolles. Cette première impression est loin de l’idée que l’on se fait d’un parc national, en pensant par exemple à l’Oisans ou les Ecrins en France. Mais nous sommes venus ici à la recherche d’autre chose, et effectivement cela ressemble à autre chose, bien que la première impression soit de désolation !

Quelques camions soulèvent des nuages de poussière. Mais que font ces monstres à cinq essieux dans ce coin retiré ? Nous découvrirons demain soir, qu’ils participent à l’exploitation du salar de Surire. Pour le moment, nous constatons grâce à un panneau routier miraculeux au milieu de ce désert, que le village de Gualaterie se trouve à quarante kilomètres, le panneau affiche exactement quarante et un. Du fait d’un changement de direction de notre chemin, le vent de ce milieu d’après-midi  est bien orienté, nous devrions être en mesure  de parcourir cette distance avant la nuit. Nous nous remotivons et abandonnons notre intention de bivouaquer après une vingtaine de kilomètres. En effet, le vent nous pousse et le terrain est plat ou presque. Cependant le revêtement n’est pas terrible, tôle ondulée et sable parfois obligent à mettre pied à terre, car les roues s’enfoncent, et le pédalage devient impossible. Le challenge de rejoindre ce village et son auberge espérée nous donne des ailes et nous traversons ces grandes zones désertiques avec motivation et acharnement.

 Vers les dix neuf heures, nous atteignons notre but, petite bourgade au pied du volcan  Gualaterie. Le site est austère sous cette bise froide de fin d’après-midi, vaste plaine sans végétation ni relief au pied de cette énorme montagne qui émet des fumeroles. Le gîte est effectivement ouvert, nous poussons un ouf de soulagement, car cela nous évite un bivouac qui se serait sans doute avéré assez inconfortable, pour le moins. L’étape de ce jour aura été de 64 kilomètres, distance respectable, eu égard à notre heure de départ tardive et à l’état de la piste. Mais le vent, qui sur les deux tiers du trajet nous a poussé vigoureusement, a été notre principal allé. Nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer ce qui se serait passé s’il nous avait été défavorable !

Les conditions de vie sont vraiment rudes dans ces régions. Dès que le soleil a disparu, la température chute rapidement et le vent ajoute à l’austérité ambiante. On nous propose des chambres spacieuses avec une antichambre où nous pouvons laisser nos vélos. C’est toujours appréciable de ne pas avoir à retirer les sacoches, ce qui économise la fatigue due au temps de manutention, de démontage et de remontage.

Nous sommes seuls dans cette auberge tenue par une femme. Elle allume un  poêle à côté duquel nous nous blottissons. L’ambiance demeure la même que lors de la traversée des pistes boliviennes effectuée les jours précédents. Seule différence, les prix sont plus élevés mais restent bon marché, même si le montant semble à première vue très élevé, car le change est de 700 pesos chiliens  pour 1 euro.

Au matin, après le petit déjeuner dans une salle glaciale, nous nous promenons dans cette petite bourgade en attendant que le garde du parc rejoigne son bureau. En effet, aujourd’hui nous espérons rejoindre le salar de Surire, au bord duquel se trouve un refuge tenu par le parc. Nous espérons obtenir des renseignements, car semble-t-il il n’est pas toujours ouvert. Cela dépend de la présence des gardes. Comme dans tous ces coins retirés de Bolivie et du Chili, une vieille église avec son clocher  posé à même le sol attire immédiatement l’attention. Je gravis l’escalier étroit en colimaçon qui conduit à son sommet.  Là comme dans chacun des clochers visités, une énorme cloche suspendue à une poutre tordue, sans doute centenaire, trône imposante.

La vue de ce lieu sur la région est étonnante. Une immense plaine désolée, qui par sa monotonie, ne laisse aucun relief particulier, où le regard pourrait s’arrêter. Cependant au-dessus de cette immensité morne, un grand volcan, sur lequel fumeroles et traces de neige se disputent la prédominance, ajoute à la désolation du site. De manière paradoxale, je ne sais plus si je suis dans une région montagneuse ou dans un grand désert aride et lugubre. Pourtant, le ciel est d’une grande pureté et le soleil essaie d’ajouter une touche de gaité, mais rien n’y fait.  Ces régions, peut-être trop immenses, où la végétation n’a pas sa place, m’oppressent et me semblent hostiles. Les montagnes, je les imagine en grands pics qui s’élancent, en forêts denses ou alors encore en beaux pâturages verts qui montent à l’assaut des pentes, mais là,  cette énorme masse, qui nous domine, ne présente que gigantesques pierriers, qui s’étendent presque à l’infini. Ils viennent mourir ou plutôt se perpétuer dans cette étendue sans repère particulier et qui court bien au-delà de l’horizon. L’attractivité de ces régions réside plus dans leur exotisme que dans l’esthétisme.  Voilà les pensées qui m’assaillent dans ce matin frais au beau milieu du parc national de Lauca.

Nous nous dirigeons vers le bureau des gardes, car il commence à y avoir du mouvement. Là nous exposons notre demande. Il nous est répondu qu’il n’y aura aucun problème pour être hébergé au bord du salar de Surire. Nous retournons récupérer nos vélos et partons. L’étape de la journée sera seulement de 52 kilomètres, mais la piste sera terrible, tôle ondulée et sable, comme d’habitude. De plus le trafic de camions sera intense. En effet, l’exploitation du sel bat son plein, et le nuage de poussière est permanent sur cette piste qui conduit au lieu d’extraction. Nous souffrons de ces particules de terre qui nous tapissent les muqueuses. Les camionneurs sont cependant sympathiques et essayent dans la mesure du possible de diminuer cette nuisance. Comme ils font des allers-retours pour charger du sel, nous voyons les mêmes plusieurs fois dans la journée et ils nous font de grands signes.

 Mais pour un parc national, ce n’est pas terrible, on a vraiment l’impression de se déplacer dans une immense carrière. Seuls, quelques alpagas de loin en loin ou alors quelques vigognes furtives apportent une touche différente. Vers les treize heures, nous faisons une pause casse-croûte en nous protégeant du vent et de la poussière derrière nos vélos, sur lesquels nous avons fixé des couvertures de survie. La protection est toute relative, mais bien allongé au sol la tête sur mon sac, la position est tenable. Il faut dire que depuis presque trois mois que nous affrontons les différents climats des Andes, nos corps se sont adaptés et nous ne souffrons pas, en dehors de cette poussière qui s’insinue partout.

Le matériel est durement éprouvé par les conditions du chemin. Les vibrations permanentes desserrent les boulons et nous ne prenons pas la peine de vérifier fréquemment nos vélos. Cette négligence entraîne la rupture d’une fixation de mon porte-bagages avant, et il nous faut réparer en plein vent. Mais grâce à l’ingéniosité d’Alain, les travaux seront menés rapidement.

Enfin au sommet d’une butte, le salar nous apparaît. Il ne semble pas très grand, mais nous avons appris à nous méfier de nos perceptions des distances, car le périmètre de ce désert de sel est de 60 kilomètres, ce qui est supérieur par exemple au pourtour du lac du Bourget, plan d’eau de superficie imposante.  Nous sommes impatients de nous  approcher de cette étendue de sel et de pouvoir y rouler.  La déception est vive de constater que toute la surface de ce lac immobile est retournée et grattée du fait de l’exploitation. Nous essayons cependant d’y rouler et faisons quelques photos. Nous sommes sur le premier des trois salars que nous envisageons de traverser, mais c’est le plus petit, le second sera déjà beaucoup plus grand et enfin le dernier Uyuni est tout simplement le plus vaste désert de sel du monde. Mais déjà cette première expérience préfigure les émotions que nous ressentirons au milieu de déserts de sel des centaines de fois plus amples.

Un employé de l’entreprise d’exploitation nous signale que le salar est propriété privée et que nous n’avons pas le droit d’y circuler. Il attire aussi notre attention sur le danger que représente cet endroit, car par secteurs la croûte de sel peut céder sous le poids de la personne qui s’y déplace. Mais il nous dit tout cela sur un ton affable. Il nous explique aussi le cheminement du sel exploité vers les pays étrangers.

Nous reprenons notre chemin vers le refuge qui se trouve encore à huit kilomètres. Avec le vent dans le nez et une piste en état médiocre cela représente encore presque une heure d’efforts soutenus. Enfin nous y sommes. Les vigognes sont protégées, elles ne s’y trompent pas. Par troupeaux elles séjournent dans les environs de ce refuge, sous l’œil des gardes, dont la mission est justement de veiller sur elles.

Pour des problèmes de clés, nous devons attendre dehors dans le froid qui vient rapidement avec le soir. Finalement nous demandons s’il n’est pas possible de se mettre à l’abri car nous commençons à nous geler, n’oublions pas que nous sommes à plus de quatre mille mètres d’altitude. Comme par enchantement, suite à notre demande, les problèmes de clés disparaissent, car la porte du bâtiment que l’on nous réservait n’est pas fermée à clé ! Que faut-il en déduire ? Les problèmes de communication ne sont pas toujours évidents. Cette construction est une espèce de gros baraquement en préfabriqué, constitué de plusieurs pièces. On nous  affecte une grande chambre pour tous les trois et une autre pour entreposer  nos vélos et nos bagages.

Nous sommes situés quelques dizaines de mètres au-dessus de l’étendue de sel, position de laquelle le regard embrasse une large zone. Pour la première fois nous assistons au coucher de soleil sur cette immensité blanche. Les teintes virent au rose, puis au rouge et s’assombrissent pour se confondre avec le noir de la nuit. Nous sommes sous le charme de ce spectacle extraordinaire. Nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer et d’extrapoler  ce que nous dévoileront les grands déserts de sel boliviens, vers lesquels nous nous dirigeons et que nous atteindrons la semaine prochaine. 

Dans le bâtiment principal, nous sommes autorisés à faire notre cuisine. Il y règne une bonne chaleur. En dehors de l’équipe de gardes et d’une scientifique, un couple de Hollandais séjourne en ce lieu. Ils viennent de passer leur journée à photographier le salar et sa faune de flamants roses. Malheureusement ces grands oiseaux ont élu domicile sur le côté opposé du site, et nous n’en verrons pas.

Le lendemain matin, nous attendons les premiers rayons du soleil pour sortir. Le spectacle est magnifique, le sel s’éclaire. La chaleur monte très rapidement dès l’apparition de l’astre du jour. De plus, comme tous les matins, pas un souffle de vent ne perturbe le calme ambiant.  Dans ces déserts d’altitude, le contraste est considérable entre le début et la fin du jour. Le vent du soir apporte austérité et hostilité à ces zones perdues. Par contre le lever du jour et le début de matinée diffusent une atmosphère de tranquillité apaisante qui invite à la contemplation des petites troupes de vigognes qui nous environnent. Mais il nous faut songer à partir pour profiter de l’absence de vent afin de parcourir un maximum de kilomètres dans de bonnes conditions.

Nous longeons le salar et arrivons à un embranchement. Un ouvrier d’une équipe travaillant à l’amélioration de la piste nous dit que les deux routes se rejoignent plus loin. Nous passons par le village désert de Surire, mais le chemin se termine en cul-de-sac. Cependant ce détour  permet de faire la visite de l’un de ces villages du bout du monde. De plus, comme nous sommes montés légèrement pour atteindre ce hameau, la perspective sur le salar est magnifique. Après avoir fait demi-tour sur un kilomètre, nous hésitons quant au chemin à prendre. Nous distinguons bien dans le lointain le col par lequel nous devons passer. Mais dans cette immense plaine vallonnée qui y conduit, quel est la voie qu’il faut suivre, tout ne semble que sable inconsistant, et le mauvais choix peut se révéler redoutable. D’ailleurs le col en question, est-ce bien l’itinéraire ? Je distingue dans cette direction un nuage de poussière soulevé par un véhicule, preuve qu’il y a bien une piste, donc probablement la notre. Dans ces immenses espaces où la présence humaine est faible et nos cartes très imprécises, nous sommes parfois confrontés à des choix difficiles. Je ne sais si par chance ou du fait de notre sens de l’orientation, mais nous ne ferons pas de grosses erreurs.

La montée vers ce col n’en finit pas. La piste est difficile, l’altitude n’arrête pas de s’élever. L’environnement devient de plus en plus minéral. De grands pans de montagnes en pentes assez douces nous entourent, un peu à la manière de grandes collines désertifiées, sur lesquelles des pierriers aux couleurs multiples se déverseraient. Plus une seule voiture, le lieu est grandiose dans son austérité. Notre altimètre indique plus de 4600 mètres, alors qu’enfin nous atteignons ce que nous pensons enfin être le point le plus élevé. En effet, nous sommes habitués maintenant depuis plusieurs mois à la topographie des Andes, ce qui est particulièrement vrai en particulier au Pérou et en Bolivie. Des pentes douces qui ne semblent jamais se terminer alors que l’on croit avoir atteint le point culminant. Mais lorsqu’on atteint enfin ce fameux point culminant, on réalise qu’il n’est qu’une énième antécime. Le point le plus élevé  se dérobe toujours, et pousse parfois au découragement après des montées interminables.

Enfin nous sommes au sommet et nous marquons l’arrêt. Le col, plutôt la vaste zone plate qui en tient lieu ressemble un peu à ces images lunaires que nous avons tous vues, sur lesquelles de grands espaces plats recouverts de grosses pierres éparses s‘étendent jusqu’au pied de reliefs lointains. Contrairement à la lune, il ne s’agit pas dans le cas présent de gigantesques rebords de cratères dus à la chute de quelques gros météorites, mais tout simplement de reliefs volcaniques. La palette de couleurs présentée est vraiment très large, du noir provenant de quelques pierres charbonneuses, en passant par le rouge le vert, pour s’étendre jusqu’à des teintes très claires, le blanc ou le jaune, provenant d’écoulements soufrés.  Je ressens en ces lieux une profonde impression de bout du monde.

 La vitesse réduite du vélo, en particulier par des pistes difficiles et mal adaptées aux deux roues, seule permet cette pénétration lente dans ce milieu désertique. La lenteur constitue l’élément fondamental, qui laissera à l’esprit le temps de s’adapter à cet environnement, d’où tout naturellement découlera ce plaisir intense de la contemplation de ce panorama d’exception. Venir trop facilement dans un lieu, un peu comme si on ne l’avait pas mérité par l’effort de son corps, ne permet pas d’accéder à cette félicité. Bien évidemment, j’ai conscience d’être un privilégié, qui a la santé et le temps pour réaliser de tels projets. Le temps reste la plus grande richesse dans nos sociétés occidentales en accélération permanente, et non l’argent. Bien sûr, il en faut un minimum, mais le voyage à bas coût est une réalité accessible, nous en faisons la démonstration.  Je dirais même que les vrais souvenirs persistants, nous les obtenons au cours de nos expériences rustiques. Les nuits dans des hôtels confortables, ne laissent souvent aucun souvenir, car ce ne sont pas des lieux de rencontre et d’échange, et le dépaysement, source d’intérêt du voyage, y est généralement absent. On va me rétorquer que pour aller si loin, il n’y a que l’avion et le billet il n’est pas gratuit? Certes il faut en tenir compte, mais une fois sur place on vit pour quelques centaines d’euros par mois. Mais à travers ces considérations, je ne veux surtout pas jeter la pierre à ceux qui ont choisi de voyager de façon différente, accompagnés ou motorisés ou dans le confort. Je restitue seulement les états d’âme qui sont les miens et qui dans ces moments m’apportent beaucoup de plaisir.

Nous basculons sur l’autre versant de la montagne et immédiatement la végétation apparait. Il ne s’agit pas de plantes luxuriantes, mais de touffes d’herbe éparses et d’une drôle de plante vert clair. Elle recouvre et enveloppe les grosses pierres à la manière d’une mousse, mais beaucoup plus résistante au toucher. Elle  se développe sur de grandes surfaces. Son taux de croissance est lent, elle peut atteindre plusieurs centaines d’années. Elle a été très exploitée aux siècles derniers, pour fabriquer une poudre, me semble-t-il, qui servait à faire du feu. De ce fait elle a quasiment disparu de nombreux endroits, et ne reconquerra ses espaces naturels qu’avec le temps.

Après un repas frugal, nous reprenons notre descente. La plaine qui se déroule à nos pieds est un véritable désert, à la végétation extrêmement clairsemée. A un embranchement de pistes, une fois encore nous nous demandons quelle direction prendre. Après une estimation à la boussole, nous optons sans certitude pour le chemin de droite. Il s’avérera que nous avons fait le bon choix. Nous en aurons confirmation quelques kilomètres plus loin, car nous aurons la chance de rencontrer le seul véhicule que nous croiserons d’ici ce soir.

Nous rejoignons un village. Il est désert, mais pas tout à fait abandonné, car  certaines portes possèdent un cadenas. Ces groupes de maisons sans vie jetées à même le désert, dégagent une impression de tristesse et de désolation. Ces régions se désertifient. Je me demande comment il était possible de vivre dans un environnement aussi hostile, chaleur la journée, grand froid la nuit, vent permanent, absence d’eau  et de végétation. Après une courte halte auprès de ce qui devait être l’église, nous reprenons la traversée de cette immense plaine dont nous ne voyons pas la fin. Le sol est exécrable, sable et tôle ondulée se liguent pour nous freiner. Le guidon tangue lorsque la roue avant s’enlise dans quelques centimètres de substance instable. Il faut alors appuyer fort sur les pédales pour ne pas être bloqué et il arrive que la roue arrière dérape par manque d’adhérence, et alors c’est à pied qu’il nous faut poursuivre notre chemin.

Enfin se dessine devant nous un petit canyon, qui vient rompre la monotonie de cette immensité plate et sableuse. Une rivière y coule, et tout naturellement la végétation fait son apparition, et avec elle la vie animale. Des troupeaux de lamas et d’alpagas paissent tranquillement dans cette étroite gorge tapissée de verdure et encadrée de grands pans de montagnes arides. Un peu de verdure dispense immédiatement une touche sympathique à l’endroit. Dans cette lumière de fin d’après-midi, aux couleurs pastel, en  regardant ces camélidés nonchalants,  je me sens pénétré de toute la sérénité du lieu. Je me sens d’autant plus rassuré qu’il y a une rivière, et même si nous devons bivouaquer nous ne manquerons pas d’eau.

Nous sortons de cette gorge par un petit raidillon, puis à nouveau les grandes étendues plates et arides s’offrent à nous. D’après la carte un village se situe quelque part dans ce lointain que l’on discerne comme sans aspérité. Il n’est pas toujours possible de distinguer un groupe de maisons à une dizaine de kilomètres, car elles sont construites avec les matériaux pris sur place. De ce fait les bâtisses jouent un parfait rôle de caméléon.

Enfin la piste amorce une descente, et un peu en contrebas,  le village d’Aravilla apparait. Nous le rejoignons avec satisfaction dans l’espoir de trouver un gîte. Il semble désert. Nous l’arpentons à la recherche d’une cabane ouverte. Plusieurs, plus ou moins en ruines, pourraient faire l’affaire pour un bivouac. Après avoir arrêté notre choix, nous constatons qu’il y a une petite maison qui est habitée en bordure du hameau. Il s’agit d’un vieux couple d’Indiens, derniers habitants de ce coin reculé. Nous nous approchons et demandons l’autorisation de nous installer. L’homme nous propose une petite habitation à l’allure de chapelle au confort très rudimentaire. Nous dormirons Alain et moi à même le sol en terre battue. Jean ira se caler derrière l’autel. Mais nous nous y trouvons bien, car nous sommes à l’abri du vent et ces murs en terre sont très calorifuges, donc dans ce petit espace nos corps font rapidement monter la température.

Je pars me promener à travers ce village presque désertifié. Pas un bruit à part le feulement du vent. Les seuls être vivants que je puisse voir, ce sont quelques lamas et alpagas broutant de rares touffes d’herbe. Dans cette immense plaine en regardant bien, on peut distinguer dans un rayon d’une dizaine de kilomètres plusieurs autres petits villages se camouflant aux couleurs du lieu, qui eux aussi semblent avoir perdu toute activité humaine. Parmi cette végétation clairsemée, il y a beaucoup de crottes petites et rondes provenant du bétail local. Au détour d’un léger monticule en bordure de chemin, je découvre une curieuse plante, grosse boule constituée d’une multitude de petits globes épineux de la grosseur d’une fleur de pissenlit montée à graine. Et une fois de plus comme presque tout ce qui se rencontre en ces lieux, la couleur tire sur le brun et l’ocre. En revenant à notre petite chapelle, je passe à proximité du logis de notre vieux couple d’Indiens. Je les vois allongés à même le sol, cherchant à se chauffer aux derniers rayons solaires, qui s’accrochent encore quelque temps au sol, avant de céder brusquement sous les assauts du froid de la nuit. Je me fais tout petit en faisant un détour pour ne pas les déranger,  puis je rejoins mes compagnons qui s’affèrent au repas du soir.

 Ces points de chute en vue d’un abri pour la nuit, découverts un peu au hasard depuis bientôt trois mois, constituent à mon sens l’un des plus grands attraits du voyage itinérant. Passer une journée à pédaler sans savoir où l’on va pouvoir faire une halte nocturne, se résigner et l’instant d’après espérer, s’imaginer rester dehors sans eau et puis soudainement trouver un havre de paix, qui de plus avec un robinet à proximité, fournissant une eau claire et fraîche.  Voilà le vrai plaisir de l’itinérance. Je dois dire qu’en un trimestre d’aventure nous avons toujours trouvé de quoi passer des nuits acceptables. La nuit la plus austère nous sera réservée sur le salar de Coipasa en Bolivie. Il s’agissait d’un coin particulièrement lugubre poussiéreux, venteux, sale et en ruine, la concrétisation de la désolation. Eh bien, même là, une fois installés dans la tente nous avons retrouvé notre petit confort, certes à l’étroit, car pour des raisons de poids, Jean et moi dormions dans la même tente, conçue pour une personne.

La tombée de la nuit sur ce site abandonné des hommes et peut-être aussi des dieux est d’une rare beauté. Sur ces terres de coloris ocre, qui s’étendent à l’infini, surmontées de volcans aux couleurs vives, dont on a du mal à estimer les dimensions, leur altitude approchant les 6000 mètres, la nuit descend en amplifiant les contrastes et en répandant sa palette de teintes fauves. Ces immenses montagnes, qui à première vue ressemblent à des collines démesurées, révèlent dans  la lumière déclinante tous leurs reliefs tourmentés. En effet les rayons rasant font naître une multitude d’ombres qui jouxtent les parties encore éclairées et un immense patchwork constitué de brun et de noir se développe sous nos yeux. Le bouquet final se révèle au moment où l’ultime sommet reçoit son dernier rayon de soleil, prélude à l’arrivée des premières étoiles.  Ces dernières rapidement vont se multiplier et envahir l’immensité de la voûte céleste en un véritable feu d’artifice. Le spectacle est féérique, car ces régions sont dénuées de toutes lumières parasites et bénéficient d’une atmosphère d’une grande pureté à plus de quatre mille mètres d’altitude. Je reste fasciné devant cette scène d’une nature sauvage. Mais l’hostilité du lieu me ramène à des considérations plus terre à terre, il se met à faire très froid et je suis fatigué à la suite d’un  parcours de 68 kilomètres sur des pistes exécrables.

Après une très bonne nuit, calfeutrés dans notre chapelle, le retour du soleil dans un air calme, prodigue sérénité et apaisement à l’endroit, et l’appel du vélo se fait pressant.  L’étape de la journée ne devrait pas être très longue.  La petite ville  frontière de Colchane, où nous terminerons notre périple à travers les parcs et réserves du nord du Chili, se trouve à trente kilomètres. Mais dans ces coins, le kilométrage ne veut rien dire, il suffit d’une petite dose de sable pour que le pronostic soit erroné et les temps de parcours augmentent démesurément.

La piste est toujours aussi mauvaise et nous nous résignons à nous traîner à des vitesses comprises entre cinq et dix kilomètres à l’heure. Même parfois, il nous faut mettre pied à terre et pousser nos vélos. Dans ces situations, nous réalisons qu’ils sont vraiment lourds. En chemin, quelques villages possèdent de magnifiques églises centenaires, illuminant la désolation du lieu d’un charme réel, à la manière de l’espérance que tout chrétien détient au fond de lui. Elles sont plus ou moins entretenues, toujours peintes en blanc et possèdent un clocher massif posé à côté du corps principal de l’édifice.

Au sommet d’une côte, d’un coup l’espace s’agrandit.  Sans pouvoir distinguer la cité de Colchane, qui se cache quelque part dans cette immensité, nous pouvons cependant discerner dans le lointain des reflets diffus tirant sur le blanc. Cette teinte laiteuse au ras du sol est annonciatrice du salar de Coipasa, au-delà de la frontière en Bolivie.  Nous nous situons au nord de ce désert de sel à une cinquantaine de kilomètres. Les  montagnes positionnées sur sa rive sud, sans aucun doute, se dressent à plus de cent kilomètres de notre point d’observation. Ce panorama immense qui jaillit  brutalement au détour d’une bosse du chemin, nous fait prendre conscience que nous quittons les parcs chiliens et que bientôt une autre aventure extraordinaire nous attend, la traversée des grands déserts de sel boliviens.

Cette immersion dans cette zone du nord du Chili, nous a surpris par son aspect désertique et sa pauvreté. Après avoir parcouru trois cents kilomètres de pistes au fond de la Bolivie, pays réputé très pauvre, nous nous attendions à trouver des zones occidentalisées, avec quelques infrastructures. En effet, nous en avons vu, même utilisé, mais elles étaient sommaires, avec un confort minimum. D’après ce que j’ai vu, généralement la région est aussi pauvre et plus désolée que celle que nous venions de traverser en Bolivie.

 Le vélo est certainement le moyen de locomotion le plus adapté pour pouvoir s’immerger dans ces régions désertes et hostiles pour essayer d’en percer l’âme secrète. Par contre, le voyage à pied doit être très rébarbatif et sans doute plus ennuyeux et je ne le conseille pas pour parcourir ces parcs au nord du Chili. Cependant j’aimerais bien prendre connaissance des sensations de ceux qui l’ont accompli de cette façon.