18/09/2013
Randonnée au refuge de Leschaux
Une nuit au refuge de Leschaux
La France encore la France, paradis sur terre, certains diraient que cela serait d’autant plus vrai sans les Français, qui passent leur temps à râler. Bon certes, mais ce n’est pas des Français que je veux vous parler, mais de ma dernière randonnée dans cet endroit mythique qu’est la mer de Glace à Chamonix. On a toujours une certaine appréhension, de peur de la foule, à aller dans cette ville de montagne qui passe pour la plus réputée du monde avec ses voies d’alpinisme fabuleuses dans les Drus, les Grandes Jorasses et le long de bien d’autres sommets. Eh bien en ce week-end du 6 septembre 2013, il n’y a pas grand monde, bien au contraire. Cela est sans doute dû à la conjonction de plusieurs facteurs : crise, période hors vacances et météorologie pour le moins incertaine.
Nous sommes cinq, Emmanuelle, Kinga, Didier, Robert et Luc. Nous nous donnons rendez-vous au gîte le Chamoniard volant, lieu agréable, situé à proximité du train à crémaillère du Montenvers. Je viens toujours avec beaucoup d’émotion dans cette ville qui a été et qui reste au cœur du développement de l’alpinisme au cours de son évolution. Le petit train en une demi-heure nous dépose à la station du Montenvers. Cela fait 6 ou 7 ans que je n’y suis pas venu. Le temps ce matin est acceptable, mais la pluie est prévue dans l’après-midi. Il ne nous faut donc pas chômer pour atteindre le refuge avant la dégradation.
Bien que nous voulions partir rapidement, le spectacle de la mer de Glace à nos pieds et de tous ces pics acérés qui nous écrasent, nous cloue un bon moment, le regard perdu dans ce monde minéral. Au-dessus de nous de l’autre côté de la mer de Glace, la plus étonnante des aiguilles, les Drus, se perd dans les nuages qui commencent imperceptiblement à se former. On a du mal à prendre la mesure de la dimension de cette face qui nous domine. Je pose la question à deux des cinq personnes de notre groupe. L’une me répond 250 mètres et la seconde 400. La réponse est un kilomètre. Cette erreur de perception révèle tout le gigantisme du décor. Cette vision me replonge de nombreuses années en arrière, en 1985 si ma mémoire est bonne. J’étais parti grimper la fameuse voie « directe américaine ». J’en garde un souvenir très présent. J’ai l’impression que cela remonte à quelques jours ou au plus quelques mois, tellement les images de cette fabuleuse face et les sensations ressenties dans ce mur titanesque sont restées gravées dans mon corps et ma mémoire.
La mer de Glace est une attraction mondialement connue et courue. Lorsque je débarque du train, je suis frappé par la manière dont ce fleuve de glace s'enfonce de plus en plus dans ses moraines de cailloux, à cause d’une fonte qui a tendance à s’accélérer. Un glaciologue rencontré sur place nous explique que le niveau de glace diminue de deux mètres par an, et que l’épaisseur n’est plus que de 125 mètres. Pas besoin d’être un grand mathématicien pour arriver à la terrible conclusion, que dans une soixantaine d’années la mer de Glace ne sera plus qu’un souvenir appartenant à l’histoire de l’alpinisme.
Nous devons nous extirper au spectacle féerique et aux pensées qui nous assaillent, afin de nous mettre en route. Tout d’abord, un large chemin nous permet de descendre de quelques dizaines de mètres de dénivelé. Nous passons devant un panneau indiquant la présence de la glace à ce niveau en 1820. Effarant, de cet endroit nous contemplons les amples courbes du glacier au moins 250 mètres plus bas ! Le sentier se termine au sommet de la première de la longue série d’échelles qui donnent accès au glacier. Nous nous encordons bien que la descente ne présente aucun caractère de difficulté. Cependant il est toujours impressionnant de se retrouver, comme de minuscules fourmis accroché à des barreaux métalliques, le long d’immenses dalles polies au cours des millénaires par l’écoulement du glacier. La dernière échelle permet de prendre pied sur un cône de pierres croulantes posées sur une énorme pyramide de glace d’une centaine de mètres de hauteur.
Rapidement nous descendons, en suivant des traces dans cet empilement de pierres morainiques et nous atteignons le glacier. La marche commence par un court raidillon, permettant d’atteindre le milieu de la mer de Glace et son immensité presque plate. Au début la progression se fait pratiquement sur un tapis de pierres recouvrant la glace. Puis progressivement cette dernière se fait de plus en plus présente et la couche de cailloux cède du terrain, pour finalement se réduire à un saupoudrage marquant la glace de points noirs de tous calibres. Bien que la pente soit faible, pour le confort de la progression les crampons sont les bienvenus. Les pointes de métal s’enfoncent avec un bruit mat dans la glace tendre et permettent de garder un bon équilibre sur cette matière redoutablement glissante. La surface du glacier est parcourue de nombreuses rigoles le long desquelles l’eau s’écoule, preuve évidente de la fonte. Elles se rejoignent pour constituer de véritables rivières, qui creusent d’autant plus la glace, que leur débit est important. Elles s’enfoncent dans de profonds canyons, qui se révèlent des obstacles dangereux à franchir. Effectivement, malheur à celui ou celle qui y tombe, car le courant et la surface de glace ne laissent aucune chance de pouvoir se rétablir. Ces cours d’eau convergent vers d’immenses gouffres, souvent circulaires, appelés moulins qui s’enfoncent sous la surface du glacier. Cependant de loin en loin, des points faibles de ces gorges permettent un franchissant relativement aisé. En dernier recours il est toujours possible de s’encorder si l’on ne se sent pas capable d’un grand saut ou d’un déplacement sur une pente de glace raide.
Nous arrivons au confluent de la mer de Glace et du glacier de Leschaux. Nous devons le remonter. La jonction de ces deux fleuves génère des frictions et des pressions titanesques. Elles créent un chaos incroyable de glace et de rochers, dans lequel il n’est pas évident de trouver le cheminement le plus aisé. L’expression traditionnelle « chercher une aiguille dans une botte de foin » s’applique bien à notre situation. Où peut bien se situer le meilleur chemin ?
Instinctivement nous rejoignons la moraine rive droite et nous remontons péniblement après avoir enlevé les crampons d’immenses pierriers aux énormes blocs. La progression nécessite de sauter de l’un à l’autre sans perdre l’équilibre, ce qui occasionnerait une mauvaise chute, avec dans le meilleur des cas quelques égratignures et dans le pire une bonne entorse ou un poignet cassé. Nous finissons par reprendre pied sur la glace et nous apercevons le refuge, but de notre randonnée, à deux kilomètres accroché au milieu d’une paroi rocheuse. Là-bas aussi l’épaisseur de glace a fortement diminué et une série d’échelles sur plus de cent mètres de dénivelé a été mise en place au fur et à mesure de la fonte, afin que le refuge reste accessible sans recourir à la pratique de l’alpinisme.
Plus nous avançons, plus le gigantisme de la face nord des Grandes Jorasses se révèle. Hélas, elle disparaît en partie dans la masse nuageuse qui se fait de plus en plus menaçante. Par contre nous distinguons dans sa globalité la face ouest des Petites Jorasses, magnifique dalle au rocher excellent qui s’élance d’un jet sur 800 mètres de hauteur. Dans sa moitié supérieure elle est recouverte d’une fine couche de neige. Il ne doit pas faire bon en ce moment de se trouver engagé dans cette escalade très réputée.
Encore une dernière rivière sur la glace traversée sans difficulté et nous abordons la moraine qui donne accès aux échelles au pied du refuge. Sur le bord de ces glaciers, les changements sont si rapides d’année en année, du fait de la fonte de la glace, qu’il n’existe pas de trace. Il faut se déplacer par bonds successifs dans un amoncellement de blocs instables, afin de rejoindre une pente de terre boueuse, dans laquelle les chaussures font de belles encoches. Nous atteignons une grosse corde, permettant de passer une partie verticale et croulante, et qui donne accès aux échelles. Nous les remontons sur une centaine de mètres. Ensuite un chemin aérien nous conduit en quelques centaines de mètres au pied du refuge, défendu par une dernière échelle.
Nous sommes accueillis par la gardienne, qui nous souhaite tout sourire la bienvenue. Nous arrivons juste au moment où la pluie se met de la partie. Dans le fond du glacier de Leschaux nous distinguons le départ de la fameuse voie du Linceul, seul le début de cette très raide pente de glace est visible. Le reste de la voie reste noyé dans un épais manteau nuageux. Ce refuge a été le point de départ pour de nombreux alpinistes qui se sont attaqués aux différentes escalades de cette face nord des Grandes Jorasses, l’une des plus célèbres au monde. Dans cette paroi la voie reine, et non la plus dure est l’éperon de la Walker, dont la première ascension a été réalisée par Cassin, alpiniste italien très réputé. Cet exploit s’est déroulé en 1935. Depuis les alpinistes du monde entier viennent se mesurer aux 1200 mètres de protogine de cette face nord, qui peut par mauvais temps se montrer plus que redoutable, même pour les meilleurs.
La soirée sera agréable, nous sommes sept, c'est-à-dire seulement deux personnes en plus de notre groupe de cinq. Cette année n’a pas été très propice à la fréquentation de ce refuge du bout du monde. En effet, les conditions météorologiques défavorables n’ont pas permis que les conditions d’escalade soient bonnes, et les prétendants ne se sont pas bousculés. La fameuse Walker n’a été parcourue que deux fois, la première par trois aspirants guides et la seconde par quatre Coréens, qui ont mis le siège durant quatre jours dans cette paroi austère et enneigée.
Être gardienne d’un tel refuge est un vrai sacerdoce. Dans la saison, qui va se finir dans quelques jours elle aura vu à peine trois cents passages en quelques trois mois. Certaines périodes, durant une longue semaine elle s’est retrouvée isolée, pour seule présence la verticalité minérale. Les seuls êtres humains qu’elle distinguait, à peine gros comme des fourmis, dans le bas du glacier de Leschaux, se dirigeaient vers le Couvercle, nettement plus fréquenté. Ce métier dans un petit refuge, celui-ci ayant 19 places s’apparente presque à un retrait volontaire de la vie en communauté. La contemplation de ces parois sombres durant trois mois vous marque très certainement.
Je me souviens d’un jeune alpiniste rencontré en ce lieu il y a bientôt trente ans. Il a traversé la vie comme une météorite, en en suivant la trajectoire, ce qui l’a conduit à aller se fracasser après une chute. Ce soir-là, nous étions sur la terrasse du refuge, il était déjà tard. Nous distinguons une personne au bas du glacier qui se déplace à vive allure. Il s’agissait de notre jeune alpiniste. Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre le refuge. Il posa son sac et nous avons engagé la conversation. Il était parti vers les 15 heures du Fayet à vélo. Arrivé à la gare du train du Montenvers, il loupa de justesse la dernière rame. Il ne se découragea pas et partit à pied. Le voilà donc parmi nous. Il nous raconta une multitude de récits au sujet de ses escalades extrêmes dans des conditions ahurissantes. Vers 11 heures nous avons pris congé car nous nous levions à 2 heures du matin pour aller à la face ouest des Petites Jorasses. Lui nous dit simplement : je pars pour le Linceul. Sans plus attendre après cette pose sur la terrasse du refuge il se mit en route. Lorsque nous nous sommes levés, dans la nuit profonde nous avons distingué très nettement sa lampe frontale accrochée au tiers inférieur de cette redoutable pente de glace, parcourue pour la première fois par René Desmaison, une dizaine d’années auparavant.
Tous les grands alpinistes sont venus se confronter aux Grandes Jorasses, et ceux qui ont relaté par écrit leurs exploits, ont parlé de ce refuge. Parmi ceux-ci je n’en citerai que trois parmi les plus célèbres, qui m’ont fait rêver depuis mon plus jeune âge, Lionel Terray, Gaston Rebuffat et Louis Lachenal. Ce dernier, vainqueur du premier 8000 grimpé par un homme, l’Annapurna, était considéré par beaucoup de ses pairs, comme l’alpiniste le plus doué de sa génération. Il s’est tué bêtement en tombant dans une crevasse de la vallée blanche, lors d’une descente à ski. Son livre « les carnets du vertige » est une ode héroïque à l’alpinisme extrême, qui m’a fait vibrer à chaque ligne, tellement il a su exprimer sa passion et son génie de montagnard.
Les conditions météorologiques ne sont pas bonnes. Il nous faut nous préparer demain à un retour sous la pluie. Nous essayerons de suivre un cheminement plus aisé, en restant plus sur les glaciers, qu’il s’agisse de celui de Leschaux puis de la mer de Glace. En effet, à la montée à plusieurs reprises nous avons progressé sur d’immenses moraines, entassement d’énormes blocs, rendant la marche lente et pénible. La gardienne nous montre l’itinéraire le plus pratique, en particulier le passage le moins évident, la jonction des deux glaciers.
Après une bonne nuit, report du lever, car une pluie continue martèle le toit métallique de notre abri. Mais la gardienne à 6heures 30, nous informe qu’une amélioration temporaire est annoncée jusqu’à midi, puis à nouveau des pluies fortes sont attendues. Il n’en faut pas plus pour nous décider à un départ rapide malgré les gouttes qui jouent du tambour sur la tôle. Petit-déjeuner vite pris, dans une atmosphère lugubre et sous la pluie nous entamons la première partie, la plus raide de notre itinéraire vers le Montenvers. Les échelles sous la pluie ne sont pas trop glissantes et de plus l’accalmie attendue se présente une fois sur la moraine.
Donc nous entamons la descente du premier glacier dans de bonnes conditions. Nous atteignons le point de jonction, on peut dire de friction des deux glaciers. En effet, lorsqu’ils se rencontrent, la rive droite de la mer de Glace et la rive gauche du glacier de Leschaux génèrent des pressions titanesques, qui lèvent en deux vagues successives d’immenses chaos de pierres instables, qu’il faut franchir un peu à l’intuition. Dans cette zone de conflit entre ces deux géants de glace, le terrain est totalement bouleversé. Nous nous déplaçons dans un enchevêtrement incroyable de glace et de gigantesques rochers, un véritable labyrinthe.
Cependant la gardienne nous avait donné une indication précise : viser une grosse pierre posée sur la seconde ondulation morainique. Mais des grosses pierres il n’y a que cela ! Cependant une grosse pierre carrée semble plus caractéristique que les autres et c’est sur elle que nous nous dirigeons. Effectivement une fois que nous y sommes arrivés, devant nous un cheminement assez évident nous permet de rejoindre la mer de Glace, qui n’est plus qu’un flot plat et tranquille de glace.
Devant nous la station du Montenvers se dessine. Nous visualisons bien l’ampleur de la décrue de la glace. Il est difficile d’imaginer ce lieu sans son glacier. Mais le phénomène risque de s’accélérer. En effet, plus il y a de pierres sur la surface de glace et plus la chaleur du soleil est emmagasinée, au lieu d’être réfléchie. Donc cette chaleur au sein même de la glace en précipite la fonte. À ce rythme, le plus connu des glaciers risque à court terme de ressembler au glacier Noir au pied des Ecrins. En effet, il se dénomme ainsi, car en été ce n’est plus qu’un immense fleuve de cailloux sous lesquels la glace se cache et n’est pratiquement plus visible.
Le soleil fait de belles apparitions parmi les nuages, nous gratifiant de magnifiques éclairages. La glace prend des teintes métalliques, qui donnent au lieu un air étrange d’autre planète. La montagne on peut la fréquenter depuis sa plus tendre enfance, elle ne cesse de vous surprendre et de vous apporter de grands bonheurs. Emmanuelle nous demande à Robert et à moi ce qui nous attire tant dans l’escalade de ces parois rébarbatives qui nous entourent. La réponse est simple et évidente : la joie d’enfant que nous avons éprouvée il y a cinquante ans lorsque nous avons caressé pour la première fois un calcaire ou un granite. Malgré le temps que nous pratiquons, l'habitude et la lassitude ne se sont jamais installées. Cette émotion, qui nous a submergés la première fois, est intacte. Elle n’a subi aucune érosion ou altération, et c’est tout surpris et pétris de bonheur que nous continuons à nous accrocher à ces aspérités de la Terre, même si la souplesse commence à nous abandonner!
Un dernier regard vers cette extraordinaire aiguille des Drus. Elle est entièrement parcourue de grandes zones grises, qui attestent de l’importance des éboulements qui l’affectent, une autre matérialisation du réchauffement planétaire. Dernièrement le fameux pilier Bonatti, escalade relatée comme un véritable exploit effectué pour la première fois et en solitaire en 1955 durant 6 jours par ce géant de la montagne qu’étati Walter Bonatti, a disparu. Est-ce un signe de la montagne ou du destin ? Ce gigantesque effondrement, faisant disparaître les traces de l’une des plus prodigieuses prouesses de l’alpinisme, a été concomitant avec la mort de son auteur survenue le 11 septembre 2011. Vous pouvez revivre cette grande aventure d’un homme seul face à un mur d’un kilomètre de haut, considéré comme infranchissable grâce au lien suivant : http://www.dailymotion.com/video/x7e664_walter-bonatti-au-pilier-des-drus-c_sport
Nous quittons la mer de Glace afin de rejoindre les échelles. Nous éprouvons quelques difficultés à trouver le passage le plus facile dans ce bouleversement minéral. Sans visibilité cela doit s’avérer franchement scabreux, heureusement ce n’est pas le cas. Nous voilà de retour à la station. Nous avons devancé la pluie qui cet après-midi sera particulièrement abondante. Après avoir fort bien déjeuné à l’hôtel-restaurant du Montenvers, bâtisse à la salle de restaurant magnifique, qui nous replonge à l’époque du début du XX siècle, nous entamons la descente par le train à crémaillère sous la pluie. Un superbe week-end s’achève. Il nous laissera à tous les cinq un merveilleux souvenir de ces montagnes, qui toujours par les émotions qu’elles suscitent nous remplissent de bonheur.
06:04 Publié dans escalade, montagne, Sport | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : leschaux, grandes jorasses, mer de glace, glacier, montenvers
19/08/2012
Oisans Sauvage Passion d'une vie
Oisans Sauvage Passion d'une vie
Le massif de l’Oisans restera pour moi cette région montagneuse privilégiée, que j’ai appris à connaître dès mon plus jeune âge, grâce à mon père, qui nourrissait une passion pour cette terre sauvage du Haut Dauphiné. Cependant, cette préférence ne tient pas à la précocité de ma découverte, mais bien aux caractéristiques extraordinaires de ce territoire. Sans vouloir les énumérer, je me contenterai de laisser courir l'écriture au fil des émotions, que fait naître cette région chez l'amoureux de la nature, de la montagne et des grands espaces.
Sa diversité liée à son immensité, en fait un massif aux multiples visages, du nord au sud, forts différents. Pour s’en convaincre deux points d’observation, l’un au nord le plateau d’Emparis, et l’autre au sud à partir de Champoléon, vous révèlent deux aspects opposés. Du premier endroit, le regard embrasse les extraordinaires faces nord de la Meije et du Râteau, parois sombres, auréolées de neige même au cœur de l’été, s’élevant majestueusement par delà de vastes glaciers chaotiques, bardés d’impressionnantes crevasses.
Du sud, au contraire vous découvrez une immense vallée sèche qui vient buter sur le Sirac et son interminable crête en dents de scie qui approche les 3500 mètres d’altitude. Là, au cœur de l’été tout n’est que roches arides, écrasées de chaleur. On pourrait s’imaginer dans un désert, bien loin de nos régions tempérées. Ces deux caractères d’une même région m’ont toujours fasciné. Le long de la Durance qui borde ces montagnes à l’est on est déjà dans le midi, presque en Provence. Le thym et d’autres herbes aromatiques embaument les chemins et les pierriers.
Par contre, lorsque vous descendez du col du Lautaret, les prairies et les austères parois vous rappellent que vous êtes dans les Alpes du nord, où règne une climatologie différente. Pourtant, il s’agit d’une même et unique région montagneuse, le massif des Ecrins ou de l’Oisans. Deux noms pour un même espace. Les Ecrins, car il s’agit du sommet culminant, et qui de plus dépasse les 4000 mètres. On l’appelait aussi, il y a fort longtemps le massif du Pelvoux, à l’époque on pensait, à tort, que ce sommet plus visible que les Ecrins était le point culminant. L’origine du nom Oisans, quant à lui, se réfère à la peuplade qui vivait dans ces contrées avant la conquête romaine. Deux dénominations pour une même région aux deux visages, rien de plus naturel !
Après avoir regardé ces montagnes de leur périphérie, rentrons en leur cœur. Deux vallées grandioses nous conduisent au centre de ce sanctuaire. D’un côté la vallée de la Bérarde et de l’autre celle de Vallouise. Tout en cheminant le long de chacune de ces routes remontant ces vallées, lentement les points de vue s’affinent et les grands sommets deviennent toujours plus imposants. Pêle-mêle, apparaissent la Meije, la Barre des Ecrins, l’Ailefroide, le Pelvoux, et de nombreuses autres éminences rocheuses ou neigeuses. Ces deux axes d’entrée sont en été très fréquentés. Mais, dès que vous vous éloignez des routes, des chemins et des rares escalades à la mode vous vous retrouvez seuls ou presque face à ces immensités de roche et de glace.
En matière d’escalade les usages et les pratiques ont évolué. Avec le développement d’une multitude de voies de varappe à proximité des routes en fond de vallée aussi bien à la Bérarde qu’à Vallouise, les grimpeurs désertent les grandes voies d’alpinisme. En effet, le jeu n’est pas le même. D’un côté un excellent rocher avec de très courtes marches d’approche, de l’autre de grandes parois austères aux approches interminables, souvent défendues par des glaciers particulièrement hostiles en été, lorsque la glace dure et dénudée de toute trace de neige barre l’accès au rocher. Pour se confronter aux premières, un lever tardif suffit, par contre pour aller à la rencontre des secondes, un réveil très matinal s’impose, suivi d’une gigantesque marche que l’on commence de nuit dans la caillasse. Ce départ aux aurores constitue un préalable indispensable, car l’expédition sera longue. Dans le premier cas, on est plus à la recherche du joli parcours technique, et dans le second plus à la quête d’une confrontation à la nature sauvage, par définition hostile à l’homme. Là, un jugement sûr et le sens de la lecture du rocher sont indispensables, afin de mettre de son côté de bonnes chances de réussite. Mais, il n’est pas question de juger une pratique à l’aune de l’autre. Cela me rappelle un débat sur le classement des sociétés humaines. La grand question étant : y-a-t-il des sociétés supérieures à d’autres ? Par définition la question est stupide, car chaque société se juge, et par conséquent classe les autres, en fonction de ses propres critères. On se mord très vite la queue dans ce genre de débat. Bien évidemment, la confrontation entre les sociétés et leurs modes de vie différents crée des mésententes voire des ruptures, mais je ne vais pas aborder ce sujet qui nous emmènerait très loin des montagnes.
Je reviens au cœur du massif de l’Oisans et tout particulièrement vers un groupe de montagnes que j’ai regardé depuis ma plus tendre enfance et dont je n’avais gravi jusqu’à ce jour aucun des sommets. Il s’agit de cette immense arête qui s’étire sur plusieurs kilomètres, dont les pointements frisent les 4000 mètres sans toutefois les atteindre. Tout au long de cette dentelle de pierre, on égrène des noms qui font rêver : Pelvoux avec ses deux cimes, Puiseux et Durand, le Pic Sans Nom (qui a quand même un nom !), le Coup de Sabre et la longue arête des Ailfroides avec leur terrible et sombre face nord-ouest, qui s’élève d’un jet sur 1,2 kilomètre de roche à pic. Cette immense vague de pierre domine le glacier noir, ainsi nommé car en été il est entièrement recouvert de débris morainiques, qui lui donnent cette couleur noire. Je l’ai à plusieurs reprises remonté les yeux levés vers ces pics acérés, presque inaccessibles, en songeant aux récits épiques des alpinistes qui les premiers se sont lancés à l’assaut de ces faces.
Sur l’autre bord de ce glacier j’avais il a déjà longtemps gravi deux montagnes célèbres, tout d’abord le pilier sud des Ecrins qui culmine à 4102 mètres, et le Pic Coolidge plus modeste avec ses 3775 mètres, mais qui constitue un belvédère de tout premier plan pour admirer les grands sommets qui l’entourent. Cela m’avait laissé, au cours de longues marches, tout le loisir de contempler ce décor extraordinaire.
Cet été, Christophe me propose d’aller escalader la face sud du Coup de Sabre. Cela fait déjà très longtemps que je n’ai pas fait une voie de cette ampleur en haute montagne. Certes, au cours de ces dernières années nous avons gravi ensemble des voies techniquement aussi difficiles, voire plus, mais qui ne nécessitaient pas une telle marche d’approche de plus de 1700 mètres et qui atteignaient une altitude plus modeste. Je me suis empressé d’accepter la proposition, et voilà comment nous nous retrouvons au village d’Ailefroide en partance pour le refuge du Sélé, lieu d’où nous partirons demain matin pour notre ascension.
Tout au long de ce parcours sur sentier en ce début d’après-midi de chaleur, des souvenirs anciens me reviennent en mémoire au fur et à mesure de notre progression. Je me souviens d’une magnifique course à ski de randonnée en direction de la pointe des Bœufs Rouges, par des conditions de neige fabuleuses, qui nous permettaient une progression rapide. Je me remémore aussi l’ascension du très étroit couloir du Pelas-Vernet, qui se cache au fond d’une faille profonde. Tout cela remonte à plus de trente ans, cependant les souvenirs sont très présents et précis. Certaines expériences vous marquent de façon indélébile au-delà des jours qui s’écoulent. Une vie est balisée un peu à la manière d’une côte dans le brouillard, ponctuée de phares afin de permettre la poursuite de sa route vers un futur peuplé d’incertitudes. Le temps passe vite !
Voilà aussi ce que je viens chercher en acceptant la proposition de mon guide. Je suis à la recherche du souvenir, faisant revivre des sensations fortes éprouvées dans ce massif montagneux, il y a déjà bien longtemps. Tout à ma réflexion, nous avançons rapidement et en deux heures et demie nous atteignons le refuge du Sélé. C’est la première fois que je m’y rends. Ces dernières années, je ne fréquentais plus trop les refuges, de peur de la surpopulation, entraînant des nuits très inconfortables, dans la chaleur des dortoirs et dans le bruit des ronfleurs. Mais les modifications des habitudes des randonneurs et des grimpeurs, ainsi que des conditions d’enneigement ont amené à une fréquentation beaucoup moins importante de nombre de refuges de haute montagne. Cela n’est pas pour me déplaire, bien que ce soit fort triste pour les gardiens de ces refuges, qui exercent ce métier avec conviction, un peu à la manière d’un sacerdoce.
Ce soir, nous sommes une petite dizaine, ce qui est très peu en pleine saison estivale. Une cordée part pour la traversée du col du Sélé. Etant donné le faible enneigement et la longue distance sur glace vive cette randonnée représente à mon sens un véritable calvaire. Très logiquement les candidats ne se bousculent pas. Deux grimpeurs envisagent une escalade dans la face sud de Sialouze, réputée pour son rocher de grande qualité, ce qui est tout à fait remarquable pour l’Oisans, dont la réputation est plutôt liée au rocher incertain. Un guide et son client ont jeté leur dévolu sur la voie normale d’Ailefroide. Avec ces derniers, à cinq heures du matin nous partirons ensemble, nos chemins étant communs les premières heures. Cela ne fait pas grand monde pour cette bâtisse à large capacité. Demain soir, au grand désespoir du gardien, ils ne seront que trois, alors que nous sommes presque au week-end du 15 août, traditionnellement l’un des plus fréquentés.
Le repas du soir sera animé, discussion intéressante sur la montagne et autres sujets à connotation plus professionnelle. Nous aurons droit à du chamois en sauce, je ne sais pas s’il a été braconné dans le coin ? A la fin du repas le gardien, fort sympathique, nous fera un sérieux appel pour nous offrir un génépi maison. Mais nous résisterons et ignorerons son invitation. En effet, il détient une fameuse réputation, dont certains grimpeurs ne se sont pas relevés, étant redescendus du refuge avec une sérieuse gueule de bois, en oubliant jusqu’à la paroi pour laquelle ils étaient venus !
4heures30 lever, petit déjeuner sans entrain avec du pain pour le moins plus très frais, agrémenté d’un peu de beurre et d’une minuscule portion de confiture. A ces moments très matinaux, la faim n’est pour le moins pas très forte. Je me force donc à engloutir quelques tranches de pain. Dans le refuge nous nous équipons de nos baudriers dans un léger cliquetis métallique, dû aux mousquetons qui s’entrechoquent.
Nous attaquons la marche d’approche de nuit. Très vite le chemin conduit dans de petites barres rocheuses. Seul le halo de la lampe frontale permet de discerner les quelques mètres qui nous entourent. Ces marches sur terrain raide de nuit, alors que l’on vient juste de se réveiller, que les muscles sont encore froids et les mouvements mal assurés, sont impressionnantes et pas toujours très agréables. Dans une nuit opaque on s’imagine se promener au-dessus de vides abyssaux, toujours un peu tendu à l’idée de faire un faux pas, qui vous précipiterait vers une mort probable. Il n’en faut pas plus pour que le cerveau se réveille franchement et que la vigilance devienne extrême, à la recherche de prises de pied et de main au milieu des ténèbres. Cependant ces marches de nuit, un peu à tâtons, entouré d’immenses parois dont on ne distingue que les gigantesques silhouettes noir d’encre, qui se dessinent sur les étoiles, font partie intégrante des émotions que l’on vient chercher dans ces quêtes de sommets de haute montagne. On avance dans sa minuscule bulle de lumière, un peu à l’aveugle au milieu de ce décor d’immenses parois peuplées d’à-pics que l’on côtoie, à la manière d’un funambule qui ne distinguerait pas toujours très bien le filin sur lequel il est en équilibre. Ces absences de références précises, au milieu d’ombres qui migrent et se modifient au fil de vos pas font naître des illusions qui peuvent procurer de vrais vertiges, les informations fournies par les yeux et celles fournies par l’oreille interne pouvant différer. Voilà ce que représentent pour moi ces départs nocturnes, sur ce qui n’est plus des chemins et pas encore de l’escalade à proprement parler.
Heureusement, le jour ne tarde pas à se lever et cela rend la progression plus agréable. Les montagnes révèlent enfin leurs formes véritables. Éperons, faces et étendues glaciaires se différencient lentement dans une pénombre de moins en moins intense. Le ciel passe du noir profond au bleu, et enfin une teinte rouge sombre prend le dessus. Ce rouge devient de plus en plus vif, et cède à son tour devant le jaune, annonce imminente de l’apparition du soleil. Les faces rocheuses, par leurs teintes, en commençant par le sommet et avec un certain décalage dans le temps, suivent l’éclairement amorcé dans le ciel. De noires, elles virent au gris puis le rouge à son tour passe par tous les dégradés, pour enfin déboucher sur la véritable couleur de ce gneiss de l’Oisans, qui révèle une multitude de couleurs de l’ocre au vert pâle dû à certains lichens, sans oublier le rouge couleur rouille généré par certains oxydes de fer. Les glaciers dévoilent leurs véritables conditions. Ayant pris de l’altitude nous pouvons les observer du haut. Très nettement les parties de glace vive tranchent par leur froide couleur métallique bleutée sur les parties enneigées, plus blanches, quoique saupoudrées de débris de poussière dus à l’érosion très active dans ces zones de fortes amplitudes thermiques.
Après avoir contourné un vaste éperon, nous dépassons l’ancien refuge. Cette apparition d’une époque révolue nous plonge une centaine d’années dans le passé. Nous nous attendrions presque à voir sortir quelques alpinistes à chapeau, chaussés de chaussures à clous et portant des cordes en chanvre. Mais non, rien ne bouge, seuls peut-être les esprits des premiers ascensionnistes de ces cimes de l’Oisans se cachent encore parmi ce décor fantastique ? Un vaste vallon se découvre, et devant nous se dressent l’Ailefroide, le Coup de Sabre, le Pic sans Nom et son avant-poste l’aiguille de Sialouze. Le lieu est étrangement calme, Alors que 1500 mètres plus bas la vallée grouille de touristes, nous sommes seuls à contempler ce spectacle de la montagne qu’incendie le soleil. Il fait bon, pas un brin d’air. D’un pas alerte nous franchissons les quelques centaines de mètres qui nous séparent du glacier. Lorsque nous l’atteignons, nous chaussons les crampons pour parcourir une glace dure mais heureusement peu raide. Rapidement elle cède la place à la neige, ce qui rend notre progression plus confortable. Plus nous approchons du pied de la paroi, plus elle nous semble immense du haut de ses presque 400 mètres. La neige se redresse en finale, alors que nous touchons au rocher.
Le départ de notre escalade n’est pas évident à trouver. En effet, on recherche toujours le premier piton qui indique le démarrage. Dans le cas présent il se situe à une quinzaine de mètres du sol et ne se distingue pas très bien. Christophe l’identifie cependant assez rapidement, après quelques tâtonnements dans une pente de neige raide. Nous soufflons, car le gardien nous a dit que la veille une cordée d’Anglais n’avait pas réussi à localiser le départ.
Nous enlevons nos crampons et nos chaussures de montagne, et enfilons nos chaussons d’escalade L’opération est assez aisée, car la neige fait un replat juste avant le rocher. Ce n’est pas toujours le cas, et parfois il faut faire tout un tas d’acrobaties dans une pente raide, en faisant attention de ne pas tomber et de ne pas laisser filer crampons ou chaussures dans la pente ou pire dans une crevasse. Rien de tel aujourd’hui, et c’est sans stress particulier que je me prépare.
Christophe attaque la première longueur et arrive à bout de corde sans avoir trouvé de vrai relais pour me faire venir. Assuré sur un seul piton il me demande de démarrer. Dans cette première longueur le rocher est constitué d’un granit sans grain assez glissant. La sensation est désagréable aux pieds, car justement ces derniers manquent d’adhérence. Mais l’escalade n’est pas trop difficile et le passage n’oppose pas de vraie difficulté. Après une vingtaine de mètres, je marque l’arrêt à mon tour, pour que Christophe reprenne sa progression à la recherche d’un vrai relais. Après une longue dalle à faible inclinaison, il trouve enfin ce qu’il cherche. Et tout au long de notre escalade, nous n’aurons plus de mauvaise surprise et les points d’arrêts sécurisés par au moins deux pitons se succéderont régulièrement. Après les cent premiers mètres, le granit glissant laisse soudainement la place à un joli gneiss coloré, au gros grain sur lequel les chaussons d’escalade font merveille.
La paroi est toujours très raide, pas très loin de la verticale, même par petites sections surplombante. L’itinéraire reste bien balisé par les pitons en place. Cependant ce rocher demande de la recherche dans le positionnement, car les prises bien souvent ne sont pas directes. Il faut alors recourir à des tractions en opposition sur des fissures que l’on prend latéralement ou par en dessous. Cela demande des efforts importants dans les doigts et les avant-bras. Pour moi qui n’ai pas un gros entraînement cela va virer dans la onzième et dernière longueur à la ‘ bagarre de rue’ et c’est à la limite des crampes dans les doigts que je vais me hisser sur ce sommet qui frôle les 3700 mètres d’altitude à un mètre près.
La vue y est saisissante de toutes parts. Là-bas au nord dans le lointain le Mont Blanc affiche sa silhouette, toute de blancheur, si caractéristique. Juste à nos pieds l’immense glacier noir déroule sa surface de cailloux. Juste en face la gigantesque face sud des Ecrins nous domine de plus de 400 mètres. Nous sommes encadrés le long de notre arête, d’un côté par le pic sans Nom et de l’autre par l’Ailefroide. Loin au sud le Sirac déploie sa grande crête si particulière. La fatigue a fait son effet et tout content de me trouver en ce lieu aérien, j’ai du mal à m’alimenter. Cependant je dois me forcer, car une longue descente en rappel nous attend. Bien souvent, les accidents arrivent au cours de ces manœuvres du fait du relâchement de la vigilance dû à la fatigue.
Christophe se lance dans le premier rappel, puis vient mon tour. Un dernier regard circulaire du haut de ce pic et je me laisse glisser le long de la corde. Ces opérations de descente sur un vide de plusieurs centaines de mètres sont toujours impressionnantes, bien que généralement techniquement faciles. D’où l’importance de ne pas se laisser gagner par la routine qui peut conduire à l’erreur, que l’on croirait impossible, et qui malheureusement se produit, même au détriment des plus forts. Et c’est ainsi que l’on se retrouve précipité dans le vide pour un dernier grand vol. Nos onze rappels se passent sans incident, si ce n’est une corde bloquée au cours du premier, et une petite manœuvre à quinze mètres du glacier, du fait de notre corde trop courte de cinquante centimètres pour rejoindre le dernier piton, ce qui a impliqué un petit pas d’équilibriste sans assurance.
Enfin nous voilà de retour sur la neige. Durant notre escalade la glace sous-jacente a bougé, et l’une de mes chaussures posée à même le sol s’est déplacée, enfoncée dans une petite dépression. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’elle soit précipitée dans la rimaye, profonde crevasse à la séparation de la glace et du rocher. Je n’ose imaginer comment j’aurais redescendu ce glacier avec une seule chaussure de montagne, les chaussons d’escalade, n’étant pas du tout, mais alors pas du tout prévus à cet effet. Mais la montagne s’est montrée encore une fois clémente à mon égard.
Il ne nous reste plus qu’à nous lancer dans une immense descente de 1700 mètres de dénivelé, en passant par le refuge, afin de retrouver la voiture tout en bas dans la vallée. A 19 heures nous atteignons le refuge. Plus que 1000mètres de dénivelé à descendre. Ils vont me sembler très longs. La montagne a été désertée par les randonneurs, montés pour la journée au refuge. Les chamois ont repris possession des lieux et ils ne sont pas farouches du tout. Nous les approchons à quelques dizaines de mètres et ils continuent sans trop d’inquiétude à brouter herbe et feuillage. Une mère et son petit, juchés sur une légère crête juste au-dessus du chemin nous regardent passer avec curiosité. La nuit nous surprendra dans la descente, que nous finissons par trouver interminable. Dans les passages en forêt, la pénombre se fait bien réelle. Enfin entre les troncs d’arbres, nous voyons apparaître les lumières du camping. Ça y est nous en avons fini, la voiture nous attend bien sagement. Il est 21heure30. Depuis cinq heures du matin, nous ne nous sommes pratiquement pas arrêtés et c’est avec plaisir que je m’assois dans mon véhicule. Il ne nous reste plus qu’à retourner à Gap qui est distante de 80 kilomètres. La nuit est particulièrement limpide et nous sommes le 11 août, période des pluies d’étoiles filantes. J’en verrai une belle alors que je conduis. Dernier petit clin d’œil de la nature au cours de cette journée bien remplie.
Alors que je suis rentré chez moi depuis deux jours, je prends le (vieux) guide du massif des Ecrins de Lucien Devies et Maurice Laloue. Pour moi ce livre de couleur rouge, édité en 1946, représente une véritable bible du massif. A le lire, c’est toute l’histoire de la découverte de ces montagnes que l’on suit. Les dessins des parois à l’encre sont très précis. Page 61, sur une demi-feuille le Pic Sans Nom, entouré de la Pointe Puiseux et du Pic du Coup de Sabre, affiche sa grandiose face nord. Le Pic du Coup de Sabre est dénommé Petit Pic Sans Nom. Une correction à l’encre bleue rectifie cette erreur d’appellation. Je reconnais cette écriture, c’est celle de mon père qui avait acheté ce livre en 1956. Je sais que son esprit est encore là-haut. Il m’avait demandé d’aller répandre ses cendres sur un sommet de la région. Il avait finalement changé d’avis, de peur que je prenne des risques en accomplissant ses dernières volontés. Cette rectification à l’encre bleue, d’une écriture ferme et droite, est la preuve, qu’au cours de cette plongée de ces deux derniers jours au cœur de ce sanctuaire, il était là, et qu’il participait à mon plaisir, bien que ma pratique de l’escalade extrême lui ait toujours provoqué une certaine crainte pour mon intégrité physique.
15:35 Publié dans escalade, expérience vécue, Sport | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ecrins, pelvoux, paroi, coup de sabre, refuge du sélé, escalade, glacier noir